Une énigme française

 


Devant l'hôtel du parc, siège du gouvernement de Vichy, Philippe Pétain et, à sa gauche, les cardinaux français Emmanuel Suhard et Pierre Gerlier, ainsi que Pierre Laval, en novembre 1942.

Devant l'hôtel du parc, siège du gouvernement de Vichy, Philippe Pétain et, à sa gauche, les cardinaux français Emmanuel Suhard et Pierre Gerlier, ainsi que Pierre Laval, en novembre 1942. • LAPI/ROGER-VIOLLET

Directeur de recherche émérite au CNRS affecté au Centre d’études et de recherches internationales, professeur à Science Po Paris, Jacques Semelin est un spécialiste des génocides et de la violence extrême. Une énigme française retrace sa décennie de recherches qui ont abouti à la publication de l’ouvrage Persécutions et entraides dans la France occupée, comment 75 % des Juifs en France ont échappé à la mort (les Arènes-Seuil).

Comment avez-vous accueilli les propos d’Éric Zemmour affirmant que le maréchal Pétain avait sauvé des Juifs français ?

C’est tout simplement scandaleux. Il a repris les arguments de Jacques Isorni, l’un des avocats du maréchal Pétain lors de son procès, tout en s’appuyant sur un auteur dont la thèse est peu reconnue parmi la communauté scientifique. Éric Zemmour a aussi exploité une faiblesse de l’historiographie.

Depuis les travaux de Robert Paxton sur le rôle de la collaboration du régime de Vichy avec l’occupant, les historiens s’étaient surtout concentrés sur les causes de la déportation de 25 % des Juifs de France et fort peu sur celles de la survie des trois autres quarts.

À la demande de Simone Veil, je me suis emparé de cette question en 2008 pour consacrer quelque 10 années de recherche à comprendre les raisons pour lesquelles « la France est le pays où les Juifs ont proportionnellement subi le moins de pertes », comme le formule Serge Klarsfeld. C’est l’histoire de cette enquête que je raconte dans mon nouveau livre Une énigme française. Pourquoi les trois quarts des Juifs en France n’ont pas été déportés (Albin Michel).

Comment expliquer ce chiffre si élevé de 75 % ?

En tout cas, ce n’est pas grâce à Vichy mais en dépit de Vichy. Selon Éric Zemmour, Vichy aurait livré des Juifs étrangers pour sauver les Juifs français. Où a-t-il vu ou lu cela dans les archives ? Il est vrai que Pierre Laval a voulu se débarrasser en priorité des Juifs étrangers, dans le contexte de la xénophobie ambiante. Cela n’a pas empêché des Français d’aider spontanément nombre d’entre eux au moment fatidique de leur possible arrestation.

La meilleure preuve en est l’exemple de la rafle du Vél' d’Hiv des 16 et 17 juillet 1942. L’objectif de cette opération était d’arrêter 27 000 Juifs. Cette action concertée entre l’occupant et la police française est toutefois un semi-échec : les policiers français en capturent 13 000. Pourquoi ? Des fuites ont eu lieu depuis la préfecture de police permettant à des Juifs de se cacher, plus particulièrement des hommes. Les femmes et les enfants ne se croyaient pas, à tort, concernés. Le jour même, des policiers ont pu faire preuve de zèle mais d’autres ont traîné les pieds. Les victimes ont aussi bénéficié d’une aide spontanée de Parisiens pour se cacher.

À partir de 1943, même si des Juifs français ne sont pas visés en priorité, certains sont arrêtés et déportés à Auschwitz. Ceux qui échappent à l’arrestation sont en général bien insérés dans la société française. Ils peuvent s’appuyer sur des réseaux, des cercles de sociabilité pour se cacher. C’est leur intégration dans le tissu social français qui les rend moins arrêtables. Cependant, environ 24 500 Juifs français ont péri. Ce n’est pas rien.

Dans votre nouveau livre, vous évoquez la schizophrénie de la machine administrative de Pétain…

En effet, Vichy n’est pas tout noir mais tout gris. Prenons l’exemple du Secours national. Fondé au début de la Première Guerre mondiale, cet organisme dépendant du régime de Pétain est venu en aide aux plus nécessiteux dès 1940, y compris les Juifs. Il soutient des œuvres intervenant dans des camps d’internement du Sud où étaient entassés de nombreux Juifs étrangers.

