Hans Erich Nossack, L'Effondrement
L’expérience de l’écriture chez Hans Erich Nossack est intimement liée à celle qu’il a faite, et les Allemands de sa génération avec lui, de la destruction par la guerre aérienne. Ou plutôt, sa deuxième expérience, car il en avait eu une première. Dans une postface de 1961 intégrée à ce volume, le critique littéraire Walter Boehlich raconte que ce fils de cafetiers auxquels il prêtait main-forte enfant comme adulte, devenu un « ouvrier un peu intellectuel » en étudiant à Iéna, avait entrepris la rédaction d’un journal, tenu pendant vingt-cinq ans. D’un côté, le comptoir, la vie sociale et familiale, les clients commerçants, ouvriers, employés ; de l’autre, les mots, la pensée de soi, la vie qui s’écrit – mais jamais dans le but de publier.
Du moins jusqu’au mois de juillet 1943, quand les bombes américaines et britanniques tombent sur le port et le centre-ville, ravageant les quartiers ouvriers de la rive est de l’Elbe. Un siècle après celui de 1842, le grand incendie de Hambourg dure plusieurs semaines, en pleine canicule, avec des températures démultipliant les effets de chaleur ; et pour Nossack, vingt-cinq années de mots disparaissent, restant inconnus des autres, peut-être même oubliés par leur auteur. Tout ce qu’aura écrit ce négociant en café disparaît à jamais.
Mais voilà que Nossack, âgé d’une quarantaine d’années, se remet à écrire à peine les bombardements terminés ; et, cette fois, il se montrera, il sortira de derrière le comptoir, qui a sûrement été ravagé lui aussi. La perte aurait pu mettre fin à ses aspirations littéraires ; c’est l’inverse qui advient : c’est à partir de cette perte-là qu’il va écrire. Il n’est plus question de tenir le journal de sa pensée, mais de rapporter un événement qui ne concerne pas que soi-même. En quelques semaines, Nossack rédige ce texte qui réussit à être tout à la fois très descriptif et méditatif. Il l’intitule, aussi sobrement que mystérieusement, Der Untergang (L’effondrement). C’est le premier de ses textes publiés, en 1948, trois ans seulement après la capitulation, alors que Hambourg commence à peine à se reconstruire.
Nossack ne laisse pas le temps faire son œuvre. Il écrit sur le vif, ce qui ne l’empêche pas de penser l’événement, de sentir que rien, pour ceux qui l’ont vécu, ne sera plus comme avant. La ville comme l’habitant ont déjà connu des alertes et des attaques aériennes, mais cette fois a eu lieu « quelque chose de tout à fait nouveau » : « c’était la fin ». Le tragique tient à ce que le nouveau n’ouvre à rien d’autre qu’à la destruction.
C’est aussi le point de vue de Nossack qui se révèle singulier. Contrairement, par exemple, au Victor Hugo des Choses vues ou à Stig Dagerman qui voit les ruines de Hambourg (Automne allemand, traduit par Philippe Bouquet, Actes Sud, 1980), il est témoin, il se sent certes « chargé de la mission d’en rendre compte », « en spectateur », mais il fait aussi partie des sinistrés dont il rapporte les réflexions, les discussions, les gestes. Il va rassembler ces places dans un « je » qui est lui et pas lui à la fois – c’est le premier mot, comme dans ses autres récits. Car, si sa maison est détruite, lui a survécu, indemne grâce à un départ à la campagne inopiné, deux jours avant l’attaque. Il revient chez lui tout juste après, au milieu de ceux qui fuient les quartiers bombardés, dont il fait une description impressionnante. C’est peut-être pour cela que le livre prend plutôt l’aspect d’un reportage vécu que d’un strict témoignage – car Nossack, avec humilité, ne peut témoigner que de ce qui est arrivé aux autres, restés en ville et sous les bombes.
