Et les hippopotames ont bouilli vifs dans leurs piscines/ postface

 


Un jour d’octobre 1967, Jack Kerouac bavarde autour d’un verre chez lui, au 271 Sanders Avenue, dans sa ville natale de Lowell, Massachusetts. Il a pour interlocuteurs trois jeunes poètes, Ted Berrigan, Aram Saroyan et Duncan McNaughton, venus l’interviewer pour The Paris Review. Sur une question à propos de The Town and the City (trad. franç. Avant la route), son premier roman, Kerouac déclare : « Il en existe une autre version cachée sous le parquet, et que j’ai écrite avec William S. Burroughs. Ça s’appelle And the Hippos Were Boiled in Their Tanks (« Et les hippopotames ont bouilli vifs dans leurs piscines »).

— Oui, répond Berrigan, j’en ai entendu parler, tout le monde cherche à mettre la main sur ce texte. »

On voit bien que Et les hippopotames ont bouilli vifs dans leurs piscines était déjà une légende il y a quarante ans. Pour autant les deux hommes qui l’ont écrit, en 1945, étaient obscurs et n’avaient encore rien publié. Le livre précède d’une décennie les œuvres qui leur assureront une gloire littéraire durable, On the Road (Sur la route), publié en 1957, pour Kerouac, et The Naked Lunch (Le Festin nu), publié en 1959, pour Burroughs. Ces deux romans, ainsi que le poème Howl d’Allen Ginsberg, publié en 1956, sont les étendards de la Beat Generation, et il paraît donc difficile d’aborder Et les hippos… sans le replacer dans son contexte.

Même le lecteur qui n’aurait découvert ce roman que grâce à sa jaquette en saurait déjà trop pour le recevoir comme il a été écrit, c’est-à-dire par deux illustres inconnus parlant de personnes non moins obscures qu’eux-mêmes. Avec les montagnes de bibliographies sur la Beat Generation, les biographies, les correspondances, les Mémoires et désormais les sources d’archives, la plupart des individus réels qui ont inspiré les personnages de Kerouac et de Burroughs à l’époque sont aujourd’hui largement reconnaissables. Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, Et les hippos… nous parvient dans le cadre piège d’un fait divers sulfureux : « Le meurtre à Columbia qui a donné naissance aux écrivains Beat ! », « On retrouve un roman perdu de Kerouac ! », « On retrouve un roman perdu de Burroughs ! ».

Aujourd’hui, quelque soixante ans plus tard, le New York de la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui sert de toile de fond au roman, en fait un document historique. Il faut mobiliser pour le lire toute l’imagerie de l’époque : la musique des années de guerre, les autos, les modes, les films, les romans et les manchettes

des journaux. Mais quelle que soit la version de l’« affaire Lucien Carr – David Kammerer » à laquelle on aura eu droit, il faudra bien se départir de ses idées préconçues pour laisser la parole au « Phillip Tourian » et au « Ramsay Allen » du roman.

Pour ceux qui nous rejoindraient à l’instant, résumé des épisodes précédents : la trame problématique des rapports entre Lucien Carr IV et David Eames Kammerer se noue à Saint Louis du Missouri, en 1936, alors que Lucien a onze ans et que Dave en a vingt-cinq. Huit ans, cinq États, quatre prep schools et deux universités plus tard, les liens sont devenus trop intenses, les émotions trop fébriles ; comme l’écrit « Will Dennison » dans Et les hippos…, « dès qu’ils sont ensemble, il se passe quelque chose ». Il fallait que ça craque : ça a craqué.

Le lundi 14 août 1944, aux petites heures, dans la touffeur de Riverside Park, haut lieu de la drague de l’Upper West Side, Lucien et Dave sont face à face, ivres, et se disputent. Ils en viennent aux mains et roulent dans l’herbe, et c’est alors que Lucien frappe Dave de deux coups dans la poitrine avec son petit couteau de scout. Dave perd connaissance. Lucien le tient pour mort ; il lui attache les poignets avec ses lacets, lui leste les poches de pierres et fait rouler son corps inerte dans l’Hudson, où il se noiera en se vidant de son sang. Le meurtrier va attendre près de vingt-quatre heures pour se livrer à la police, et il faudra une journée de plus pour qu’on retire le cadavre de l’eau, au niveau de la 79e Ouest.

Le meurtre va faire la une des journaux new-yorkais pendant une semaine. Mais le choc est particulièrement violent pour les trois amis que Lucien a présentés les uns aux autres pendant sa première année d’études à Columbia : Allen Ginsberg, de Paterson, New Jersey, qui a dix-huit ans et est en première année comme lui ; Jack Kerouac, de Lowell, qui vient de laisser tomber la fac à vingt-deux ans ; et William S. Burroughs, trente ans, diplômé de Harvard, ami de Kammerer depuis 1920, époque où ils étaient écoliers à Saint Louis.

Aujourd’hui, le lecteur que la chose intéresse ne manquera pas de lire les études consacrées à la longue relation entre Kammerer et Carr. Mais, dans la plupart d’entre elles, Kammerer est réduit à une pathétique caricature : le dragueur homosexuel qui poursuit de ses assiduités sa jeune proie innocente, et purement hétérosexuelle, qui n’aura d’autre issue que de « défendre son honneur » par la violence. Ce sera le scénario qu’adopteront les avocats de Carr dans l’intention de caresser le juge, et si possible le public, dans le sens du poil — du poil de 1944.

