zombies
En Haïti, on voit des hommes et des femmes enterrés (dans la terre et tout) revenir parmi les vivants. C'est ce que l'on apprend dans la fabuleuse bande dessinée de Philippe Charlier (médecin légiste et anthropologue) et Richard Guérineau (dessinateur) : "les Zombies" (Lombard).
Et tout bouge alors. Car jusqu'ici on voyait ces personnages au plus simple, comme des morts-vivants au teint verdâtre, débraillés, décidés à ne pas nous laisser prendre le petit déjeuner tranquille. Au mieux (restes de quelques cours de ciné à la fac), on avait observé (malins) qu'ils étaient souvent (toujours ?) une métaphore de l'exclusion sociale.
Philippe Charlier est parti sur place, enquêter, interroger des zombis, mais aussi des professionnels qui travaillent sur la question, des neurologues, des médecins, des chercheurs.Et c'est une histoire bien plus fascinante que celle qui occupe nos séries et nos films.
Une histoire de drogue administrée comme un poison (qui éteint le corps puis le plonge dans un état d’hébétude), de tribunaux sociaux vaudous, de vengeances intimes, de troubles psychiatriques, de vivants enterrés comme des morts. Et de morts ramenés à la vie. Interview.
Qu'est-ce qu'un zombi, en Haïti ?
Il y a trois grands types de zombis.
Le premier, c'est le zombi toxique, celui dont l'empoisonnement a été décidé par une société secrète (les bizangos, les cochons gris, par exemple) parce qu'on considère qu'il fait du mal à la société. Un violeur, un assassin, un captateur d'héritage, ce genre de choses. Et on va lui dire : "Si tu ne t'arrêtes pas, il va t'arriver quelque chose de pire que la mort." Et être un zombi, en effet, c'est pire que la mort.
C'est aussi celui qui a été empoisonné par sa belle-mère, par exemple, ou quelqu'un qui lui veut du mal et qui a demandé à le "zombifier". Et ça, c'est un mésusage du poison "légalement" utilisé par le vaudou [la loi haïtienne punit cependant la "zombification", NDLR] .
Le deuxième type de zombi, c'est le zombi psychiatrique. Ce sont des gens qui considèrent qu'ils ont visité le royaume des morts. Ils ont dîné, comme ils disent, avec "Baron Samedi" et "dame Brigitte". Cela obéit généralement à des cas de schizophrénie ou d'autres pathologies.
Et puis, il y a un dernier cas, qui est le zombi social. Après une catastrophe naturelle (et, malheureusement, Haïti est souvent touché par des tremblements de terre, des raz-de-marée ou des cyclones), le père, la mère ou quelqu'un d'important dans la famille a disparu. Il est remplacé par quelqu'un d'autre. Ici, tout le monde se ment. On fait passer cette personne pour un zombi (quitte à lui créer des fausses cicatrices, changer son prénom, ou lui créer des souvenirs) en sachant très bien que ce n'est ni la personne de la famille ou un zombi. Tout le monde le sait mais personne ne le dit. C'est un jeu. Et c'est un peu comme "le Retour de Martin Guerre" : le but, c'est de combler le vide d'une personne disparue.
Et donc, quand on lit "le Nouvelliste", un des grands quotidiens nationaux, en Haïti, on lit des histoires de zombis. Ce ne sont pas forcément des zombis toxicologiques vaudous, ce sont parfois des zombis psychiatriques ou sociaux, mais en tous cas, ils font la une de la presse.
Mais on dit "zombie" en Haïti ? Le mot existe ?
Oui, sauf qu'on ne met pas le "e" final ! Zombie avec un "e", c'est le zombie américain. Sachant que les zombis n'existent qu'en Haïti. Il y a quelques rares cas publiés au Cameroun et en Afrique du Sud mais l'Haïti a quasiment le monopole des zombis.
La tétrodotoxine, TTX, drogue utilisée pour zombifier en Haïti, est-elle prise dans d'autres contextes ?
Si vous utilisez cette drogue pour vous-même, ce ne sera pas super...
En revanche, si vous allez dans certains grands restaurants japonais, vous pourrez manger du poisson globe, "le fugu". Le poison se trouve partout à l'intérieur, mais pas dans la chair du poisson (même si on ne mange qu'une arête, on peut mourir). Et le but c'est, évidemment, ni de devenir un zombi, ni de tomber dans un état de mort apparente mais de ressentir le picotement sur le bout des lèvres, le tout début de l'action de la drogue.
