Essai sur l'inégalité des races humaines, d'Arthur de GOBINEAU

 



           Cet essai de 1853 de Joseph Arthur de GOBINEAU (1816-1882) constitue le type même d'oeuvre qu'il faut lire pour se rendre compte réellement de la source d'inspiration de nombreux racismes. En langage stratégique, en faire la lecture, c'est connaître mieux l'ennemi. et de façon plus générale, c'est aussi prendre conscience qu'un bon style littéraire joint à une présentation scientifique de lieux communs éloignés de la réalité peut faire d'importants dégâts dans la connaissance de cette réalité. Et aussi comment une oeuvre déjà à prétention scientifique peut être détournée de l'esprit de son auteur, ici d'un pessimisme si radical qu'il en empêche toute prescription et même toute action politique de type raciste, beaucoup plus moderne finalement que ses contemporains.
L'histoire des théories d'Arthur de GOBINEAU pourrait être bien celle de leur déformation sous l'influence des milieux wagnériens de la fin du XIXe siècle, notamment celle de l'eugéniste Houston Stewart CHAMBERLAIN (1855-1927), principal inspirateur d'Adolf HITLER  (1899-1945) et celle de l'anthropologue et philosophe allemand Ludwig WOLTMANN (1854-1907).
     Influencé par le pessimisme de Lord BYRON et de SCHOPENHAUER, son Essai s'inspire surtout d'une longue tradition de racisme occidental. Le diplomate français (nommé ambassadeur en Grèce en 1864), proche d'Alexis de TOCQUEVILLE qui ne partageait pas ses idées mais qui était séduit par ses qualités d'homme, est surtout l'auteur d'une oeuvre littéraire, de romans comme Scaramouche (1943), Adelaïde (1869), Souvenirs de voyage (1872), Les Pléiades (1874) ou Nouvelles asiatiques (1876).

         Édité en 1855 dans sa version définitive, l'Essai sur l'inégalité des races, se compose de six livres : Considération préliminaires, définitions, recherche et exposition des lois naturelles qui régissent le monde social ; Civilisation antique rayonnant de l'Asie Centrale au Sud-Ouest ; Civilisation rayonnant de l'Asie Centrale vers le Sud et le Sud-Est ; Civilisations sémitisées du Sud-Ouest ; Civilisation européenne sémitisée ; La civilisation occidentale.