Il y aurait pourtant beaucoup à dire sur la prime jeunesse de Lucien Carr et sa bisexualité d’alors, sujet que n’abordent guère les sources les plus sérieuses elles-mêmes que sont les biographies complètes des grandes figures des écrivains Beat. Ainsi, en 1944, Lucien va-t-il partager nombre de partenaires occasionnels de Ginsberg, et Kammerer fera de même — nous l’avons compris depuis la publication en 2006 des journaux de jeunesse de Ginsberg sous le titre The Book of Martyrdom and Artifice. Pour autant, Lucien n’a-t-il jamais eu le moindre rapport sexuel avec Dave, pas même une seule fois, selon ce que Burroughs a retenu des nombreuses confidences de son vieil ami, qui n’aurait sûrement pas manqué de le lui raconter s’il s’était passé quelque chose entre eux.

Pour presque tous ceux qui ont connu les acteurs du drame, le blanchiment postérieur des antécédents de Lucien en matière de sexualité, destiné au public, a semblé pardonnable en la circonstance. Et il faut bien dire que les meilleurs amis du mort eux-mêmes n’ont pas pris parti contre Carr. C’est William Burroughs qui recueille ses premiers aveux quelques heures après le meurtre, et il lui suggère aussitôt de trouver un bon avocat avant de se livrer à la police, fort du scénario « j’ai défendu mon honneur ». Burroughs a le sentiment qu’il ne servirait à rien que Lucien écope du maximum.

Quant à Jack Kerouac, à qui Lucien fonce ensuite annoncer la nouvelle, il est plus partagé. Il avait découvert bien des côtés sympathiques chez David Kammerer. Sa propre bisexualité a beau être confuse et dissimulée, la pédérastie de Kammerer ne lui inspire aucun mépris. Or pourtant, alors même qu’il n’est ami avec Carr que depuis six mois, il lui manifeste une loyauté qui prime sur ses états d’âme.

Ils passent la journée ensemble, à parler et à boire ; ils errent de bar en bar, vont voir des tableaux, suivent des documentaires d’art, retournent sur les théâtres de ce drame de la vie réelle. Et puis l’après-midi tire à sa fin, et les deux jeunes gens se rendent compte qu’il va bien falloir passer à la suite. Ils se séparent à contrecœur, sachant bien l’un comme l’autre que rien ne sera plus désormais comme avant.

Après avoir passé presque toute la journée du 14 août avec Kerouac, Lucien va faire les mêmes aveux à sa mère, Marion Gratz Carr, dans son appartement de la 57e Rue. Elle appelle son avocat, et Lucien lui raconte toute l’affaire. Le lendemain, l’avocat conduit son client au bureau du district attorney Frank S. Hogan, pour qu’il se livre à la police. Carr est accusé de meurtre avec préméditation et envoyé en prison. Kerouac est arrêté au 421 Ouest de la 118e Rue, à l’appartement 62, qu’il partage avec Edie Parker, sa petite amie ; n’ayant pas de quoi payer sa caution, il sera détenu comme témoin.

Quand la police va frapper chez Burroughs, au 69 Bedford Street, dans Greenwich Village, le jeudi matin, il est sorti et se trouve au Lexington Hotel, où il suit une affaire de divorce pour son agence de détectives, la William E. Shorten. Il était censé coller son oreille à la cloison pour entendre les ébats du couple qui avait réservé la chambre voisine – mais qui n’est finalement pas venu. Sitôt qu’il a vent qu’on le recherche lui aussi comme témoin, Burroughs contacte ses parents à Saint Louis, et ceux-ci lui procurent un bon avocat, qui accompagnera lui-même son client au bureau du D.A. pour l’interrogatoire, et l’en sortira ensuite libéré sur parole.

Quant aux avocats de Lucien, Vincent J. Malone et Kenneth Spence, ils vont plaider coupable auprès du D.A. adjoint Jacob Grumet, mais coupable d’un chef d’accusation moins grave, l’homicide volontaire. Au tribunal et dans la presse, ils vont faire un portrait de Kammerer en vieux pédé harcelant un jeune homme nullement homosexuel — comme Carr pouvait sembler l’être dans les premiers reportages, sur les photos de prison qui le montrent avec sa tignasse blonde et ses allures adolescentes, un volume de Yeats à la main. Les avocats iront jusqu’à insinuer que Kammerer, d’une corpulence bien supérieure à lui, l’aurait menacé physiquement, mais ils n’essaieront tout de même pas de persuader le jury qu’un vigoureux garçon de dix-neuf ans n’ait su se défendre qu’en poignardant son agresseur au cœur… alors qu’il aurait facilement pu prendre ses jambes à son cou.

Le 15 septembre 1944, Lucien Carr est condamné à la peine maximale de dix ans au pénitencier d’Elmira, dans l’État de New York. Dans sa biographie de Kerouac, Ann Charters précise que les amis de Carr sont sous le choc : ils s’attendaient à une peine avec sursis. Mais, comme Burroughs le dira à Ted Morgan, « j’étais dans la salle… et, au moment où nous quittions le tribunal, l’avocat de Lucien m’a confié : “Je crois que ça aurait nui à sa réputation s’il était sorti du procès libre comme l’air” — il avait donc plaidé sans conviction, il ne voulait pas le faire sortir. Il avait une attitude moralisatrice sur la question ». (Il n’avait peut-être pas tout à fait tort, d’ailleurs.)

En prison, Kerouac épouse Edie Parker pour que la famille de la jeune femme paie sa caution. À sa sortie, il accompagne sa femme à Grosse Pointe, dans le Michigan, dont elle est originaire, afin d’y travailler pour rembourser sa dette. Mais début octobre, au bout de quelques semaines seulement, il retourne à New York et entame la période de sa vie que ses biographes intitulent « K. se réalise ».

