Manchette

 
Jean-Patrick Manchette, Lettres du mauvais temps. Correspondance 1977-1995 (détail couverture)

Ilest complexe d’écrire sur Manchette non dans la position du tireur couché mais dans celle du critique et universitaire : dans les Lettres du mauvais temps, formidable livre qui rassemble sa Correspondance entre 1977 et 1995, Manchette écrit que « les journalistes (…) n’ont plus le temps de lire », il n’y en a « pas un seul (…) à qui on puisse faire confiance », ajoutant, concernant les seconds que sans faire « d’anti-intellectualisme a priori (…) c’est un fait que tous les universitaires actuels, stricto sensu, sont des crétins ». Le ton est donné : la correspondance de Manchette est sans concession, noire, et pas seulement parce que son auteur est le maître du genre.

Les formes littéraires sont usées jusqu’à la corde, qu’il s’agisse depuis longtemps de « la littérature de première classe (contemporaine s’entend) » qui ressasse seulement « toutes les expériences formelles destructrices du début du siècle — alors qu’elles avaient leur raison d’être à présent c’est du réchauffé » et même de la littérature de 2e classe, « de distraction », trop souvent « fabriquée au mètre » (30 juin 1977, à Pierre Siniac) et qui perd ipso facto toute force de subversion. Le marché récupère tout, Manchette observant avec consternation la montée en puissance de la société du spectacle. Il l’écrit le 10 juin 1981 à Uri Eisenzweig pour refuser de participer à un numéro de Littérature centré sur le roman policier : « je considère que l’actuelle valorisation culturelle et marchande du roman noir, dans sa forme hard-boiled historique et dans ses derniers développements tapageurs ou modestes, est la valorisation de ce qui n’est plus, la valorisation d’un nom quand la chose à disparu et ne se présente plus que comme ersatz, ou comme objet mort ayant perdu sa fonction ». En ce sens « l’environnement hostile » que serait ce numéro critique peut être étendu à l’ensemble d’une époque, gouvernée par la disparition, la loi du marché et l’apparence.

Tout y passe : la télévision bien sûr, et l’émission Apostrophes : Manchette est invité dans cette « vitrine marchande » aux cotés de Malet et Boileau-Narcejac, en juillet 1979, pour parler du roman policier. Il éreinte Pivot, l’accusant de « ne pas aimer ni connaître son sujet ». Les journaux ne s’en sortent pas mieux. L’Obs est « l’hebdo des cadres, au sens où on dit un journal de concierge », Manchette fustige « leur immonde bêtise qui se croit intelligente », tirant à vue, toujours dans la même lettre à Pierre Siniac, sur Le Monde, certes « à l’idiotie moins agressive » mais auquel il ne pardonne pas sa « contribution massive à la thèse du suicide de la bande à Baader ». Quant à Libé, défini comme le « quotidien national du matin destiné aux yuppies français et aux étudiants de premier cycle » (6 février 91), Manchette est circonspect d’en faire la une en avril 1993, ne doutant pas qu’il doit cette mise en avant au fait d’être « un fantôme de la jeunesse de ses propriétaires » (À Ross Thomas, 9 avril 93). « De sorte que je ne suis pas ravi, par certains côtés, d’être encensé par tous ces gens. C’est la critique de supermarket dont je parlais dans ma dernière lettre. Il faut être satisfait de lui déplaire ou de ne pas l’intéresser — je sais bien, venant de moi qui lui plais, ça paraît une coquetterie de fine bouche » (À Pierre Siniac, 25 juillet 79).

Photo extraite de Jean-Patrick Manchette, Lettres du mauvais temps. Correspondance 1977-1995

Comme l’écrit Richard Morgiève dans sa préface, Manchette est un précieux « témoin de son époque et de ses contemporains ». C’est la force de frappe de ses romans mais sa correspondance en témoigne également. Elle dit le quotidien d’un écrivain face à la montée du capitalisme et d’un état policier, son quotidien déchiré entre ce qui le fait vivre (le cinéma « sans qui mon pain ne se beurre pas »), son attachement féroce au polar — « nous sommes peut-être ce que la bande dessinée est à la peinture », « il me paraît certain qu’il est plus noble et plus plaisant d’être aujourd’hui Druillet ou Moebius que Mathieu ou Buffet » (À Siniac, 30 juin 77) — et son impuissance à écrire le premier volet d’une fresque du XXe siècle « le prologue d’une série qui traitera de toute la seconde moitié de notre siècle et de la façon dont l’action clandestine est devenue le moteur de toutes choses », 13 octobre 90), ce roman qu’il nomme encore, le 9 avril 93 dans une lettre à Ross Thomas, son « légendaire « prochain » roman ».

