Maurice Ronet, le grand mort du cinéma français
Etrangement, j'ai longtemps cru que le comédien Maurice Ronet était mort dévoré par des varans, ces énormes lézards préhistoriques, qu'il avait été filmés sur l'île de Komodo en Indonésie au début des années 70. Le 14 mars 1983, dans une chambre de l'hôpital Laennec, le feu follet du cinéma français s'éteint définitivement, dévoré cette fois-ci par une bestiole plus redoutable que les dragons indonésiens, un crabe qui lui rongeait les poumons depuis des mois. Pour évoquer Ronet, l'un de ses meilleurs amis, le cinéaste Jean-Charles Tacchella me donne rendez-vous chez lui, en région parisienne, non loin de la maison qui servit de décor au tournage du film culte Le Feu follet de Louis Malle, grâce auquel le comédien sera consacré. Le chaleureux réalisateur d'Escalier C se souvient que quelques jours avant d'abdiquer devant l'invité indésirable, Ronet, entre deux quintes de toux, lui a lancé en souriant : "Si je sors d'ici, je ne fumerai plus.". Alors que Tacchella s'apprêtait à quitter la chambre d'hôpital, le comédien ajouta : "Laisse la porte ouverte, ça me rassure." Au lendemain de sa disparition, le quotidien Libération rend hommage à l'acteur avec un titre ambigu : "Maurice Ronet : la mort d'un looser des sixties " Dans son éditorial, le critique de cinéma Serge Daney semble également perplexe et s'interroge : " Le temps d'une scène [dans Beau Père de Bertrand Blier], il imposait l'idée qu'après toutes ces années où on l'avait moins vu, il était "toujours très bien" et qu'à ce moment de sa vie et de l'évolution du cinéma français, il pourrait très bien commencer une seconde carrière, en un sens plus vraie que la première parce que définitivement lézardée. (…) Car avec l'âge, et sans qu'il ait perdu beaucoup de sa séduction, l'ombre qu'avait toujours projetée son personnage, avait pris le dessus, le rendant plus réel, enfin inquiétant. Le cinéma français d'aujourd'hui aurait sans doute eu besoin de lui, enfin. (…) Sans doute fut-il toujours ailleurs?"
Son double cinématographique, son frère d'armes et (presque) jumeau, Alain Delon, qui le tuera deux fois à l'écran ( dans Plein soleil et La Piscine) se confiera lors d'une interview : "Je n'ai pas encore digéré le départ de Maurice Ronet. Si tu demandes aux jeunes qui c'est, il n'y en même pas un seul qui sait. "Maurice Ronet, c'est quoi? Un politique?" " Un acteur (et cinéaste) de la nouvelle génération, Mathieu Amalric, avoue pourtant avoir été profondément marqué à l'âge de quinze ans par la prestation de Ronet dans Le Feu follet, le film de Louis Malle : "C'était Ronet que j'aimais. C'était vraiment mon James Dean." Dans un livre d'entretiens avec Hervé le Boterf, Ronet lui-même estime que comédien n'est pas un métier : "Ce n'est pas non plus une vocation… C'est un comportement." Pas une vocation certes, mais un atavisme familial : Ronet est un enfant de la balle. Il naît le 13 avril 1927 à Nice, l'enfant unique (déjà un statut à la mauvaise réputation) d'un couple de comédiens, Emile Ronet et Paule De Breuil. Né Robinet, patronyme difficile à porter pour un saltimbanque, il choisira le nom d'artiste de son père. Une ellipse syllabique qui fait la différence. Une enfance nomade à suivre les tournées théâtrales parentales, qui le poussera toute sa vie à refuser la possession et l'attachement aux objets qui pour lui renvoient au passé et face auxquels il éprouve de la claustrophobie. Encore adolescent, il fait ses débuts sur les planches dans une pièce de Sacha Guitry aux côtés de ses parents, puis suit les cours de théâtre de la rue Blanche avec Julien Bertheau, Maurice Donneaud et Bernard Blier, et ceux du Conservatoire dans les classes de René Alexandre, René Simon et Jean-Louis Barrault. Ronet confiera à le Boterf que "le Conservatoire n'a d'utilité que si l'on veut entrer à la Comédie-Française. Pour le reste, je le dis carrément, il ne sert à rien." En 1949, il débute enfin au cinéma dans Rendez-vous de juillet, un film de Jacques Becker où il donne la réplique à ses parents. Un faux début, les années suivantes, Ronet se consacre à la peinture encouragé par Georges Mathieu, le père de l'abstraction lyrique, et à l'écriture avec un essai sur le philosophe Kierkegaard et quelques romans dont il déchire aussitôt les manuscrits. Il épouse en 1950, la comédienne Maria Pacôme, le couple quitte Paris pour s'installer dans les Alpes-de-Haute-Provence comme artisan potier céramiste. Le mariage ne résistera pas longtemps à la précarité et à l'isolement de cette vie bucolique.