Kammerer mort, Burroughs va voir son psychiatre de l’époque, le docteur Paul Federn, tous les jours pendant une semaine, puis il retourne vivre quelques semaines chez ses parents à Saint Louis. Fin octobre, il revient discrètement à New York, où il sous-loue un appartement au 360 Riverside Drive. En l’espace d’un mois, ses fréquentations parmi la pègre lui font découvrir les effets de la morphine, et, en décembre, il partage cette découverte avec Allen et Jack.

Pour Burroughs, on le sait, c’est le début du combat de toute une vie contre l’addiction, où accoutumance et cures se succèdent dans un aller-retour permanent, jusqu’au protocole de substitution par la méthadone en 1980.

Le premier à voir

dans l’affaire Carr-Kammerer une éventuelle manne littéraire, c’est Allen Ginsberg. Fin 1944, son journal présente des notes fournies et des ébauches de chapitres pour un texte qu’il envisage d’intituler The Bloodsong (« Le chant du sang »). Ce journal, aujourd’hui publié, présente de nombreuses scènes frappantes entre Lucien et lui, et des descriptions évocatrices du cercle Burroughs-Kammerer-Carr. La reconstitution que Ginsberg fait de l’ultime rencontre entre Carr et Kammerer la nuit du meurtre est la plus détaillée et peut-être la plus réaliste de toutes les mises en fiction des dernières heures de Kammerer.

En novembre 1944, néanmoins, Ginsberg écrit dans son journal : « Aujourd’hui, le doyen a taxé mon texte d’obscénité. » Nicholas McKnight, vice-doyen de Columbia, a en effet convoqué Allen après que Harrison Ross Steeves, chef du département d’anglais, lui avait révélé à quoi s’occupait son jeune étudiant. Le doyen estime que cette affaire a déjà attiré à la faculté une fâcheuse publicité, et il décourage Ginsberg de mener son projet à terme.

À l’automne 1944, John Hollander, camarade d’études de Ginsberg et comme lui poète, a déjà publié dans le Columbia Spectator une nouvelle « dostoïevskienne » sur le meurtre, et les détails juteux n’ont pas manqué d’allécher d’autres écrivains de la période. On trouve de nombreuses versions de l’affaire dans des romans et des Mémoires écrits au fil des années 1940 et plus tard par Chandler Brossard, William Gaddis, Alan Harrington, John Clellon Holmes, Anatole Broyard, Howard Mitcham et même James Baldwin – dont on considère généralement que ces personnages ont inspiré la nouvelle « Ignorant Armies », prototype de son roman sur l’homosexualité Giovanni’s Room qui paraîtra en 1956.

Parmi les autres écrivains new-yorkais nécessairement au fait de cette histoire, on trouve l’amie de Kammerer (et de Brossard) Marguerite Young, ainsi qu’un de ses propres amis, un pigiste au New Yorker nommé Truman Capote, qu’elle a présenté à Burroughs vers juin 1945 alors même qu’il venait de publier « Miriam », sa première nouvelle importante, dans le magazine Mademoiselle. Des années plus tard, Edie Kerouac Parker, autre témoin du drame, écrira ses Mémoires ; son histoire sera finalement publiée en 2007 sous le titre You’ll be Okay : My Life with Jack Kerouac. On y trouve le récit du point de vue de la petite amie de Kerouac, qui ne comprend pas tout de suite pourquoi la police vient cogner à sa porte et emmener son homme en prison.

Et puis c’est le tour de Kerouac et de Burroughs. Ce dernier en fait un récit circonstancié à son premier biographe, Ted Morgan, au milieu des années 1980, alors que celui-ci était en train de rédiger son précieux Literary Outlaw : The Life and Times of William S. Burroughs.

« Kerouac et moi, on avait évoqué la possibilité d’écrire un roman à quatre mains, et on a décidé de s’attaquer à la mort de Dave. On écrivait nos chapitres chacun à tour de rôle, et on se les lisait. On savait parfaitement qui écrirait quoi. On ne visait pas l’exactitude, mais seulement l’approximation. On a eu grand plaisir à le faire.

« Il va de soi que chacun écrivait ce à quoi il avait assisté : Jack savait ceci, et moi cela. On a romancé. Dans la réalité, le meurtre a été commis avec un couteau, pas une hachette. Comme il ne fallait pas qu’on puisse reconnaître les personnages, j’ai fait de Lucien un Turc.

« Kerouac n’avait encore rien publié, on était de parfaits inconnus. Toujours est-il que personne n’a voulu de notre histoire. On est allés trouver une vague agente [Madeline Brennan, d’Ingersoll & Brennan] qui nous a dit : “Mais quel talent, vous êtes de vrais écrivains !”, etc. N’empêche qu’il n’en est rien sorti, ça n’intéressait aucun éditeur.

« Et rétrospectivement, je ne vois pas pourquoi ça les aurait intéressés : le texte n’avait aucune perspective commerciale, n’étant pas assez “sensationnel” pour ça, mais il n’était pas non plus assez bien écrit, d’un assez grand intérêt littéraire pour être publié à ce titre. Il se situait à mi-chemin, en somme. Tout à fait dans la veine existentialiste qui connaissait alors un grand succès mais n’avait pas encore gagné l’Amérique. C’était un terrain sans viabilité commerciale. »

Quant à son titre insolite, voici l’explication de Burroughs : « Ça venait d’une émission de radio qu’on avait entendue au moment où on écrivait le livre. Un incendie avait éclaté dans un cirque, et je me souviens que la radio avait dit : “Et les hippopotames ont été bouillis vifs dans leurs piscines.” Alors on a choisi la phrase pour titre. »

Dans l’interview donné à la Paris Review en 1967, Kerouac propose une version à peine divergente de la genèse du titre : « Et les hippopotames ont bouilli vifs dans leurs piscines, parce qu’un soir qu’on était dans un bar, Burroughs et moi, on entend un présentateur annoncer : “… et les Égyptiens ont attaqué (et patati et patata)… Pendant ce temps, à Londres, un terrible incendie a éclaté au zoo, le feu s’est propagé à toute vitesse à travers champs et les hippopotames ont été bouillis tout vifs dans leurs piscines ! Bonsoir mesdames, bonsoir mesdemoiselles, bonsoir messieurs !”