« Nous n’avons plus de passé » : à cette phrase mène la disparition du mobilier, des différentes parties d’un immeuble, de tout ce qui non pas entourait mais faisait la vie. Pour en rendre compte, Nossack se situe au niveau de l’infime, du presque rien. Et soudain, les « choses accessoires » prennent une importance qu’elles avaient déjà sans qu’on le sût (« cette chaise longue tout à fait ordinaire pour le balcon ») et qui se révèle dans leur absence. Non parce que les objets rappelleraient le passé selon une nostalgie matérialiste, mais parce que, contrairement aux êtres qui ne sont plus là, ils disent en même temps le monde détruit et le peu qui en reste dans la mémoire : « Je ne sais combien de fois nous avons buté en pensée sur cette chaise longue et combien de fois nous nous sommes arrêtés devant elle. » Nossack remarque : « Les premiers jours, on ne pouvait obtenir aucune information précise ; ce qu’on racontait n’était jamais vrai dans les détails. » Contre cette défaillance, il documente la destruction par le menu. Ce qui en ressort est peut-être ce qu’il nomme « l’irremplaçable » et qui se définit par l’impossibilité d’être quantifié – car, ajoute-t-il, « tout ce qui peut s’exprimer en chiffres est remplaçable ». Et à chaque fois, la description de ces menus faits dérive vers quelque chose d’énigmatique qui défie le sens et la raison, et qui, peut-être, forme la vérité de l’expérience des sinistrés : « Nous n’avions pas beaucoup de temps, nous n’avions absolument plus de temps, nous étions en dehors du temps. Tout ce que nous faisions devenait à l’instant absurde. »
Parce que c’est un des rares textes à documenter le point de vue des sinistrés sur ces bombardements qui, comme l’avait perçu immédiatement Günther Anders avec Hiroshima, marquent la modernité du fait d’un effort technique dédié à la destruction totale, parce qu’il peut aussi intéresser quiconque souhaite se pencher sur l’expérience des populations en guerre parmi lesquelles on peut en un rien de temps passer du statut d’habitant à celui de réfugié, et connaître de nouvelles identités et communautés (« le destin commun nous rendait tous égaux »), L’effondrement constitue un document très précieux. Mais sa valeur est aussi politique et morale. On l’imagine mal publié sous Hitler : ici, aucun pathos de propagande, mais un relevé de la destruction qui ne convient guère aux manipulations politiques. Nossack écrit qu’il « ose aujourd’hui douter de la sincérité des mobiles de ceux qui nous alertaient de la catastrophe et nous exhortaient à nous y préparer », et sa solidarité va à la fois aux Allemands bombardés et aux aviateurs alliés abattus (voir la récente enquête de Claire Andrieu à ce sujet). Les sinistrés connaissent la vérité : la vérité, c’est l’idéal de destruction qu’est le IIIe Reich et qui prend aussi consistance dans « le bruit de mille huit cents avions », ce bruit qui « faisait de toute parole un mensonge ».
La redécouverte de ce texte est donc bienvenue. Cela dit, les lecteurs francophones n’avaient pas attendu longtemps pour découvrir Nossack en français. La traduction de L’effondrement par Denise Naville avait paru dès 1949 dans Les Temps modernes ; l’année suivante, Gallimard avait publié le recueil dont ce texte était issu, Interview avec la mort. Avaient suivi en 1955 Nekyia. Récit d’un survivant puis quatre autres livres. Mais si l’on peut se souvenir de Nossack et en particulier de L’effondrement, c’est surtout grâce à un autre écrivain allemand, ayant lui aussi parlé des bombardements, W. G. Sebald. L’auteur d’Austerlitz, né en 1944 dans les montagnes bavaroises, loin des villes bombardées, a commenté L’effondrement dans ses célèbres conférences sur le refoulé des écrivains allemands, dont l’énigmatique titre français, tiré d’un passage – De la destruction comme élément de l’histoire naturelle (traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau, Actes Sud, 2002) –, fait trop souvent oublier le titre original, bien plus direct (et moins ornemental !) : Littérature et guerre aérienne.
Pour Sebald, le texte de Nossack révèle les écueils de l’écriture allemande de l’après-Shoah. Comme son titre, L’effondrement est à double entente : n’échappant pas à la pente de l’abstraction, de la généralisation, de la réflexion métaphysique, une part de L’effondrement est symptomatique d’une tendance à dissimuler la violence vécue et les destructions subies derrière des effets esthétisants ou intellectualisants. Du bombardement, devenu pur symbole (il l’appelle souvent simplement « le feu »), Nossack fait souvent une Apocalypse, une punition divine, un acte de représailles d’une autorité supérieure jamais nommée. L’opération visant Hambourg ne s’appelait-elle pas « Gomorrhe » ?
Et pourtant, l’autre versant du texte le fait pencher vers l’observation du singulier, la consignation des faits, ce qui l’extrait fortement des textes contemporains. Comme le montre Sebald, Nossack est l’un des rares auteurs allemands, voire le seul avec Alexander Kluge un peu plus tard, en tout cas le plus précoce, à avoir dirigé son écriture à la fois contre la honte des vaincus et contre la haine des vainqueurs, mais aussi à y avoir intégré la difficulté morale du discours sur les morts des bombardements tout en montrant une véritable compassion pour ces victimes dont il était. Avoir été lui-même un sinistré n’enlève pas à Nossack ce que Sebald nomme son « idéal de vérité », son « objectivité dénuée de toute prétention », laquelle « s’avère, au vu de la destruction totale, la seule raison légitime de continuer à faire œuvre de littérature ». « À l’inverse, ajoute Sebald, tirer des ruines d’un monde anéanti des effets esthétiques ou pseudo-esthétiques est une démarche faisant perdre à la littérature toute légitimité. » La méditation vaut encore…
Cette « démarche » de Nossack est à entendre au sens propre, tant on peut l’imaginer marchant parmi les décombres modernes (et non les ruines romantiques) de Hambourg. On la voit à l’œuvre tout au long de ces quelques dizaines de pages, qui ne méditent pas avec mélancolie la chute d’un monde ou la beauté de la guerre (position d’un Ernst Jünger apercevant des bombardements à Paris) mais attestent plutôt d’un monde anéanti depuis le petit tas de briques, de planches et de souvenirs qu’il en reste. Ce fut aussi la démarche, à la même époque, de Jean Améry, de Leïb Rochmann, de bien d’autres. Les romans nous racontent souvent des mondes qui meurent mais, pour quelques hommes, devenus écrivains en devenant témoins, le roman n’était plus capable de le dire.
Pierre Benetti
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