Après quelques apparitions épisodiques dans diverses productions cinématographiques, le comédien dilettante décroche son premier grand rôle en 1956, dans La Sorcière, un film d'André Michel, où il a pour partenaire la jeune et belle Marina Vlady. A l'époque, le "jeune premier" au physique avantageux espère que le métier de comédien lui permettra d'accéder à son rêve : faire de la mise en scène. L'acteur cinéphile ne se lasse pas de visionner les films de Griffith, Stroheim, Renoir, Fellini, Ford, Wells ou ceux des "oubliés" comme Jacques Feyder et Julien Duvivier. Las d'attendre la concrétisation de ses envies de réaliser, Ronet se lance à corps perdu de façon boulimique dans une carrière internationale de comédien. Entre 1949 et 1983, il jouera dans une centaine de films, soit environ une moyenne de 3 à 4 films par an! Ronet assume cette surexposition à l'écran quitte à se retrouver dans des films médiocres voire des nanars. Pour lui, un acteur qui ne joue plus est un acteur fini : "Je crois qu'il vaut mieux tourner même mal, que de ne pas tourner du tout. Un acteur qui ne tourne pas est un peu comme une voiture qui s'emballe au point mort. Je pense qu'il est préférable d'être le doyen des comédiens qu'un acteur dont on regrette la présence sur la scène ou l'écran." Ronet est ému par ces vieux comédiens qui ont été adulés par le public et finissent dans la misère, oubliés de tous, dans une maison de retraite pour gens du spectacle, comme celle du film bouleversant La Fin du Jour de Julien Duvivier. Le père de Maurice Ronet lui-même entrera dans la maison de retraite des artistes de Ris-Orangis, dont son fils le fera sortir grâce à ses premiers cachets de comédien. Ronet soutiendra également Robert Le Vigan, hypnotique et génial acteur de l'entre-deux-guerres, condamné à la Libération pour faits de collaboration. En 1956, à l'occasion du tournage de Section des disparus de Pierre Chenal, il rencontre le comédien paria exilé en Argentine qui survit de petits boulots et des subsides que lui envoient quelques amis acteurs qui ne l'ont pas oublié. Dans les dernières années de sa vie, Le Vigan songera à revenir en France pour entrer dans un hospice, mais ne se résignera jamais à faire le voyage du retour. Il se confiera à Maurice Ronet : "Je ne peux me faire à l'idée de finir mes jours auprès de pue-la-pisse qui vont me reprocher jour et nuit d'avoir été l'ami de Céline, surtout entre 1940 et 1944." Pour Ronet, le milieu du cinéma porte la honte d'avoir laissé mourir l'un des siens loin de son pays.
Lors d'une scène du film de Chenal où des acteurs-policiers tentent d'arrêter Ronet qui joue le rôle d'un hors-la-loi, au grand dam du réalisateur des gamins des rues de Buenos Aires se précipitent dans le champ de la caméra pour l'aider à se sauver. Cette anecdote de tournage inspire à Ronet une idée de film qu'il désire réaliser en Argentine. Le scénario de La Bocca (qui deviendra Le voleur du Tibidabo) est écrit en un mois avec la complicité de Tacchella. Dans ses mémoires en cours, le réalisateur de Cousin, cousine résume ainsi le film : "A la suite d'une méprise, un homme quelconque est pris pour un truand, il devient un héros aux yeux des exclus de la société. Le thème? On vous admire et on vous juge pour des raisons qui ne sont pas les bonnes. Maurice veut être à l'écran ce personnage, cet homme qui n'existe que par son image et il souhaite en profiter pour passer à la mise en scène. La Bocca sera une comédie dramatique picaresque avec des gags, une œuvre baroque." Ronet montre alors à Roger Nimier le découpage final de son film. L'auteur du Hussard bleu ne saisit pas les intentions de son ami et lui lance : "Si je comprends bien, tu essaies de refaire une version nouvelle de A bout de souffle." Ronet propose alors le scénario à tous les producteurs qu'il rencontre, en vain, aucun ne souhaite s'engager dans l'aventure malgré le succès en 1958 du film de Louis Malle, L'ascenseur pour l'échafaud (scénarisé par Roger Nimier), dans lequel le comédien joue le rôle principal. Une interprétation remarquée qui fait accéder Ronet au statut de comédien bankable pour les financiers du cinéma.