« C’est bien Bill ça, ajoute Kerouac, il retient ces choses, ça fait partie des trucs qu’il remarque. »

Selon une autre version encore, c’est au zoo de Saint Louis que l’incendie aurait éclaté. Mais l’histoire a sûrement un rapport avec le feu qui avait ravagé le cirque des frères Ringling, Barnum & Bailey, à Hartford, Connecticut, le 6 juillet 1944, « le jour où les clowns ont pleuré ». Il y avait à peine moins de sept mille personnes sous le grand chapiteau au moment où les flammes l’avaient pris d’assaut ; trois minutes plus tard, les poteaux s’écroulaient, et le chapiteau s’effondrait en flammes sur l’assistance. En six minutes, le cirque était réduit en cendres. L’incendie avait fait au moins cent soixante-cinq victimes, hommes, femmes et enfants, et environ cinq cents blessés, piétinés pour la plupart au cours de la bousculade qui s’en était suivie. On a découvert plus tard que le chapiteau avait été imperméabilisé au moyen d’un mélange d’essence de voiture et de paraffine, mélange plus détonant qu’ignifugeant.

L’incendie de Hartford précède de quelques jours la première visite de Burroughs chez Kerouac dans l’appartement de la 118e Rue, fin juin ou début juillet 1944. Mais, à Hartford, les lions, les chevaux, les éléphants et les tigres avaient été promptement mis à l’abri, et il n’y avait pas l’ombre d’un hippo à bouillir. Il avait bien été question d’un hippopotame nain qui aurait péri, ainsi que dix-sept autres animaux exotiques, lamas et zèbres, dans l’incendie du cirque des frères Cole, en 1940, à Rochester, dans l’Indiana ; à Cleveland, Ohio, l’incendie de la ménagerie des frères Ringling, le 4 août 1942, avait bien tué une centaine de bêtes, dont deux douzaines que la police avaient dû abattre à l’arme lourde au moment où elles s’enfuyaient dans la panique, le feu au pelage. Ces scènes d’un comique loufoque et grinçant faisaient partie de ce que Burroughs trouvait tordant. Peut-être que ces hippopotames vapeur étaient entrés dans son folklore, et avaient été réactivés par l’accident de Hartford.

D’autres, dont Ginsberg, croyaient plutôt que la phrase faisait partie de ces « incrustations » trouvées dans des émissions de radio et utilisées à des fins expérimentales par leur ami Jerry Newman dans ses montages sonores. Étudiant à Columbia et passionné de jazz, Newman s’était procuré, avant même la commercialisation des magnétophones à bandes, de quoi faire des enregistrements, qu’il apportait aux jam-sessions dans les clubs de la 52e ; ses enregistrements d’Art Tatum en 1940-1941 — une rareté — sont considérés comme des joyaux du genre.

Dans Vanity of Duluoz (Vanité de Duluoz), roman-Mémoires écrit à la fin de sa vie, Kerouac décrit ainsi sa collaboration avec Burroughs pendant l’hiver 1944-1945 :

Alors mon vieux Bill, il attendait les monstres qui allaient sortir de la plume de son jeune ami, à savoir moi, et quand je les lui apportais, il pinçait les lèvres avec une curiosité amusée, et il se mettait à lire. Après avoir lu mon travail, il hochait la tête et rendait sa création au créateur. Moi, perché sur un tabouret, quasiment à ses pieds, soit chez moi, soit chez lui dans Riverside Drive, dans une attitude d’attente et d’adoration parfaitement consciente, voyant qu’il me rendait mon œuvre sans autre commentaire que ce hochement de tête, je lui disais le rouge au front ou peu s’en fallait : « Alors, maintenant que tu l’as lu, qu’est-ce que t’en penses ? »

L’homme Hubbard hochait la tête, que faire d’autre quand on est un Bouddha arraché à son Nirvâna pour affronter l’horreur de la vie ? Il joignait les doigts avec résignation, et levant les yeux sur le temple ainsi figuré, il répondait : « C’est bien, c’est bien.

— Mais encore, qu’est-ce que t’en penses ?

— Ma foi (se pinçant les lèvres avec un regard amusé pour le mur, tout aussi empathique et amusé que lui), ma foi, j’enpense rien, ça me botte, c’est tout. »

Au début du printemps, le tapuscrit est achevé. Dans une lettre à sa sœur Caroline datée du 14 mars 1945, Kerouac conclut : « Le livre qu’on a écrit à deux, Burroughs et moi, est désormais en lecture chez Simon & Schuster. Ce qu’il en ressortira, je l’ignore. En soi — si on le tient pour un portrait de la frange “paumée” de notre génération, sans complaisance, honnête et d’une vérité sensationnelle — c’est un bon livre ; reste à savoir s’il y a déjà une demande pour ce type de littérature, tandis qu’après la guerre on va assister à une épidémie de romans sur la “génération paumée”, et, à cet égard, le nôtre est imbattable. »

Burroughs aussi s’est demandé quels styles littéraires seraient en vogue, quels styles commerciaux. Comme nous le savons, Simon & Schuster va botter en touche, reculant devant la « vérité sensationnelle » de Et les hippos…, et d’autres éditeurs le refuseront de même. Kerouac continue pourtant de retravailler le texte pendant l’été 1945 ; il va l’intituler successivement « The Phillip Tourian Story », « Ryko / Tourian Story » et « I Wish I Were You ». En outre, les personnages de Michael et Paul, dans Orpheus Emerged (« Orphée à jour »1) ne sont autres que Lucien et lui ; cette longue nouvelle inachevée, enfin publiée en 2005, met également en scène des personnages inspirés par Ginsberg et Burroughs.