Au Japon, on appelle même cela "le jeu de la mort". Et on ne mange pas ce plat dans n'importe quel restaurant, le chef doit avoir un diplôme particulier. Il doit pouvoir manger son poisson lui-même. S'il survit, il a le droit de le servir. C'est tellement dangereux que l'empereur et l'impératrice du Japon n'ont pas le droit d'en manger. Ça n'a pas un goût fantastique, paraît-il...
Quelqu'un qui reviendrait d'entre les morts, chez nous, se ferait rejeter. Cela n'arrive jamais en Haïti ?
En Haïti, on n'a pas peur de la mort car on vit avec en permanence. Elle fait partie de la vie quotidienne. Quand on sort de l'avion et qu'on prend la route de l'aéroport pour aller à Port-au-Prince, on voit des maisons funéraires un peu partout.
Et on a l'impression en parlant avec les gens que le séjour sur terre n'est là que pour préparer le séjour divin, ultime et définitif. Il faut donc bien réussir sa mort et on met toute sa vie à la préparer. Dans l'allégresse la plus totale. Les funérailles sont hyper-joyeuses. On met presque plus d'argent dans son enterrement que dans son mariage.
Les zombis que vous avez rencontrés, dans le cadre de vos recherches, étaient des zombis psychiatriques ou toxiques ?
Il y en a une qui était à mi-chemin entre le zombi social et psychiatrique : Adeline. Elle est aujourd'hui dans un hôpital psychiatrique car il y a eu des désordres trop importants. Mais sont-ils la conséquence d'un empoisonnement ou d'un trouble psychiatrique ? On ne sait pas... En tous cas, ses enfants l'ont reconnue et son mari refuse d'aller la voir. C'est peut-être donc son mari qui a "zombifié" cette femme-là.
J'ai aussi rencontré un homme qui, a priori, avait subi un empoisonnement par sa belle-mère. Il a été empoisonné sans être convoqué par une société secrète, donc c'est un mésusage par un prêtre vaudou (un bokor) de ce type de toxiques. Lui n'est pas allé jusqu'au tombeau. Il s'est réveillé dans le drap funéraire alors qu'il allait être déclaré mort. C'est passé à très peu de choses.
Oui, parce que pour préciser et pour les lecteurs qui ne vous ont pas lu, les zombis toxiques sont quand même enterrés, ils voient la terre tomber sur eux... C'est un véritable enfer !
Oui, c'est vivre sa propre mort et sans certitude en plus qu'on vienne vous rechercher. Sans compter qu'ils sont souvent dans un cercueil qui se trouve lui-même dans un caveau.
Ce qui est passionnant dans ce que vous racontez sur l'aspect psychiatrique des zombis, c'est qu'on reconnaît des pathologies qu'on ne nomme pas de la même manière en Occident. Chez nous, on pourrait parler de dédoublement de personnalité, de schizophrénie...
Oui, à titre d'exemple, je consulte en maison d'arrêt, dans les Hauts-de-Seine. Parmi certains patients, on en a quelques-uns qui sont persuadés d'être une autre personne (donc une inversion de personnalité, peut-être de la schizophrénie).
Certains sont d'origine afro-caribéenne et on pourrait tout à fait les qualifier de zombis. Ils obéissent radicalement aux critères de la zombification. Ils disent qu'ils ont subi un maléfice.
C'est ça qui est intéressant, c'est qu'avec un regard occidental, on les étiquette schizophrènes, avec un regard d'anthropologue, on les étiquette "zombifiés". Donc c'est assez difficile de poser un diagnostic précis et tout diagnostic doit être un diagnostic d'ethno-psychiatrie. Et parfois certains patients ne sont pas considérés comme des cas psychiatriques, ils ne sont pas malades. Ils adhèrent totalement à leurs croyances.
J'ai été intéressée par le cas de Clairvius Narcisse, mort une première fois en 1962 et une seconde en 1994. Vous dites qu'il a beaucoup plu aux femmes après sa zombification. C'est sexy d'être un zombi ?
En théorie non, le zombi, on s'en écarte un peu. On fait quand même attention. Il y a une once de défiance, sinon de respect. Clairvius Narcisse était plutôt beau gosse, il avait du bagout. Il avait un grand succès. C'était le premier zombi médiatisé. Il a fait des conférences dans des universités américaines. Il a eu du succès pas seulement avec des Haïtiennes mais aussi avec des Américaines, qui se sont dit "ah tiens, qu'est-ce que ça ferait de coucher avec un zombi ?"
Donc, ce schéma anthropologique là en rencontre un autre qui est celui de la fascination que peuvent avoir des Occidentaux pour 1. le surnaturel, 2. l'exotisme, 3. la mort.