Depuis son divorce, l'acteur demeure dans une grande chambre d'hôtel parisien où il reçoit à l'heure de l'apéritif des amis dans le but d'organiser la soirée à venir qui se doit évidemment d'être exceptionnelle. On y croise Hervé Le Boterf (écrivain et biographe d'Harry Baur), Michel Aubriant (critique de cinéma), Claude Choublier (journaliste et scénariste) Christian Marquand (acteur), Alexandre Astruc (réalisateur), Antoine Blondin (journaliste et écrivain hussardien), Jean Douchet (historien et critique de cinéma), Jean Domarchi (critique de cinéma), Marc Dolnitz (acteur, décorateur et ami de Boris Vian), Jean Servais (acteur de théâtre et de cinéma) et Jean-Charles Tacchella (scénariste et réalisateur). Le plus trublion d'entre tous s'appelle Paul Gégauff, romancier rare, acteur épisodique et scénariste prolifique chez Chabrol, il écrira aussi le scénario de Plein soleil de René Clément dans lequel Ronet subit à nouveau la noyade par Delon. Le cynique et désinvolte Gégauff résumera ainsi le film : " C'est l'histoire, en gros, de deux pédés." Sa fin sera à l'image de sa vie tumultueuse. Gégauff meurt la même année que Ronet, assassiné par sa jeune compagne qu'il avait épousée sans conviction, à qui, selon la légende, il avait lancé : "Tue-moi si tu veux, mais ne m'emmerde pas!" Quant à Ronet fraîchement divorcé, il profite de sa nouvelle liberté avec intensité, il enchaîne les nuits blanches et les aventures amoureuses. Dans Les femmes de Jean Aurel, le personnage que joue Ronet monologue sur le plaisir sans cesse renouvelé de l'amour au pluriel : " Ce qui était merveilleux, c'est qu'elles étaient toutes différentes, sans ça, je me serais arrêté tout de suite. Avec chacune, je renaissais, c'était la vie qui recommençait, c'était tout qui recommençait, puisqu'elle ne ressemblait pas à l'autre. J'esquissais un nombre de vie d'autant plus exquis que je savais ne pas devoir les mener jusqu'au bout. Peu de femmes savaient résister à ma manière de me laisser fasciner par elles." Ronet n'est pas un "collectionneur" mais un grand séducteur à la recherche d'un impossible idéal amoureux, d'une femme à la hauteur de ses sentiments et qui respectera son besoin vital d'indépendance. Une position en l'amour qu'il définit par un "Ni avec toi, ni sans toi."