Au bout de deux ans, Lucien Carr est libéré. Il revient à New York pour reconstruire sa vie à partir de zéro, et il n’est guère d’humeur à gratifier son cher ami Jack d’une version romancée et romantique de la tragédie qui a mis fin à sa jeunesse. Il décourage tout effort pour réécrire Et les hippos… ou soumettre le texte à de nouveaux éditeurs. Mais ses amis ont beau savoir qu’il n’a qu’une envie, tourner la page, l’histoire est trop bonne pour qu’ils y renoncent : ce sont des écrivains, ou ils le deviendront bientôt.

Dans ses lettres de prison à Kerouac et à Ginsberg, Lucien Carr ne se départ pas de son attitude désinvolte, sur le mode « rien à fiche », mais il est clair pour lui et pour tout le monde qu’il ne retournera pas à Columbia. Peu après sa libération, il entre à United Press International comme pigiste. Il épouse Francesca von Hartz, fonde une famille (trois fils, Simon, Caleb, qui deviendra écrivain, et Ethan), et, en 1956, il est promu rédacteur en chef du journal du soir.

La même année, Ferlinghetti publie dans sa maison d’édition City Lights le poème novateur de Ginsberg intitulé Howl, que l’auteur a dédié à Lucien. Mais Carr a goûté outre mesure aux joies de la notoriété publique, et il prie son vieil ami Allen de retirer son nom des rééditions à venir. Carr a tourné la page sur les années 1940, c’est du moins ce qu’il souhaite et on le comprend.

Burroughs, lui, n’a pas d’opinion. En 1946, il est plongé jusqu’au cou dans ses problèmes de drogue et il amorce la descente aux enfers qui le conduira le 6 septembre 1951 à tuer sa femme par imprudence lors d’une forfanterie d’ivrogne à Mexico. Il écrit depuis deux ans déjà, mais pas sur Jack Kerouac ou Lucien Carr ; lui, il écrit sur la came et les camés, à New York et Lexington dans le Kentucky, dans l’est du Texas et à La Nouvelle-Orléans, puis enfin à Mexico – autrement dit, il écrit sur lui et ses partenaires de défonce.

The Town and the City (Avant la route), premier roman publié de Jack Kerouac, est un roman d’éducation type Les Illusions perdues de Balzac, où le récit nous mène de la campagne à la ville, mais sous la forme d’une saga familiale où l’on retrouvera certaines caractéristiques de Jack et de ses parents réagencées au sein de la famille Martin. Le livre présente bien une version lointaine de l’affaire Carr-Kammerer, mais les protagonistes y sont nommés Kenneth Wood et Waldo Meister, et il y a de telles modifications dans les circonstances du drame que peu de gens y reconnaîtraient Lucien Carr.

Pourtant, The Town and the City n’épuise pas la fascination qu’éprouve Kerouac pour cette histoire. Dans une lettre à Carl Solomon datée du 7 avril 1952 — Solomon vient d’être nommé éditeur chez Ace Books par son oncle, A.A. Wyn, propriétaire de la maison —, il parle de Et les hippos…, qu’il aimerait voir publié par Ace.

« Je ne dédaigne en rien les éditions de poche. D’ailleurs Burroughs et moi avons écrit un roman à sensation de 200 pages sur le meurtre commis par Lucien en 1945 ; le livre a choqué tous les éditeurs sur la place de New York, sans parler des agents… Allen s’en souvient… Si vous voulez le texte, il vous accompagnera chez ma mère, vous le trouverez dans mon capharnaüm de caisses et de valises ; je l’ai glissé dans une enveloppe en papier kraft sous le titre (je crois) I WISH I WERE YOU, signé du pseudo “Seward Lewis” (nos deux seconds prénoms). Bill serait d’accord, on a passé un an sur le texte, Lucien était furieux, il voulait qu’on l’enterre sous le parquet (donc, évitez de le lui dire tout de suite). »

Jack exagère peut-être l’aspect « choquant » du roman, mais il est vrai qu’aucune maison, et Ace pas davantage que les autres, ne veut publier Et les hippos… cette année-là. (Quinze ans plus tard, dans son interview pour la Paris Review, on voit que Kerouac n’a pas oublié les « lames de parquet ».)

En 1959, les œuvres fondatrices des écrivains Beat ont été publiées, et chacun des trois auteurs connaît une notoriété, un lectorat et des ventes qui croissent rapidement. C’est John Clellon Holmes qui a « baptisé » sa génération dans le roman Go, publié en 1952, roman où Carr et Kammerer font une brève apparition, mais c’est sans doute la nouvelle publiée en novembre 1959 dans Life et intitulée « The Only Rebellion Around » qui fait connaître le phénomène Beat au grand public américain.