Des allocations ont pu être versées à des réfugiés juifs. Et si les professeurs juifs sont exclus, ce n’est pas le cas des élèves. Comme au Danemark, ils continuent d’aller à l’école alors que la presse collaborationniste demande leur mise à l’écart. Le régime de Vichy a aboli la République mais pas l’héritage républicain. Parmi les fonctionnaires, on joue entre le légal et l’illégal. C’est la comédie des apparences, la France de la duplicité et de la débrouille. Dès 1942, fabriquer des faux papiers est devenu un sport national.

Vous insistez aussi sur le rôle des catholiques dans le sauvetage des Juifs, souvent minoré.

Certes, l’Église a soutenu le régime : « Pétain c’est la France, la France, aujourd’hui, c’est Pétain », proclame le cardinal Gerlier le 19 novembre 1940 en accueillant le maréchal à Lyon. En 1997, les évêques prononcent un discours de repentance à Drancy. Tout se passe comme si les catholiques avaient intériorisé cette culpabilité et n’en étaient pas sortis.

Or, Serge Klarsfeld a toujours souligné que la protestation de quelques évêques contre les déportations des Juifs à l’été 1942 a exercé une pression morale sur le gouvernement français. Il y a d’abord l’archevêque de Toulouse, Jules Saliège, le premier à lancer une sorte de J’accuse contre Vichy en août 1942. À peu près au même moment, le cardinal Gerlier, le représentant de l’Église le plus important de la zone libre, envoie une lettre de protestation à Pétain. Le contenu de la missive est rapporté aux Allemands.

Fin août de la même année, le cardinal Gerlier couvre de son autorité une opération de sauvetage d’une centaine d’enfants juifs dans le camp de Vénissieux et qui devaient être transférés à Drancy. Des actes qui portent : début septembre 1942, devant les responsables SS, Pierre Laval indique qu’il fait face à une opposition du pouvoir catholique et qu’il ne peut suivre la cadence demandée. Il est entendu. Le 22 septembre 1942, une rafle visant pour la première fois 5 000 Juifs français est annulée.

Comment expliquer que le thème de Vichy soit un enjeu de la campagne présidentielle ? De Vichy, où presque aucun président ne s’était déplacé jusque-là, Emmanuel Macron a répondu à Éric Zemmour.

Zemmour a des visées électoralistes. Il veut toucher une clientèle nostalgique de Pétain, casser le mur qui existe entre la droite et l’extrême droite et faire passer sa vision du monde axée autour du principe mortifère du « eux et nous ». C’est un entrepreneur identitaire tel que je l’ai décrit dans mon livre sur les violences de masse (Purifier et Détruire, Seuil) : les musulmans remplacent aujourd’hui les Juifs.

Si ce thème perfore le mur médiatique c’est qu’il ravive aussi un de nos grands traumatismes collectifs. Comment expliquer qu’à l’époque notre armée, considérée comme la première au monde, ait été vaincue en moins de deux mois ? Cette défaite militaire stupéfiante de juin 1940 et la débâcle qui en a résulté sont des événements cataclysmiques qui ont engagé le déclassement international de la France. J’ajouterai enfin que les thématiques liées aux violences et aux massacres sont toujours des objets monstrueux soumis à des interprétations conflictuelles. L’histoire n’est jamais close.

Pourquoi n’est-il pas disqualifié à cause de ce propos ?

Dans des situations de crise, d’incertitude morale, des acteurs de type prophétique émergent avec un discours simpliste se résumant à « il faut se débarrasser de ces gens-là ». C’est une rationalité délirante fondamentalement fausse mais qui est séduisante et qui peut être crue. On pensait échapper en France à ce genre de profil. Ce n’est plus le cas.

Il faut faire preuve de grande vigilance car cette vision qui vise à opérer une distinction entre « eux et nous » est mortifère. Aucune société n’est à l’abri de massacres, y compris les démocraties et, malheureusement, des médias demeurent complaisants envers ce type de discours.

Pascale Tournier

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