Otto Gross

 Médecin toxicomane converti à la psychanalyse, végétarien bisexuel, séducteur impénitent, peut-être même euthanasieur… Durant sa courte vie, Otto Gross multiplie les mauvais coups (ou plutôt les bons). Il est adepte de l’amour libre. Où qu’il aille, la police le suit.

Pour certains, Otto Gross n’est qu’un suborneur de femmes, un pervers sexuel qui abuse sans vergogne de son pouvoir de fascination. Pour d’autres, c’est un génie qui inspire et illumine les personnes dont il fait la connaissance. Les femmes avec lesquelles il a des relations semblent toutes sortir très marquées par leur rencontre avec ce Don Juan. Otto Gross les choisit révoltées, atypiques. Parfois aussi –pour leur malheur– il les choisit suicidaires. Certaines d’entre elles deviendront des figures marquantes du féminisme. On ne sort pas indemne d’une rencontre avec Otto Gross.

Le fils maudit du flic n°1 d’Autriche

Otto Gross est né en 1877 en Styrie, une province de l’Autriche, dans un milieu bourgeois aisé. Bien qu’il soit bon élève, il supporte mal la discipline. Le problème, c’est que son père –le célèbre Hans Gross (ci-dessous)– est appelé à devenir l’inventeur de la criminologie autrichienne et le créateur d’un projet de coordination internationale de police qui mutera plus tard en INTERPOL. Son père s’est donné pour mission dans la vie de poursuivre les «dégénérés».

Autrement dit : son père est l’incarnation même de cet ordre qu’Otto Gross exècre. Dès qu’il a la vingtaine, étudiant en médecine, Otto fréquente les milieux contestataires de Munich. Son diplôme en poche, il s’embarque comme médecin naval en Amérique du sud où il se livre à des recherches très «expérimentales» sur la flore locale : le voilà morphinomane, puis cocaïnomane.

Quand deux moutons noirs se rencontrent…

De retour en Allemagne, il découvre les travaux de Freud. En 1901-02, il devient psychiatre et publie un livre sur La fonction secondaire du cerveau (celle qui fait les visionnaires). Il suit un premier traitement contre son addiction. En 1903, il épouse Frieda Schloffer, une jeune femme aux idées révolutionnaires issue d'une bonne famille (de médecins) qui s'oppose à ce mariage. Frieda devient ce qu'on appelle une «femme perdue».

«Le mariage d'Otto Gross et de Frieda Schloffer, deux moutons noirs de la société de Graz, est conclu contre l'avis des familles respectives et le couple se trouve immédiatement ostracisé, raconte l'historien Kaj NoschisC'est pour sortir de l'isolement et vivre selon leurs convictions qu'il quitte Graz, en 1905, d'abord pour Munich et ensuite pour Ascona.»

La bohême insurgée d’Ascona

Lorsqu’il débarque à Ascona (Suisse), en 1906, Otto Gross découvre une sorte de paradis : un petit village de pêcheurs sur les bords d’un grand lac bordé de vignes, surmonté par une colline mythique, Monte Verità, où vivent en colonie les acteurs les plus extrêmes de la contre-culture du XXe siècle. Anarchistes, végétariens, nudistes, opposants radicaux à la société bourgeoise, d’innombrables penseurs et artistes s’y retrouvent pour tester d’autres formes de vie en groupe. Rapidement, Otto Gross y crée un cercle. Il cherche à promouvoir certaines de ses idées, notamment sur la liberté sexuelle : l’amour libre, dit-il, est le meilleur moyen d’en finir avec l’aliénation.

Otto Gross impliqué dans une mort mystérieuse

«Gross a le don de flairer immédiatement chez un interlocuteur une recherche de sens. […] De commerce agréable, le visage ouvert et les yeux candides, il écoute, mais il impose très vite le respect.» Dans le cercle qu'il créé à Ascona, Otto Gross attire les femmes et leur parle avec conviction de ses idées concernant le "matriarcat" (qu'il appelle de ses voeux) et du culte d'Astarté (grande déesse de l'amour des Babyloniens) qu'il invoque au cours d'orgies débridées. Il a de nombreuses amantes, toutes séduites par son discours sur «le plaisir pris sans idée de pêché ni de honte». De beaux discours certainement mais qui, dans le contexte de cette époque, sont difficiles à assumer. Parmi les amantes de Gross, deux d'entre elles se suicident à la morphine et à la cocaïne.

Suicide ou empoisonnement ?

En 1906, la mort de Pauline Charlotte Hattemer, surnommée Babette, survient dans des circonstances qui restent mal éclaircies. Cette beauté fait partie des cinq fondateurs de Monte Verità. Elle vient de Berlin, d'une famille bourgeoise et rêve d'émancipation mais… Tout en professant des idées communistes, elle dépend financièrement de sa famille, ce qui la met en contradiction avec ses idéaux. Pire encore : sa jeunesse, sa beauté, ses couronnes de fleur, en font la cible privilégiée des hommes en quête d'aventure qui viennent à Monte Verità pour des cures de «santé». Sainte, exaltée ou folle : les avis divergent. Certains hommes abusent de sa vulnérabilité. Elle veut en finir. Otto Gross la persuade que chaque être doit être libre de disposer de lui-même. Prenant le contre-pied de la règle qui, en médecine occidentale, fait de «la lutte contre la mort la priorité absolue», Otto Gross offre à Lotte du poison pour qu'elle puisse réaliser son suicide. Elle met près d'une journée entière à mourir, dans des souffrances atroces.