En 1959, comme Gerald Nicosia l’observe dans Memory Babe, sa biographie majeure, Kerouac parle toujours de temps en temps d’exhumer Et les hippos… ; il est alors en plein blocage au beau milieu de son Desolation Angels (Anges de la Désolation). Il va même jusqu’à parler de son projet devant Lucien et Cessa, sa femme, « affolant complètement l’une et perturbant gravement l’autre… Jack semblait admirer ce meurtre comme un acte héroïque, mais, à leur demande pressante, il accepte pour l’instant de ne pas donner suite ; pour autant, il remet l’idée sur le tapis une ou deux fois par an, au risque de pousser Cessa à la crise de nerfs ».

En 1967, il met enfin sa menace à exécution, alors qu’il est en train d’écrire Vanity of Duluoz : An Adventurous Education, 1935-1946. Le livre raconte – à sa troisième femme Stella Sampas Kerouac — la période de sa vie qui précède ses aventures sur la route avec Neal Cassidy. Il va chercher ses vieux tapuscrits de 1945 au fond de ses tiroirs, et les relit pour y trouver l’inspiration et la mémoire. Lorsque Vanity of Duluoz est publié, en 1968, un bon cinquième du livre porte sur l’affaire Carr-Kammerer, qui apparaissent cette fois sous les noms de Claude de Maubris et de Franz Mueller. Il fait également intervenir William Burroughs sous le nom de Wilson Holmes « Will » Hubbard, dans une langue proche de celle de Et les hippos… Quant au mode du récit, Vanity of Duluoz suit d’assez près le découpage en scènes adopté dans Et les hippos…

Kerouac publie son livre à point nommé, car, en 1968, les premières biographies concernant les Beats sont en cours. Cette année-là, en effet, Jane Kramer publie Allen Ginsberg in America, basé sur la série d’articles qu’elle vient d’écrire pour The New Yorker, mais elle n’y parle pas de Lucien Carr ni de David Kammerer, et il se peut qu’Allen se soit abstenu d’aborder le sujet avec elle.

En 1973, avec le très novateur Kerouac : A Biography d’Ann Charters, Carr et Kammerer font leur retour dans un monde qui les avait oubliés — alors que Lou Carr, rédacteur en chef, est devenu un homme réputé et apprécié. Ann Charters (et j’ai souvent entendu Ginsberg s’en plaindre) sera cependant obligée de retirer de sa dernière version toutes les citations des œuvres de Kerouac, publiées ou non, et de les remplacer par des paraphrases, parce que le Kerouac Estate vient de donner l’exclusivité de ces documents à Aaron Latham, qui est lui aussi en train d’écrire une biographie.

Cette biographie sera bien achevée mais jamais publiée, parce que, après le livre de Charters, on considère que le marché de la biographie kérouacienne est temporairement saturé. Ce qui n’empêche pas de nouvelles biographies marquantes de sortir vers la fin des années 1970, dont Jack’s Book par Barry Gifford et Lawrence Lee, en 1978, et Desolate Angel par Dennis McNally, en 1979.

L’entreprise de Latham est pourtant une bombe à retardement. Ce dernier a en effet pour agent le vénérable Sterling Lord, qui est aussi celui de Kerouac depuis le début des années 1950 et qui sera, à la mort de l’écrivain en 1969, celui de ses ayants droit. Latham écrit souvent dans le magazine New York, et feu Clay Felker, son rédacteur en chef, accepte de publier le premier chapitre de sa biographie de Kerouac, chapitre qui s’intitule en toute simplicité « The Columbia Murder that Gave Birth to the Beats » (« Le meurtre de Columbia qui donna naissance aux écrivains Beat »). Felker le publie en avril 1976, sur deux pages, avec un encart de couverture qui en annonce le contenu. Ce chapitre est basé sur des scènes et des dialogues puisés dans Vanity of Duluoz ou dans le tapuscrit Et les hippos…, soit sous forme de citations, soit sous forme de paraphrases, comme si les deux textes pouvaient être pris au pied de la lettre, traités comme des témoignages réels. L’intimité entre Lucien et Ginsberg apparaît aussi pour la première fois.

Cette publication bouleverse l’existence de Lou Carr ; il en est blême. Chez U.P.I., aucun des collègues avec qui il travaille depuis trente ans n’est au fait de cet homicide commis dans son adolescence. Il reproche à Allen d’avoir trop librement abordé le sujet de leurs liaisons dans les entretiens enregistrés avec Latham ; il a le sentiment qu’Allen a dû vendre la mèche en rapportant la ligne de défense de 1944, qu’on trouve parfaitement résumée dans Vanity of Duluoz où Claude (Lucien) chuchote à Jack pendant leur garde à vue : « On est exclusivement hétéros. » Allen n’est plus très sûr d’en avoir fait part à Aaron Latham, mais il se couvre la tête de cendres et demande à William d’apaiser le cœur sauvage de Lucien.

Burroughs est indigné pour Lucien et, avec l’aide d’Eugene H. Winick, son avocat de longue date, il décide de poursuivre Latham, Lord et le magazine New York pour diffamation et violation de la vie privée (par l’usage d’un nom ou d’une physionomie sans autorisation). L’affaire se soldera au début des années 1980 par des dommages et intérêts symboliques, et sans rancune. Le contrôle du roman à quatre mains devra donc être conjoint : voilà Et les hippos… « enfermé au fond d’un tiroir » ; il y restera vingt ans.

Fin 1981, Burroughs quitte son « bunker » new-yorkais pour s’installer à Lawrence, au Kansas, où il va vivre seize ans et composer la « Red Night Trilogy », tout en exécutant un vaste corpus d’œuvres picturales. Quand son heure arrive enfin de regagner les « Terres occidentales », le 2 août 1997, je me trouve à ses côtés, car, depuis vingt-trois ans, j’ai le privilège de partager sa vie et de travailler avec lui.