En 1958, il rencontre Anouk Aimé, un coup de foudre réciproque qui durera une année, quand Ronet, pour des raisons professionnelles, refusera qu'elle vienne le rejoindre en Italie sur le tournage de Plein soleil, la jeune femme s'éloignera de lui. Ronet poursuit sa carrière de comédien dans des rôles mortifères successifs (assassiné ou suicidé) : "Je suis probablement l'acteur français qu'on a fait mourir le plus souvent sur l'écran". Sa plus belle mort au cinéma, c'est Louis Malle qui la lui offre en le choisissant pour interpréter le rôle du suicidant Alain Leroy, dans Le Feu follet, adaptation cinématographique du roman homonyme de Drieu la Rochelle, qui raconte les derniers moments de son ami Jacques Rigaut, poète dandy désengagé à l'humour froid et insolent qui mit fin à ses jours en 1929, à l'âge de trente ans, en se tirant une balle dans le cœur. Malle fait appel à l'écrivain Roger Nimier pour coécrire le scénario, une collaboration avortée par la disparition du romancier dans un accident de voiture. Par crainte d'être influencé, Ronet ne veut pas lire le livre de Drieu, le scénario de Malle l'enthousiasme, il se reconnaît dans ce personnage d'anti-héros flétri prématurément par l'échec et l'alcool, qui inscrit la date de son suicide sur le miroir de sa chambre de clinique, où il subit une cure de désintoxication. Pour les besoins du rôle, le comédien grand buveur accepte de perdre vingt kilos et propose au réalisateur de ne pas surjouer avec la tonalité dramatique inhérente à son personnage, mais de l'aborder plutôt sous l'angle d'un sourire amer. Le film s'ouvre avec des très gros plans scrutateurs sur les visages des comédiens enlacés sur un lit, qui s'observent en silence. Dès ces premières images, le spectateur est cloué à son fauteuil, subjugué par "l'admirable visage froissé" de Ronet qui semble porter la marque tragique de sa condamnation à mort. "Prix d'honneur pour Maurice Ronet, écrira le critique Jean-Louis Bory (suicidé lui-même par arme à feu en 1979), sur les épaules de qui repose le film." A la sortie du film en 1963, la presse est unanime pour saluer l'interprétation magistrale de Ronet. Dans sa préface à l'édition du dialogue du film, l'écrivain Antoine Blondin avoue avoir été ému jusqu'aux larmes lors de la projection du Feu follet : " Ce film où l'on entend battre des cœurs qui ne s'accordent plus, nous révèle à chaque instant dans un murmure que quelqu'un, quelque part, pense à nous. Il ne s'agit même plus de nouer avec un personnage romanesque ces liens d'amitié qui sont le duvet des œuvres d'art, il ne s'agit même plus d'être l'ami d'Alain, nous sommes Alain." Le film choisi pour représenter la France à la Mostra de Venise est longuement ovationné par le public. Debout à côté du réalisateur, Ronet sous le coup de l'émotion n'arrive pas à dominer le tremblement de ses mains. Malgré ce triomphe, le film rate de peu le Lion d'or et obtient le Prix spécial du jury. Ronet pourtant favori pour le prix de la meilleur interprétation masculine repart de Venise les mains vides.
Le Feu follet reste l'un des plus beaux films du cinéma français du XXème siècle. Terriblement efficace et profondément anxiogène. Même s'il est totalement satisfait du résultat, Louis Malle ne considère pas Le Feu follet comme son meilleur film et semble lui-même dépassé par le mystère de ce chef-d'œuvre cinématographique touché par la grâce de la première à la dernière image. Concernant l'interprétation de Maurice Ronet, le réalisateur considère à juste titre qu'il s'agit du meilleur rôle de toute sa carrière : "Il y avait un rapport très fort entre le personnage et lui; il était incroyablement émouvant." Louis Malle reçoit également de nombreuse lettres de félicitations dont celle du frère de Drieu : "Je regrette que vous n'ayez pas eu le Lion d'or. Votre film est beau et d'une émotion intense. Pour moi, Le Feu follet marque une date. Pour la première fois, une tragédie m'a bouleversé au cinéma et avec les moyens les plus simples, preuve de grandeur. Plus je pense à votre film, plus je comprends à quel point il est dans l'esprit de mon frère. Je n'oublie pas Maurice Ronet dont le ton m'a étrangement rappelé les hommes de 1930 et mon frère lui-même." Suite à une projection du film, Michel Déon prend aussi la plume pour exprimer son émotion en quelques lignes : "Ce que vous avez fait du Feu follet, je n'ose pas en parler. J'en suis, le lendemain encore, tout imprégné, presque paralysé. C'est votre film le plus fort." Dans ses entretiens avec le Boterf, Ronet évoquera l'aspect presque chamanique de son interprétation d'Alain Leroy :" Je me souviens ainsi qu'un jour où je tournais dans Feu follet, j'ai dû demander à Louis Malle d'arrêter les prises de vues pendant une heure tant j'étais paralysé. Il s'agissait pourtant d'une séquence où je n'avais pratiquement rien à faire. J'étais seul dans l'appartement de mon personnage, en train d'écrire et de jouer négligemment avec les objets placés sur le bureau. Je n'avais aucune phrase à prononcer. Je n'ai pas fait un geste. Pourquoi? Peut-être parce qu'il émanait une puissance magique du personnage que j'incarnais, et que la communication ne pouvait avoir lieu à ce moment-là."