         Le premier livre est subdivisé en 16 chapitres et les titres, s'ils donnent le ton ne doivent pas arrêter le lecteur, qui risque de s'en faire une idée superficielle, comme l'ont fait de nombreux auteurs : pour les quatre premiers, par exemple, nous pouvons lire : La condition mortelle des civilisations et des sociétés résulte d'une cause générale et commune ; Le fanatisme, le luxe, les mauvaises moeurs et l'irréligion n'amènent pas nécessairement la chute des sociétés ; Le mérite relatif des gouvernements n'a pas d'influence sur la longévité des peuples ; De ce qu'on doit entendre par le mot dégénération du mélange des principes ethniques et comment les sociétés se forment et se défont... Arthur de GOBINEAU entend faire une oeuvre qui englobe l'évolution des sociétés humaines, recherchant la principale cause de la croissance et du déclin des civilisations.
      Après avoir examiné dans ces trois premiers chapitres les maux que sont le mauvais gouvernement, le fanatisme et l'irréligion dont il ne minimise pas la gravité, Il affirme dans le quatrième que "si ces malheureux éléments de désorganisation ne sont pas entés sur un principe destructeur plus vigoureux, s'ils ne sont pas la conséquence d'un mal caché plus terrible, on peut rester assuré que leurs coups ne seront pas mortels, et qu'après une période de souffrance plus ou moins longue, la société sortira bien de leurs filets peut-être rajeunie, peut-être plus forte".
Qu'est-ce donc ce principe destructeur, ce mal terrible? C'est la dégénération : "les nations meurent lorsqu'elles sont composés d'éléments dégénérés". Mais qu'est-elle? "Je pense donc que le mot dégénéré, s'appliquant à un peuple, doit signifier et signifie que ce peuple n'a plus la valeur intrinsèque qu'autrefois il possédait, parce qu'il n'a plus dans ses veines le même sang, dont les alliages successifs ont graduellement modifié la valeur ; autrement dit, qu'avec le même nom, il n'a pas conservé la même race que ses fondateurs ; enfin, que l'homme de la décadence, celui qu'on appelle l'homme dégénéré, est un produit différent, au point de vue ethnique, du héros des grandes époques. Je veux bien qu'il possède quelque chose de son essence : mais, plus il dégénère, plus ce quelque chose s'atténue. Les éléments hétérogènes qui prédominent désormais en lui composent une nationalité toute nouvelle et bien malencontreuse dans son originalité ; il n'appartient à ceux qu'il dit encore être ses pères, qu'en ligne très collatérale. Il mourra définitivement, et sa civilisation avec lui, le jour où l'élément ethnique principal se trouvera tellement subdivisé et noyé dans des apports de races étrangères, que la virtualité de cet élément n'exercera plus désormais d'action suffisante. Elle ne disparaîtra pas, sans doute, d'une manière absolue ; mais, dans la pratique, elle sera tellement combattue, tellement affaiblie, que sa force deviendra de moins en moins sensible, et c'est à ce moment que la dégénération pourra être considérée comme complète, et que tous ses effets apparaîtront." 
Il s'agit, pour l'auteur, d'un véritable théorème qu'il s'agit de démontrer...  Et tout de suite, il s'interroge : "Y-a-t-il entre les races humaines des différences de valeur intrinsèque réellement sérieuses, et ces différences sont-elles possibles à apprécier?"  Mais auparavant, il veut indiquer quelles sont les tendances qui opèrent lorsque deux races se trouvent côte à côte.
     Il considère, admettant la répartition d'un nombre très important d'hommes à travers toute la Terre dans des conditions de vie les plus contrastées, "qu'une partie de l'humanité est, en elle-même, atteinte d'impuissance à se civiliser à jamais, même au premier degré, puisqu'elle est inhabile à vaincre les répugnances naturelles que l'homme, comme les animaux, éprouve pour le croisement."
Mettant en scène une conquête de terres habitées par une autre race par des hommes énergiques, Arthur de GOBINEAU estime qu'une fois conquise une vaste surface, pas seulement pour du maraudage mais pour l'occuper, une véritable nation est née. "Souvent alors, pendant un temps, les deux races continuent de vivre côte à côte sans se mêler ; et cependant, comme elles sont devenues indispensables l'une à l'autre, que la communauté de travaux et d'intérêts s'est à la longue établie, que les rancunes de la conquête et son orgueil s'émoussent, que, tandis que ceux qui sont dessous tendent naturellement à monter au niveau de leurs maîtres, les maîtres rencontrent aussi mille motifs de tolérer et quelquefois de servir cette tendance, le mélange du sang finit par s'opérer, et les hommes des deux origines, cessant de se rattacher à des tribus distinctes, se confondent de plus en plus." 
Deux tendances s'affrontent dans toute civilisation : un esprit d'isolement qui résiste à tout croisement et un esprit de croisement qui emporte finalement tout sur son passage... "Je me crois en droit de conclure (d'après des exemples qu'il donne, "qui embrassent tous les pays et tous les siècles, même notre pays et notre temps"), que l'humanité éprouve, dans toutes ses branches, une répulsion secrète pour les croisements ; que, chez plusieurs de ces rameaux, cette répulsion est invincible ; que, chez d'autres, elle n'est domptée que dans une certaine mesure ; que ceux, enfin, qui secouent le plus complètement le joug de cette idée ne peuvent cependant s'en débarrasser de telle façon qu'il ne leur en reste au moins quelque traces : ces derniers forment ce qui est civilisable dans notre espèce.
  "Ainsi, le genre humain se trouve soumis à deux lois, l'une de répulsion, l'autre d'attraction, agissant, à différents degrés, sur des races diverses ; deux lois, dont la première n'est respectée que par celle de ces races qui ne doivent jamais s'élever au-dessus des perfectionnements tout à fait élémentaire de la vie de tribu, tandis que la seconde, au contraire, règne avec d'autant plus d'empire, que les familles ethniques sur lesquelles elle s'exerce sont plus susceptibles de développements."   Plus loin, l'auteur insiste sur l'action de ces deux lois. Dans un empire de plus en plus grand, le mélange s'opère de plus en plus fortement.
      Dans le chapitre suivant, Arthur de GOBINEAU oppose l'axiome politique qui veut que tous les hommes soient frères, axiome qui nie que "certaines aptitudes soient nécessairement, fatalement, l'héritage exclusif de telles ou telles descendances" à un axiome scientifique, celui qui veut montrer les différences réelles entre races. Il entend montrer que les inégalités ethniques "ne sont pas le résultat des institutions" qui auraient plutôt tendance à les nier.
   Au chapitre VII, il écrit que le christianisme ne crée pas et ne transforme pas l'aptitude civilisatrice, et le chapitre IX met l'accent que les caractères différents des sociétés humaines, mais sans donner à l'une ou à l'autre une supériorité quelconque. Inégalité d'intellect, inégalité de morale, inégalité physique, inégalité physiologique et inégalité linguistique sont les thèmes des chapitres suivants.