J’avais tout juste vingt et un ans quand je suis arrivé à New York de mon Kansas, en quête de ma destinée. Burroughs et les Beats étaient ma grande passion littéraire depuis ma prime adolescence ; j’avais rencontré Ginsberg l’année précédente, et voilà qu’il m’encourageait à faire la connaissance de William, à la mi-février 1974. Bientôt, William me proposait de partager le vaste loft qu’il sous-louait sur Broadway, au 452. Au printemps de cette année-là, un soir très tard, nous sommes tirés de notre sommeil par l’interphone, et j’entends une voix joyeusement insolente aboyer : « Bill ! C’est Lou Carr, ouvre-moi, bon dieu ! » Ce que je fais, et nous bavardons une heure ou deux tous les trois. Mon amitié avec Lucien date de cette nuit-là, et elle a crû au fil des années passées auprès de William.

En 1999, en tant qu’exécuteur testamentaire de Burroughs, j’ai pris part à la vente aux enchères des biens d’Allen Ginsberg, chez Sotheby’s, à New York. Après la vente, je me suis rendu quelques jours chez Lou Carr, à Washington. J’y ai réitéré une promesse que je lui avais faite de longue date, à savoir ne pas publier le manuscrit à quatre mains de son vivant.

J’ai de même eu la chance de connaître une amitié de plusieurs années avec John Sampas, exécuteur testamentaire de Kerouac. John s’est montré généreux, attentionné, d’excellente compagnie. Il a par ailleurs toujours respecté la promesse que j’avais faite à Lucien.

Aujourd’hui, Dave, Jack, Allen et Bill nous ont tous quittés – puis Lucien lui-même, il y a trois ans, en 2005… Voici donc vos Hippos, prêts à bouillir après avoir frémi si longtemps.

Quelques mots sur le livre lui-même. Le lecteur chevronné des Beats reconnaîtra sans peine derrière leurs pseudonymes les personnages de Et les hippos… : Jack Kerouac (Mike Ryko) et William Burroughs (Will Dennison), ainsi que les deux protagonistes de cette tragédie que sont Lucien Carr (Phillip Tourian) et Dave Kammerer (Ramsay Allen ou Al) ; la petite amie de Kerouac, qui allait devenir sa première femme, Edie Parker (Janie), ainsi que la petite amie de Carr à l’époque, Celine Young (Barbara « Babs » Bennington) ; le camarade d’études de Carr John Kingsland (James Cathcart).

Les spécialistes reconnaîtront peut-être certains personnages historiques moins célèbres aux marges du drame : les parents de Lucien, Russell Carr (Mr Tourian / Mr Rogers) et Marion Carr (Mrs Tourian) ; son richissime oncle Godfrey S. Rockefeller (l’oncle de Phillip) ; celui qui écrirait bientôt dans le New Yorker, Chandler Brossard, qui habitait au 48 Morton Street, dans le même immeuble que Kammerer et à deux pas de chez Burroughs (il apparaît peut-être sous le nom de Chris Rivers) ; le docker Neal Spollen (Hugh Maddox) ; une bande de lesbiennes liées à Barnard, avec la garçonne Ruth Louise McMahon (Agnes O’Rourke) et la féminine, étudiante de première année, Donna Leonard (Della), ainsi que Teresa Willard (Bunny ?) ; Patricia Goode Harrison, amie de Kammerer, et son mari d’alors, Thomas F. Healy, écrivain irlandais (peut-être Jane Bole et Tom Sullivan) ; le jeune gangster que Dennison est le seul à connaître (sous le nom de Danny Borman) étant peut-être inspiré par un certain « Hoagy » Norman ou Norton.

Et puis, bien sûr, on reconnaîtra Joe Gould, surnommé le « professeur La Mouette » dans le croquis célèbre à l’époque qu’en avait fait Joseph Mitchell pour le New Yorker en 1942. Alcoolique bavard, entre deux âges, scion d’une famille patricienne dont l’arbre généalogique plongeait ses racines dans le Boston d’avant l’Indépendance, Gould était un véritable excentrique du Village. Fidèlement représenté dans Et les hippos…, il passait son temps au Minetta’s et travaillait soi-disant à une fresque littéraire magistrale, An Oral History of Our Time, ce qui, dans le souvenir de Burroughs, ne l’empêchait pas de faire son « numéro de mouette » pour qu’on lui paie à boire. Mais le « secret de Joe Gould », tel que Mitchell l’a révélé en 1964 dans la suite de son croquis, c’est que le manuscrit indéfiniment griffonné de cette Oral History n’avait jamais existé.

En 2000, Joe Gould’s Secret a été adapté à l’écran par Stanley Tucci, avec Ian Holm dans le rôle-titre. C’est une superbe reconstitution historique de Greenwich Village autour de 1945, époque où se situe Et les hippos… ; le lecteur sera bien inspiré de voir le film pour se figurer le décor de ces années aujourd’hui si lointaines.

En établissant le texte, je n’ai nullement visé l’exactitude minutieuse qu’Oliver Harris, éminent spécialiste de Burroughs, a apportée aux versions définitives des œuvres de jeunesse de son auteur, Junky (1953) et The Yage Letters (Lettres du Yage, 1963). Je me suis davantage efforcé de présenter ces écrits conformément aux intentions des auteurs, pour autant que j’aie pu les discerner.