Louis Malle sait que sans Ronet son film n'aurait probablement pas eu le même succès. Pour le remercier, il décide de produire avec son frère, Vincent Malle, le film que rêve de réaliser Ronet. Pour des raisons financières, les producteurs demandent au comédien de tourner son film en Espagne, pays où le comédien est populaire. Ronet choisit Barcelone dont les décors naturels correspondent au film baroque qu'il veut réaliser. La colline de Tibidabo qui domine la ville donnera son nom au film : Le Voleur du Tibidabo. En mai 1964, Ronet s'installe à Barcelone avec sa nouvelle compagne Anna Karina qui vient de se séparer de Jean-Luc Godard. La comédienne a accepté d'être l'héroïne du film. Le dialoguiste Remo Forlani et Jean-Charles Tacchella viennent les rejoindre pour peaufiner le scénario. Les sept semaines de tournage se déroulent sans accrocs dans une ambiance joyeuse. Après montage, le film dure trois heures vingt, beaucoup trop long pour une distribution commerciale. Ronet est obligé de couper des séquences entières, ce qui nuit au rythme du film. Pour sa sortie en France prévue en février 1965, la production hésite entre la version originale espagnole sous-titrée en français et une version doublée en français. Contre l'avis de Tacchella, la version française est choisie. Le film est un échec dont Ronet se remettra difficilement. La critique ne comprend pas ce que Ronet a voulu dire avec ce film qui leur paraît comme un objet cinématographique non identifié. Quelques rares critiques sont plus clairvoyants : "Le propos essentiel est moins de faire rire que de convaincre les spectateurs que le monde n'est que mensonge et absurde. Que pour guérir ces deux maladies modernes, il est d'autres remèdes que le désespoir : à savoir l'évasion dans la fête, le déchainement, la fantasia". (Henry Chapier) Après l'incontestable réussite de Ronet dans Le Feu follet, la critique est déconcertée par son film, dans une interview avec Denise Glazer, Ronet fera un rapprochement entre les deux films : " Il y a une certaine parenté entre les deux personnages, la même solitude, le sens de l'échec, le sens de l'absurde, et tous les deux cherchent à sortir de cet absurde, l'un en riant, l'autre en se suicidant. Le paradoxe était trop énorme." Dans un autre entretien, Ronet évoque comme source d'inspiration, La Symphonie des brigands, un film méconnu du cinéaste autrichien Friedrich Feher, une œuvre baroque et onirique réalisée en 1936 : "Ce film m'a particulièrement impressionné sur le plan de la mise en scène. C'est à lui que je pensais quand j'ai réalisé en Espagne Le Voleur du Tibidabo. Les critiques n'ont pas très bien saisi le sens de cette référence. La Symphonie des brigands est un film qui avait quarante ans d'avance."
Meurtri par l'insuccès de ce premier film, Ronet se retire dans sa maison provençale de Bonnieux qu'il vient de restaurer. Une installation qui coïncide avec sa séparation d'avec Anna Karina. Le comédien reprend alors sa vie festive et organise des asados géants (barbecue argentin) dans son jardin en compagnie de ses amis parisiens. On y croise entre autres les scénaristes Claude Choublier, Fernand Pluot, Paul Gegauff, Yvan Bostel, Henri-François Rey, les critiques de cinéma Michel Aubriant, Jean Douchet, Jean Domarchi, le réalisateur Vittorio Caprioli et le journaliste Jean-Pierre de Lucovich. Ronet invite également ses amis qui vivent toute l'année dans le Luberon comme le réalisateur Jean-Charles Tacchella, l'écrivain Jean-Paul Clébert (auteur du mythique Paris insolite), le peintre Eugène Cambi, l'ex-propriétaire d'un célèbre club de jazz parisien Paul Lavigne, le poète Jacques Lancien et une peintre de Montmartre Luce Decoppet. Sous le ciel étoilé de Provence, Ronet lit à ses invités des extraits de ses œuvres littéraires préférées : Au-dessous du volcan, le roman culte de Malcom Lowry, les récits du conquistador Diaz del Castillo, la pièce qui évoque le mythe de Don Juan Miguel de Mañara du dramaturge Oscar Venceslas de Lubicz-Milosz et l'œuvre du romancier américain Herman Melville, auteur de prédilection du comédien. Quand les lectures s'achèvent, on écoute jusqu'à l'aube des disques de Georges Brassens et de Charles Trenet, entrecoupés d'enregistrements de Céline, pour lequel Ronet a une profonde admiration. Lors de ses séjours à Paris dans son appartement de l'avenue de Lowendal, Ronet organise des projections de films comiques avec Buster Keaton, Laurel et Hardy et Harry Langdon. De 1965, jusqu'au début des années soixante-dix, le comédien augmente sa filmographie avec des dizaines de films dont les plus marquants sont : Trois chambres à Manhattan de Marcel Carné (1965), La Piscine de Jacques Deray (1969), Raphaël ou le Débauché de Michel Deville (1971).