       Le second livre, divisé en 7 chapitres, examine les caractéristiques des Chamites, des Sémites, des chananéens amrites, des Assyriens, des Hébreux, des Choréens, des Egyptiens et des Ethiopiens.
       Le troisième livre, divisé en 6 chapitres examine celles des Arians, des Brahmanes  et de Chinois, avec de longs développement sur le système social des brahmanes et du bouddhisme. C'est là que se trouvent des considérations sur les races blanche, jaune et noire, et les résultats des différents mélanges entre elles.
        Le livre quatrième constitue une sorte de conclusion de son oeuvre : l'histoire n'existe que dans les nations blanches. Pourquoi presque toutes les civilisations se sont développées dans l'occident du globe. Dans les chapitres 2 à 4 de ce dernier livre, sont abordés les caractéristiques des Zoroastriens, des Grecs autochtones, des colons sémites, des arians Hellènes et des Grecs sémitiques....
      Le cinquième livre, subdivisé en 7 chapitres aborde les populations primitives de l'Europe, tandis que le sixième et dernier livre s'attache en 8 chapitres aux Slaves, aux Arians Germains, à la capacité des races germaniques natives, à la Rome germanique, aux dernières migrations arianes-scandinaves, aux derniers développement de la société germano-romaine, aux indigènes américains et aux colonisations européennes en Amérique.
   
     La description se veut finalement modérée de l'apport des différentes races. Il salue au passage le résultat  positif de certains mélanges donnant les arts et la noble littérature :
"Le monde des arts et de la noble littérature, résultant des mélanges du sang, les races inférieures améliorées, ennoblies, sont autant de merveilles auxquelles il faut applaudir. Les petits ont été élevés. Malheureusement les grands du même coup, ont été abaissés, et c'est un mal que rien ne compense ni ne répare".... Mais en fin de compte, "toute civilisation découle de la race blanche, qu'aucune ne peut exister sans le concours de cette race, et qu'une société n'est grande et brillante qu'à proportion qu'elle conserve plus longtemps le noble groupe qui l'a créée et que ce groupe lui-même appartient au rameau le plus illustre de l'espèce"...
    Pour autant, ce qui ressort de manière claire de ce livre, même si l'on ne partage pas sa vision des races (un racisme pur et simple par définition, voir l'article Racisme et race, plus tard), c'est que le processus du mélange des races est inéluctable et devient de plus en plus profond avec l'extension de l'étendue d'un empire ou d'une nation, et que l'action politique est absolument impuissante à contrecarrer ce phénomène (pour autant, répétons-le, qu'on en partage l'analyse)...