Tout cela peut expliquer ses succès féminins. Il a bien profité de sa deuxième vie ! Il a souffert dans son cercueil, mais après...
Il y a aussi une dimension économique car les zombis sont parfois transformés en travailleurs, non ?
Tout à fait, ce sont de nouveaux esclaves. Ils perdent complètement leur libre arbitre. Ils n'ont pas les mêmes prénoms. Ils sont alimentés par terre comme les esclaves, sur une feuille de bananier. En plus, on leur impose un régime sans sel et parfois des barbituriques pour les maintenir dans un état d'hébétude. En gros, c'est une camisole chimique.
Mais ils ont été empoisonnés pour devenir des esclaves ?
Non, le but ce n'est pas qu'ils deviennent des esclaves mais qu'ils ne fassent plus de mal à la société quand ils ont été condamnés (dans le cadre d'une société secrète vaudoue) ou qu'ils ne fassent plus de mal à une personne en particulier (dans ce cas-là, c'est un mésusage).
Le but, c'est d’annihiler leur force négative et ensuite, puisqu'ils sont comme des légumes, autant en profiter. Le bokor (prêtre vaudou) se rembourse en utilisant ces zombis, à son service comme aides ménagères, gardes d'enfants, esclaves sexuels pour certaines femmes (rarement pour les hommes) et surtout dans les champs de canne à sucre.
Cet aspect économique recouvre la fonction sociale du zombie hollywoodien ensuite, non ? Il incarne toujours ceux que nous rejetons…
Oui, dans les premiers films d'Hollywood, comme "White Zombie" notamment, on voit d'ailleurs que les zombies travaillent justement dans les champs de canne à sucre et qu'ils ne parlent pas.
Mais l'idée explorée n'est pas encore celle de la mort contagieuse. Il y a encore des rituels d'empoisonnement.
Le zombie actuel de "Walking Dead", c'est vraiment le fantasme de la mort contagieuse. Quand un mort vous touche, vous êtes mort d'emblée et vous transmettez à votre tour la mort. Donc c'est un degré épidémiologique supplémentaire. On est au-delà de la peste, de la fièvre jaune ou de la tuberculose.
En fait, l'Occident, en rencontrant la culture zombi, l'a exploitée pour répondre à ses propres angoisses ?
Oui, le concept a été utilisé et transformé. Or les angoisses occidentales tournent précisément autour des grandes épidémies. Ce qui explique aussi le pasteurisme, les vaccinations, les antibiotiques. Mais en nous-mêmes, on a aussi cette peur de l'autre. Le zombie est donc toujours différent et étranger.
Mais comment la culture zombi est passée d'Haïti aux Etats-Unis ?
Des anthropologues américains sont venus en Haïti. D'autant plus que l'île était sous domination américaine. Il y a notamment William Seabrook qui a écrit "l'Ile magique". Et en fait, tous ces livres ont été lus ensuite par des scénaristes américains qui ont décidé de transformer tout ça en "la Nuit des morts-vivants".
Rajoutez à cela la fascination pour le vaudou qui a existé avec des croyances un peu comparables aux Etats-Unis (Nouvelle-Orléans, Louisiane, Floride aussi). Tout cela était aux portes des Américains…
Il y a des cas de résurrections dans la Bible. Et si Jésus était un zombi ?
[Rires] C'est une hypothèse assez audacieuse. Pourquoi pas ? Il faudrait en parler avec des théologiens. Mais Lazare avant lui meurt, ce que Jésus ne supporte pas. Et Jésus lui dit : "Lève-toi et marche."
Il y a donc aussi, derrière tout ça, le fantasme de vouloir faire revenir les morts, non ?
Pas vraiment. En fait, le fantasme, ce n'est pas de faire revenir les morts, c'est de jouer avec. On provoque un décès aux yeux de tous en sachant très bien que ce n'est pas la vraie mort, mais en même temps... Si jamais on ne va pas la chercher, la personne meurt quand même.
A la fin du livre, vous parlez de la fonction sociale du zombi et vous dites qu'on peut l'appliquer en Occident. Comment ça ?
Ce schéma du zombi haïtien, de mort social, c'est-à-dire d'une personne volontairement exclue de la société parce qu'elle fait du mal ou parce qu'elle ne présente plus d'intérêt, existe aussi chez nous.
Les personnes âgées, les détenus de longue peine, les mélancoliques, les cas psychiatriques, tout ça, c'est exactement le même "pattern" pour reprendre l'expression de Claude Lévi-Strauss. Il y a des morts sociales partout.
Renée Greusard
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