En janvier 1972, les disparitions successives de sa mère et de son ami Michel Aubriant, poussent Ronet à précipiter son voyage en Indonésie pour réaliser un vieux rêve : filmer les dragons de Komodo. Ronet ramène de cette aventure un livre L'Île des dragons dans lequel il raconte les nombreuses péripéties de ce voyage périlleux et un film Vers l'île des dragons dont il montre un premier montage à son ami Tacchella qui témoigne des intentions du comédien-réalisateur : "Ce qu'il a voulu faire avec ce film, c'est plus qu'un documentaire. Une allégorie sur le début ou la fin du monde. Aucun commentaire. Pas un mot sur la bande son. Rien qu'une musique : "La création du Monde" de Joseph Haydn." Le film reçoit un bon accueil à Paris, mais sa durée (une heure) ne facilite pas son exploitation cinématographique, à contrecœur Ronet accepte de le raccourcir. Avec la complicité de l'écrivain Dominique de Roux qu'il vient de rencontrer, Ronet tente de vendre son film sur les varans indonésiens à la Télévision Suisse Romande lors d'un week-end mémorable à Genève. De Roux présente Ronet à un couple d'amis genevois, Geneviève et Victor Armleder qui organisent une grande soirée de présentation du film à l'hôtel La Réserve au bord du lac Léman. Geneviève Armleder témoigne en riant de cet heureux fiasco : "Maurice et Napo [Napoléon Murat, ami intime de Ronet] n'ont pas dessaoulés de tout le week-end, ça été une cascade de fous rires, très arrosés, autour de ce film, avec ces varans qui apparaissaient sur l'écran, ce fut une soirée totalement surréaliste. Le film n'a pas été pris par la Télévision Suisse Romande, son directeur de l'époque René Schenker qui était très carré, très Suisse, était ahuri qu'on ait fait tout ce ramdam pour voir quatre varans sur une plage, avec un peu de musique et sans texte. Maurice Ronet m'a laissé l'impression d'un grand séducteur avec beaucoup de charme, qui aimait beaucoup rire, qui aimait en même temps beaucoup se moquer des autres, mais il y avait aussi quelque chose de suicidaire dans son regard, de désespéré, c'était le Feu follet." Dans l'euphorie, Maurice Ronet et Dominique de Roux décident de monter avec le soutien financier des Armleder une société de production à Genève. L'un des rares projets de cette société à voir le jour sera un documentaire sur la guerre au Mozambique co-réalisé par Ronet et de Roux. Quelques témoignages recueillis par Jean-Luc Barré, biographe de Dominique de Roux, évoquent cette insolite aventure en Afrique australe. Patrick Chauvel, le caméraman de la joyeuse équipe se souvient de l'amitié indéfectible entre Ronet et de Roux, mais également de leurs perpétuelles engueulades. Bien que la situation soit dangereuse et tendue, Ronet garde son sens de l'humour en menaçant de se suicider "parce qu'il n'avait pas été reconnu par le général Kaulza de Arriaga." Malgré tout, Ronet prend au sérieux ce reportage qu'il ajoute à sa filmographie en tant que réalisateur.
