Arthur Cravan, la terreur des fauves

 


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« J’ai un tel fond de tendresse que je vais en mourir. »

C’est une figure d’iconoclaste qui a su gagner sa postérité à coups de provocation et de troubles, mais pas seulement. Par sa notice dans son Anthologie de l’humour noir, André Breton a beaucoup aidé à son succès posthume, et dans la revue VVV il publia aussi un des textes les plus convaincants de Cravan, dont voici l’amorce :

« Car si j’avais su le latin à dix-huit ans je serai empereur//Quel est le plus néfaste : le climat du Congo ou le génie ?//Les plants de carottes en forme de tombeau//la pensée sort du feu//étoiles, désespoir du poète et du mathématicien//plus vierge et plus furieux//à un homme discipliné ne suffit-il pas, comme changement dans sa vie, de s’asseoir une fois par mois à l’autre bout de sa table d’étude ?//J’ai pensé un instant à signer Arthur I//Je me lève avec les laitiers//dans mes tours de verdure//chair des chiens//gelée blanche, frimas, givre//ô mon cœur ! ô mon front ! (ô mes veines !) celui de nous deux qui a le plus de vif argent dans les veines (véroles)//la lune buvait, la mer était… la lune dorée// […] »

Cravan fut une sorte de dadaïste avant l’heure. Neveu d’Oscar Wilde, Fabian Avenarius Lloyd choisit un pseudonyme à partir du prénom de Rimbaud et peut-être du nom d’un ascendant de son amie de l’époque. Né Britannique à Lausanne en 1887, il exerce divers métiers (chauffeur, barman, bûcheron, cheminot, charmeur de serpents, etc.) et découvre le monde (Angleterre, Allemagne, Italie, Australie, États-Unis). Il s’installe à Paris en 1909, est ami de Fénéon, Thailhade, Duchamp, Picabia. En 1910 il devient champion de France de boxe, catégorie mi-lourd. Il crée et rédige tout seul une revue, Maintenant, qu’il vend dans une voiture de quatre saisons. Il se fait volontiers et même compulsivement… extravagant. En 1914, aux Sociétés savantes, il donne une conférence qui fut qualifiée de mouvementée : « Qu’on le sache une fois pour toutes, je ne veux pas me civiliser. » Comme beaucoup d’artistes ou poètes, il pratique à l’occasion le commerce d’œuvres d’art. En 1915, pour un match de boxe organisé à Athènes, on le présente comme champion canadien. Mais il redevient Anglais quand il le faut – il est parfois question de son « passeport caméléon ». Vers 1916 il séjourne en Espagne, se fait professeur de boxe au Real Club Maritimo (Barcelone). En 1918, au Mexique, il est mis k.o. au second round par Jim Smith (Black Diamond). Il disparaît plus tard, on ne sait trop quand, on ne sait trop comment, sans doute en mer, au large du Mexique, peut-être à bord d’une trop frèle embarcation, avec pour compagnons un Suédois, un déserteur américain, et son manager. Nous sommes toujours en 1918, ou peut-être pas 1.

Dans les années 80, les éditions Lebovici avait publié, concocté par Jean-Pierre Begot, un beau volume des œuvres de Cravan, dont des lettres et témoignages. Aujourd’hui les éditions L’Échappée reprennent une partie de ses documents avec en prime deux textes inédits de Rémy Ricordeau, qui signe cet ouvrage, et une postface d’Annie Lebrun.

« Mes lettres sont idiotes mais j’espère que tu ne m’en voudras pas : je ne suis pas un littérateur ! »

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Morceau de choix et même prédominant de cet ensemble : une correspondance amoureuse adressée à deux fiancées notoires (les lettres à sa fiancée française, Renée Bouchet, n’ayant semble-t-il pas été retrouvées, sauf une), Sophie Treadwell et Mina Loy. Sophie Treadwell est américaine, journaliste et féministe en vue, revendiquant sa liberté sexuelle, amie et un temps maîtresse de Marcel Duchamp, elle rencontre Arthur Cravan à New York en 1917. Après la disparition de celui-ci, elle se rendra au Mexique pour couvrir la révolution et interviewer Pancho Villa.

Mina Loy est anglaise, elle s’installe à Paris au début du siècle, fréquente Picasso, Picabia, Apollinaire, Gertrude Stein, elle écrit et elle peint. Dans un recueil de souvenirs, à propos de Cravan, elle note : « Apparemment il s’invitait là où ça lui plaisait, faisant d’insolentes remarques… On disait qu’il tuait un homme d’une unique pression du pouce et de l’index et qu’il était capable de faire crouler un immeuble pour une simple contrariété. » Dix ans après sa mort, comme le raconte Annie Le Brun dans sa postface, lors d’un entretien qu’elle accorde à The Little Review, à la question de savoir quels furent pour elle les moments les plus heureux et les pires, Mina Loy répond : « Les plus heureux, tous ceux que j’ai passés avec Cravan et les pires, tous les autres. »

Cravan est un amoureux débordant, quand il rencontre Mina, il n’en aime pas moins Sophie. Les lettres surgissent bien sûr d’une distance qui séparent les correspondants, et Cravan paraît toujours attendre avec impatience les retrouvailles, alors qu’il ne peut pour autant s’empêcher de s’éloigner à nouveau, c’est du moins l’impression que peut avoir le lecteur d’aujourd’hui, ne connaissant que les mots jetés à la hâte, sans trop souci de style, sur le papier de ces missives retrouvées.

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à Mina Loy
Washington, 26 août 1917
Ce dimanche

Ma grande adorée,
Je rentrerai demain lundi et ne sachant pas encore à quelle heure je serai de retour je te prie de vouloir être assez gentille pour te tenir à la maison le soir. Je te téléphonerai dès mon arrivée. Tu me manques déjà terriblement. Aujourd’hui j’ai failli inventer une excuse et rentrer. Tu vois où j’en suis…
Je suis devenu d’un bête comme tu dis. Ah ! comme j’aurais voulu avoir mon bras autour de la taille quand j’ai vu la lune se lever au-dessus du Maryland ! Je ne sais pas si je reviendrai zoologiquement supérieur : j’ai vu tant de choses avec une telle fureur de voir ! J’ai eu de nouvelles idées et des analogies ont commencé à communiquer ensemble. Je vis dans un délire presque perpétuel.
Je vais bientôt écrire ma chose et en me lisant tu me comprendras mieux. Tu verras qu’il y a quelque chose dans ma nature qui n’est pas dans celle des autres.
Attends-moi lundi.
Je t’écrase dans mes bras.
A.C.

S’il est un grand lecteur, un cerveau plus raffiné qu’il ne veut le laisser paraître, Cravan a décidé de ne pas être un homme attendu. Il rechigne avec emphase, il proteste avec allant, il s’oppose avec style, il gâche avec dérision, selon un code qui n’est peut-être pas aussi absurde qu’il ne le voudrait, ou voudrait le laisser voir. C’est du moins ainsi que l’on peut facilement le lire aujourd’hui, et comme l’écrit Rémy Ricordeau à son propos : « Au regard de l’artificialisation contemporaine de la vie sociale et de la culture, l’extrême modernité de son anti-modernisme, qui lui fait préférer la vie à sa réification et le corps à la cérébralité […] se révèle en effet aujourd’hui plus pertinente encore par son caractère visionnaire et irrécupérable… »  2

  • JeAN-CLAUDE LEROY
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