        Bruno THIRY replace l'oeuvre dans son contexte de l'époque, notamment dans l'actualité éditoriale :
"L'insuccès éditorial de son Essai sur l'inégalité des races humaines (...) dissuada malheureusement Gobineau à mener à bien la grande explication avec le darwinisme qu'il concevait comme l'accomplissement de son entreprise, sous la forme d'un cinquième volume et au moins d'un septième livre s'ajoutant aux six qui composent les quatre volumes de l'édition originale. Cette confrontation serrée devait être au moins une entreprise comme L'origine des espèces elle-même - dont le froissa peut être le considérable succès de librairie - qu'une action destinée à contrecarrer dans le public les effets de l'ample courant doctrinal qui, à l'abri du prestige de Darwin, développait, sur le propre terrain de Gobineau, un argumentaire historien par lui perçu concurremment comme un enfant illégitime et un rival dangereux de ses propres thèses. (Bruno THIRY fait sans doute allusion au "darwinisme social").
     Suivons-le encore dans sa critique de cette oeuvre : "Entreprise généalogique, la démonstration de l'Essai déploie l'immense fresque de cette évolution historique dont, par le détour d'une fiction analogue quant à son statut théorique à l'"état de nature" des théories du contrat social, elle identifie le point originaire dans un état hypothétique caractérisé par l'existence de trois "types purs" qui par croisements successifs auraient donné naissance à toutes les composantes de l'espèce humaine.
Empruntant par commodité à la "terminologie en usage" des désignations "moins défectueuses que les autres" - il s'agit de la tripartition de Cuvier - Gobineau propose de nommer blancs (homme de la race caucasique, sémitique, japhétique), noirs (chamites) et jaunes (rameau altaique, mongol, finnois, tartare), ces "trois éléments purs et primitifs de l'humanité" en précisant que ces catégories "n'ont pas précisément pour trait distinctif la carnation". Issus d'un ancêtre commun (l'individu adamite, que Gobineau laisse à son sommeil), ces "types secondaires" sont la marque propre de "variétés" qui par leur mariage génèrent des groupes "tertiaires", les 'quatrièmes formations" résultant d'un mariage soit d'un type tertiaire soit d'une "tribu pure" avec un groupe issu de l'une des deux espèces étrangères (nous remarquons cette interchangeabilité fréquente entre race et espèce) ; ainsi, comme le remarque Gobineau au chapitre XVI du livre 1 (...) "des catégories nouvelles ne cessent de se révéler chaque jour, les unes provenant de "fusions achevées" et "formant de nouvelles originalités distinctives", les autres, "désordonnées" et "antisociales" parce que n'ayant pu "se pénétrer de manière féconde" : "à la multitude de toutes ces rares métissées si bigarrées qui composent désormais l'humanité entière, il n'y a pas à assigner d'autres bornes que la possibilité effrayante de combinaisons des nombres."
      "La "conclusion générale" de l'Essai filera magnifiquement la métaphore de cette "toile immense" qui a nom l'histoire humaine, et de son tissage, dont la "terre est le métier" et dont "les siècles assemblés" sont "les infatigables artisans". Il faut dire avec Bruno THIRY que la description de ces races est d'une affligeante banalité, mais en attribuant à ces affabulations d'une anthropologie ethnocentrique les habits d'une théorie scientifique rigoureuse, Arthur de GOBINEAU prend une grande responsabilité de justification du racisme. Le récit de décadence qu'il propose peut paraitre refléter la réalité pour un public, même cultivé, qui ne possédait pas nos connaissances raffinées sur les composantes de l'espèce humaine.
La manière dont il l'expose rend facile les extrapolations qui ne sont pas du domaine de sa propre pensée. La supériorité de la race blanche, selon Bruno THIRY ne peut même pas pourtant être déduite de la lecture de sa théorie. Selon une extrapolation : "la race blanche ou le type aryen serait contaminé à son corps défendant par les races inférieures et devrait par conséquent faire l'objet de mesures de protection" : il écrit exactement le contraire, et c'est sur ce point, que l'on peut vérifier, que la redoutable thèse inégalitaire soutenue au départ par Gobineau ne saurait être déconnectée des analyses où il lui fait jouer un rôle heuristique : le trait distinctif de la race blanche, et la marque de sa supériorité, est précisément son aptitude à entrer en rapport avec des peuples où prédominent l'un des deux autres types ethniques : ce qui la caractérise en propre, c'est de prendre l'initiative de la rencontre avec des communautés étrangères ; elle n'existe que par des incursions à l'extérieur d'elle-même."  Ce qui caractérise l'humanité, c'est le mélange, le mélange et encore le mélange, répète plusieurs fois Arthur GOBINEAU dans son livre, et rien ne peut l'arrêter.

    En accord avec ce qui précède, Philippe RAYNEAU pense que "par bien des aspects, l'oeuvre de Gobineau s'avère (...) très éloignée des préoccupations nationalistes, impérialistes ou "eugénistes" de ses prétendus disciples qui lui auraient sans nul doute fait horreur. Le modèle "prédarwinien" qui était le sien s'accordait mal, du reste, avec une interprétation militante : dans l'Essai, il n'y a ni évolution (les "races" sont fixes), ni sélection des meilleurs (dont l'abaissement par le mélange est fatal). Le nazisme, au contraire, présuppose l'idée, d'origine individualiste, de la lutte de tous contre tous, ainsi que la croyance à la possibilité d'un progrès."  
  La combinaison d'interprétations détournant le réel sens de l'Essai sur l'inégalité des races, et d'un darwinisme social a sans doute produit ce qu'il y a de pire comme conception de l'évolution de l'humanité.

 Joseph Arthur de GOBINEAU, Essai sur l'inégalité des races, édition numérique produite par Marcelle BERGERON, sur le site de l'université de Québec : www.uqac.ca/Les classiques des sciences sociales.
Philippe RAYNAUD, Article Gobineau Arthur, Essai sur l'inégalité des races humaines, dans Dictionnaire des oeuvres politiques, PUF, 1986. Bruno THIRY, Article Gobineau, dans Dictionnaire du darwinisme et de l'évolution, PUF, 1996.

Commentaires

Articles les plus consultés