Nous savons que Kerouac et Burroughs avaient bien remis le même tapuscrit, intégral, à leur agent au printemps 1945 pour qu’il le soumette aux éditions Simon & Schuster et Random House. Ce simple fait confirme selon moi que si Et les hippos… avait fait l’objet d’un contrat à l’époque, les deux amis auraient certainement accepté de modestes suggestions éditoriales quant au plan et à l’orthographe, ce d’autant qu’ils visaient un public plus vaste que la seule avant-garde littéraire avec leur roman de genre.

J’ai évité de faire des corrections invisibles, sauf exceptions, qui ont consisté à ajouter des virgules lorsque la compréhension les rendait nécessaires ; j’ai même conservé quelques fautes de grammaire comme partie intégrante du style des auteurs. Il apparaît sans conteste que Jack Kerouac a tapé le texte tel que nous le voyons aujourd’hui, sans qu’il en manque une seule page. Il avait une orthographe sûre, et une ponctuation efficace. La plus grande liberté que j’aie prise a été de changer ici ou là le découpage en paragraphes pour cause de lisibilité, ou pour souligner le genre littéraire auquel l’œuvre appartient.

Avant de conclure tout à fait, une note sur le texte : il a été transcrit d’après des photocopies d’archives du tapuscrit, par mon ami et collègue Tom King, que j’ai ici le plaisir de remercier pour son aide minutieuse. Qu’il me soit également permis de dire ma reconnaissance envers mes amis Thomas Peschio, John Curry et James M. Smith, qui m’ont rendu bien des services et prodigué leurs encouragements ; les universitaires Gerald Nicosia, Oliver Harris, Dave Moore et Bill Morgan, qui m’ont fait de judicieuses suggestions, m’épargnant des erreurs ; merci encore à mon éditeur Jamison Stoltz, pour ses avis toujours dispensés à point nommé ; à Kathleen Silvassy, la compagne de Lucien Carr, pour l’hospitalité avec laquelle elle m’a accueilli, il y a bien des années ; à mon ami Gene Winick, qui a aidé à longueur de vie William et son legs, et de même à Sterling Lord, l’agent de Kerouac, qui soixante ans durant a nourri l’héritage laissé par Jack (et sa magnanimité lors de ce procès, il y a trente ans) ; merci à mon collègue et ami John Sampas, toujours égal à lui-même, avec son humour burroughsien ; à mes agents Andrew Wylie et Jeff Posternak, qui ont foi en moi depuis des années, malgré mes vicissitudes ; merci à Ira Silverberg, mon ami affectionné, pour tout cela et davantage ; et par-dessus tout, je remercie ma mère bien-aimée, Selda Paulk Grauerholz, qui a disparu le 13 mars 2008, en me demandant encore si j’avais terminé Et les hippos… — elle, je la remercie pour tout, toujours, et je regrette de ne plus pouvoir le lui dire de vive voix.

Lou Carr est devenu un ténor de la presse fervent et accompli. Il a été promu rédacteur en chef chez U.P.I. dans les années 1970, et quand United Press s’est installé à Washington, en 1983, il a suivi sa société. Il est resté à l’agence quarante-sept ans, jusqu’à sa retraite, en 1993, à l’âge de soixante-huit ans Il est mort à soixante-dix-neuf ans, le 28 janvier 2005.

En hommage à sa mémoire, plus de 160 de ses collègues se sont réunis le 4 mars 2005 dans les locaux du National Press Club, à Washington, pour faire son éloge. Comme l’a écrit le Times de Londres dans sa nécrologie : « L’histoire de l’agence United Press, Unipress, en 2003, a dit de Carr qu’il était “l’âme du service des actualités. Le grand étudiant élancé de la Beat Generation a réécrit, retapé, remanié avec une énergie vivifiante plus de grands reportages du circuit principal d’U.P.I., l’A-Wire, que quiconque avant lui ou depuis”. Il jouissait d’une grande admiration et d’une grande affection auprès de ses collègues. »

« Le meurtre qui a donné naissance aux écrivains Beat » est désormais une histoire aux multiples versions, mais ce n’est pourtant pas la mort de Kammerer qui a bercé les Beats, mais bien plutôt la force vitale, tant intellectuelle que sexuelle, du jeune Lucien Carr, que Kammerer lui-même nourrissait depuis la puberté par des orgies poétiques — le divin afflatus de Baudelaire, l’acte gratuit de Gide, les rapports passionnés de Verlaine et Rimbaud. Et puis ils ont tous deux sombré dans la folie, et joué ces rôles fatals dans leur propre vie.

Dans Et les hippos…, Jack et Bill ont dépeint un drame où le mentor dérape et où la jeunesse cède à sa cruauté naturelle. Toutefois, le fait notable de cette intrigue, c’est que la mort de Kammerer, loin d’être la fin de l’histoire, en marque plutôt le début. Lui mort, en effet, et Lucien sous les verrous, reste le trio Burroughs-Kerouac-Ginsberg. Et s’il est vrai qu’aucun d’entre eux ne verra son œuvre publiée avant dix ans, ils sont bien les auteurs que la postérité, littéraire entre autres, va consacrer.

Le temps où Lucien Carr se trouve sous les feux de la rampe lorsqu’il est l’insouciant point de mire des Beats — le diaphane et charismatique Claude de Maubris, leur grand sacrificateur, qui les invite à « plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?2 » —, ces jours bénis ont pris fin il y a bien des années, par une chaude nuit d’été, pendant la guerre, où Lucien a mis à mort — qui sait, à sa demande ? — son mentor et son béguin, son prédateur et son pantin, son créateur et son destructeur, David Eames Kammerer.

James W. GRAUERHOLZ




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