Malgré l'échec commercial de son film sur les varans du Komodo, Ronet n'abandonne pas la mise en scène. Un projet lui tient particulièrement à cœur : l'adaptation cinématographie de la fameuse nouvelle Bartleby d'Herman Melville, dont le personnage, un copiste-employé de bureau devient le héros du renoncement et de la résistance passive, en ne cessant de répondre à toutes les sollicitations de son patron par la formule incantatoire : "I would prefer no to", "J'aimerais mieux pas" ou "Je ne préférerais pas". Après avoir sollicité en vain des producteurs de cinéma, Ronet se tourne alors vers Marcel Jullian, président de la chaîne de télévision Antenne 2, qui accepte le projet. Le comédien s'identifie de façon obsessionnelle au personnage abstentionniste de Bartleby qu'il désire lui-même interpréter : "Pour éliminer cette obsession, je faisais des essais avec d'autres comédiens et, naturellement, ils ne me plaisaient jamais puisque, inconsciemment, je ne voulais que moi en Bartleby. Heureusement, le temps a passé, je n'ai plus eu l'âge, le physique, le moral. J'ai été libéré quand j'ai pu enfin accepter qu'un autre, Maxence Mailfort, jouerait ce personnage." L'employeur de Bartleby chez Melville était un notaire, chez Ronet c'est un huissier joué par Michael Lonsdale "parce que l'huissier est un homme qui saisit les objets sans les connaître." Les deux autres employés de bureau, sorte de bouffons beckettiens, sont interprétés par Maurice Biraud et Dominique Zardi. Le film diffusé sur Antenne 2 en décembre 1976, sera primé au festival de télévision de Monte-Carlo. La critique unanimement enthousiaste défend les qualités de l'adaptation et demande même que le film soit projeté dans les salles de cinéma. Pendant plusieurs mois du printemps 1978, le film tiendra l'affiche au studio des Ursulines à Paris. Max Dumas dans Le Quotidien de Paris souligne la réussite de Ronet comme réalisateur : " Un très beau film aux résonances philosophiques, mais évitant l'écueil du didactisme, à la limite du fantastique, d'autant plus impressionnant qu'il est le reflet d'une aliénation, dont la seule possibilité de s'échapper semble être définitivement la mort." La Quinzaine Littéraire consacre deux pages au film : "cette œuvre austère et poignante, aussi fascinante que le texte qui l'a inspiré. Le Bartleby de Maurice Ronet est très proche de certains films de Losey comme The Servant et Mr. Klein." La revue publie également un entretien avec le réalisateur : "Le film que j'ai tourné, je sais ce que c'est : l'histoire d'un homme qui, un matin, se réveille, a une idée dans la tête qui ne le lâche plus et qui va le perdre. L'huissier est aussi le père de Bartleby. Il le protège envers et contre tout. Il y a une addition qui n'est pas de moi mais du poète Milosz : c'est la dernière phrase de l'huissier, tirée de Miguel de Mañara : "Que savez-vous de votre douleur en moi?" C'est pour moi la phrase même de l'identité chrétienne - mais elle arrive trop tard : Bartleby est mort." Ronet tient sa revanche, mais ce succès ne lui permet pas d'arrêter de tourner des "stupidités" où le métier d'acteur devient pour lui un calvaire.