La révolution commence dans le lit

A la même époque, vers 1905, Otto et Frieda conviennent d’un pacte d’«union libre». Frieda se réserve le droit d’avoir des amants, autant que son mari. Ils ont un enfant nommé Peter. Ci-dessous, Frieda et Peter n°1.

En parallèle, Otto Gross entame une relation avec Else Jaffé (la femme du sociologue Edgar Jaffé), qui –après avoir fait sa thèse sous la direction de Max Weber– devient la première femme docteur en sociologie d’Autriche. Else Jaffé est une amie proche de Frieda. Les deux femmes sont si proches qu’elles tombent enceintes presque en même temps et qu’elles nomment chacune leur enfant du même nom : Peter. En 1907, Otto Gross est donc deux fois père. Ses deux fils se nomment Peter. Ci-dessous, Else et Peter n°2.

Libertaire ou irresponsable ?

Quand il parle de liberté sexuelle, Otto Gross a le don de convaincre ses partenaires mais quand elles tombent enceintes, le voilà aux abonnés absents. «Il est opposé à la notion de famille comme noyau formateur. Il laisse dès lors les mères faire face, seules, aux soucis éducatifs et financiers. Il ne ressent aucune responsabilité tant que père. L'important, selon lui, c'est que les jeunes échappent à l'emprise du couple parental. Tel est le principe qui lui permet, face à sa progéniture, de "s'en laver les mains"», explique brièvement Kaj Noschis. Cette attitude démissionnaire ne l'empêche pas d'avoir du succès.

Thérapie par l’orgie

En 1907, il prend pour amante la soeur cadette d'Else Jaffé : Frieda von Richthofen, future épouse du romancier D.H. Lawrence (1). Cette liaison aurait inspiré L'amant de Lady Chatterley. Ci-dessous, les deux soeurs qui furent ses amantes.

En 1908, il a un autre enfant (Camilla) d’une autre femme (l’écrivain Regina Ullman). Son attitude pourrait paraître irresponsable, mais il faut reconnaitre qu’Otto Gross a, malgré ses défauts, de l’honnêteté intellectuelle. A la différence de ses contemporains (Freud, Jung, Weber, etc), qui trompent leur épouse, lui se veut transparent : il ne cache pas ses liaisons. Il ne commet pas d’adultère, au contraire : il encourage ses partenaires à prendre elles aussi des amants. Il les pousse même, probablement, à s’adonner aux expériences de sexe à plusieurs.

Sophie, l’amie de coeur

En 1909, Otto Gross est recherché par la police car «une personne arrêtée à Munich a déclaré lors d'un interrogatoire qu'à Ascona qu'une anarchiste du nom de Lotte avait été tuée par un produit toxique car elle était au courant d'un plan anarchique». Le voilà soupçonné de meurtre et de complicité avec des terroristes. En mars 1911, un nouveau suicide lui vaut des ennuis : une de ses amantes, Sophie Benz, meurt d'une overdose de cocaïne à Ascona. La presse rapporte que le poison a été acheté à l'aide d'une ordonnance signée de la main d'Otto Gross. Lui affirme qu'il s'agit d'un accident : le poison aurait été rangé malencontreusement dans la pharmacie de la salle de bain et les pastilles ingérées par erreur. Franz Jung (1888-1963), ami d'Otto, publiera en 1915 un roman sur ce drame, intitulé Sophie Der Kreuzweg der Demut (Sophie Le chemin de la croix de l'humilité).

La police aux trousses

La presse en parle : «Mort mystérieuse». Des mandats d’arrêt sont lancés contre lui. Son père intervient abord en sa faveur, mais en 1913, c’est Hans Gross lui-même qui cherche à faire interner son fils. Interdit de séjour en Suisse, déclaré «homme dangereux » en Autriche, Otto Gross est en cavale. Le 11 novembre 1913, il est interné de force dans le sanatorium privé de Tulln, officiellement pour protéger sa famille et, le 25 janvier 1914, son père le fait transférer à Troppau en Silésie pour une cure de désintoxication. Au cours du procès qui lui est intenté (comme au représentant des pires «dégénérés»), Otto Gross répond que oui, les dégénérés existent, oui, ils sont condamnables.Les dégénérés sont les bourgeois qui polluent le monde et vivent dans des carcans. C’est un immense tollé dans les milieux anars. Grâce à de multiples protestations publiques, relayées par la presse, Franz Jung réussit à faire libérer Otto Gross.

«Tous nos pères sont bornés»

Cendrars participe aux «pétitions» (ci-dessous, voici son texte, publié dans une revue allemande intitulée Revolution) aux côtés de nombreux artistes expressionnistes et de poètes constestaires.

Cendrars pousse même Apollinaire à écrire lui-même un article qui sera publié vers 1914. Bien que sa réputation soit terriblement ternie par les deux affaires de suicide, Otto Gross obtient donc le soutien d’innombrables intellectuels à travers toute l’Europe. Les attaques sont principalement ciblées contre Hans Gross, désigné comme l’incarnation du pouvoir patriarcal.

Agonie, à l’abandon, dans une ruelle

Curieusement, à la mort de son père en 1915, Otto Gross ne va pas mieux. On aurait pu croire qu’il se sentirait enfin libre, mais non. Il sombre dans la drogue et la pauvreté. Il meurt de froid et de faim à 43 ans (en 1920), après avoir été ramassé à un coin de rue dans Berlin et amené trop tard dans un hôpital. Cela faisait deux jours qu’il gisait dans la neige, dans une allée, où personne ne se souciait de son agonie.

Agnes Giard


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