Sa carrière de comédien connaît tout de même une embellie avec Mort d'un pourri, un film de Georges Lautner, scénarisé par Michel Audiard, dans lequel il retrouve Alain Delon. En 1977, paraît le livre d'entretiens avec Hervé le Boterf, où Ronet avoue avec amertume qu'il souffre de ne pas avoir un foyer : "J'ai le sentiment que j'ai vécu en pure perte et que j'étais un homme sans avenir. Je ne suis pas un cadeau à faire à une femme. J'aurais trop peur de ne pas être à la hauteur de la situation. Avoir un enfant, ce doit être merveilleux! Mais maintenant, à mon âge? Je ne verrai pas grandir mon fils, et puis il y aurait une trop grande différence d'âge entre nous." Le livre s'achève sur une touchante postface, rédigée par Ronet, intitulée "Sur la condition du célibataire" : "Depuis que j'ai fait ces quelques confidences, il est survenu un événement capital auquel je ne m'attendais plus. Quelqu'un a bien voulu prendre en charge cet héritage pourtant lourd à porter." Ce "quelqu'un" s'appelle Joséphine Chaplin, fille de Charlie Chaplin, que Ronet avait croisée en 1972 sur le plateau de L'odeur des fauves de Richard Balducci, puis retrouvée en 1977 sur le tournage d'un film du cinéaste excentrique Jean-Louis van Belle. En 1980, le couple aura un enfant, un garçon : Julien. Peu de temps après la naissance de son fils, un journaliste demande à Ronet s'il est devenu un père de famille modèle : "Non, pas du tout. Il faudra lui demander quand il sera plus âgé, mais je ne pense pas être un père de famille modèle. Je suis complètement dépassé par la situation, étant donné que c'est mon premier enfant et que j'ai trop attendu pour devenir père, je me suis presque fait un petit-fils. Je n'ai pas changé d'opinion, je suis toujours convaincu que le père doit être une espèce de catalyseur autour duquel les choses s'organisent. Je ne pense pas qu'on ait arrangé quoi que ce soit, en créant les «nouveaux pères»! C'est-à-dire des pères qui font la cuisine et qui langent le gosse. Moi, je ne sais pas comment on fait, j'aurais peur de le casser! Non, je suis décidément un... ancien père!"
Entre deux films, Ronet trouve le temps de réaliser pour la télévision deux épisodes d'une série d'après les Histoires extraordinaires d'Edgar Poe et l'épisode d'une autre série "Histoires insolites" d'après une nouvelle du romancier américain William Irish. Durant les dernières années de sa vie, Ronet fait la tournée des producteurs pour les convaincre, sans succès, de financer deux films qu'il souhaite réaliser. Une adaptation du roman La mer de l'écrivain allemand Bernhard Kellermann, dans lequel le comédien voit "l'histoire d'un homme qui veut se retirer du monde, histoire d'un amour et d'une amitié impossibles." Ronet avait découvert Kellermann par un de ses auteurs de chevet, Céline, qui lui-même admirait ce chef-d'œuvre de la littérature maritime paru en 1910. Le second film que veut réaliser Ronet est l'adaptation pour la télévision de la thèse de doctorat en médecine de Céline, consacrée au médecin obstétricien hongrois Semmelweis qui, pour avoir compris au 19ème siècle l'importance capitale de l'hygiène lors des accouchements, fut rejeté par ses pairs et mourut interné dans un asile. Pour l'auteur du Voyage, le médecin visionnaire est un martyr, victime de l'ignorance et de la bêtise humaine. "Semmelweis était en avance sur son temps, témoigne Ronet. Je veux montrer qu'une vérité, aussi évidente qu'elle soit, ne peut pas être dite si elle n'est pas dans son temps. Et je veux traiter de l'intolérance.
Durant l'été 1980, suite à une chute en moto, les médecins découvrent sur les radios des côtes cassées, qu'un cancer a envahi l'un des poumons de l'acteur. Après deux opération, Ronet récupère vite, continue à faire du cinéma (avec Dewaere dans Beau-Père de Blier, dans La Balance de Bob Swaim), file en Espagne dans sa décapotable, apprend à piloter un avion… Un chant du cygne qui ne dure pas. Juste avant de retourner à l'hôpital, Ronet apprend que la télévision refuse de produire son Semmelweis. "Si je tournais, je ne serais pas malade!", confie-t-il à son ami Tacchella. Le 15 mars 1983, Le Quotidien de Paris titre : "Le feu follet est mort". Peu de temps après sa disparition, Ronet apparaît une dernière fois sur l'écran dans l'ultime film de Roger Vadim : Surprise-party. "Maurice s'est moins économisé que moi, témoigne Jean-Charles Tacchella. Cela donne raison à Nicolas Chamfort qui écrivait : "Les passionnés ont vécu, les raisonnables ont duré". Maurice était le passionné, et moi, le raisonnable. Je ne le savais pas ."
Jean-Luc BITTON
P.S. : Je tiens à remercier Mathieu Amalric qui fut l'initiateur de ma rencontre avec le réalisateur Jean-Charles Tacchella, à qui j'exprime particulièrement ma gratitude pour son aide précieuse dans le "dossier" Ronet, sans oublier Geneviève Armleder qui m'a confié ses souvenirs au café Remor à Genève.
Dossier paru dans le numéro 5 de la revue Schnock
Hiver 2013
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