Légendaire est à prendre au sens étymologique du terme, (qui reste) à écrire… Commencé en 89, le texte est sans cesse retardé, par les travaux alimentaires (dont Manchette souligne aussi la fécondité, il a appris à écrire en composant scenarii, adaptations et traductions), son agoraphobie, les dépressions et les pépins de santé, jusqu’au « machin en forme de macaron » (À Jacques Faule, 18 décembre 94) que les médecins ont trouvé dans son poumon gauche et qui finira par l’emporter. Manchette se demande, dans une lettre de décembre 94 à Jean-Pierre Andrevon, ce qu’il a « bien pu glander depuis 1982 ». La correspondance dit une lutte permanente, contre ses démons, contre une forme de reconnaissance qui le stérilise, contre « l’idée d’ouvrir la voie à de jeunes romanciers en colère est une horreur. Et l’approbation bienveillante exprimée par l’establishment est assez douloureuse également » (À Robin Cook, 18 mai 83). « Parfois on en vient à ne plus croire à rien », écrit Manchette dans ses très fortes réponses à un questionnaire envoyé par les élèves d’un lycée professionnel qui clôt le volume de correspondance.

On le comprend à lire ces lettres qui traversent des moments de « mauvais temps » et quelques rares éclaircies, Manchette écrit depuis une aporie, dans un épuisement extrême, contextuel (l’époque usée) et intérieur — son emploi du temps vampirisé par une production alimentaire qui l’a longtemps doublement nourri pourtant, littérairement puisque c’est ainsi qu’il a fait ses gammes comme financièrement (« dans des périodes d’extrême pénurie, il m’est même arrivé de décompter en francs, et non en pages ou signes, le travail accompli dans une journée », À Christian Gonzalez, 4 août 77). Le volume est traversé de bout en bout par la quête, sans cesse retardée et empêchée de ce roman à venir dont il écrira alors que la mort est proche de le faucher que « les mésaventures de cet ouvrage auraient presque de quoi <le> rendre superstitieux ». Mais, toujours, « films libidineux, synopsis, retapage de scénarios, négrifications, adaptations « littéraires » de films, télévision scolaire, TV de diffusion normale (…), romans pornographiques, films pour la prévention des accidents du travail, et nombreuses traductions de l’anglais » l’éloignent du livre rêvé, documenté, en partie écrit, repris, jamais achevé.

« On ne peut éviter, par les temps qui courent, d’aboutir très vite à vouloir en finir avec le roman, la critique, le monde lui-même » (À Pierre Siniac, 13 juillet 79). Pourtant, Manchette le sait et l’écrit, c’est bien depuis cette impasse ressaisie en aporie que Hammett, Orwell et Dick ont écrit des « romans de grande valeur (et d’ailleurs de grande valeur subversive) » et quoi que ses épigones fassent d’une forme qu’il a portée au sommet, c’est bien dans et par le polar qu’il peut dire « ce que je pense sur le vaste monde » (À Pierre Sininac, 16 sept 77). C’est cette traversée du « mauvais temps » — titre que Manchette pensait donner à un cycle romanesque (Les gens des mauvais temps) — que narre cette correspondance qui se lit comme le roman de ce qui s’écrit dans les marges de l’œuvre et s’offre comme l’œuvre qui aurait pu s’écrire. Ces lettres sont un laboratoire d’écriture, explicitant ce qu’il nomme une « dialectique inspiration – transpiration », sa manière de re- et dé-composer par collages, détournements et « allusions cryptiques » pour que le texte conserve « quelque chose d’impénétrable » (À Jacques Faule, 11 août 1980).

Certains s’y cassent les dents, comme Nicole Avril que Manchette, le 30 avril 79, remercie de lui avoir envoyé Monsieur de Lyon. Il lui dit être flatté par l’exergue extraite de Fatale mais « au vrai, sans doute à votre insu (vu que — votre portrait en fait foi — vous n’êtes pas un vieux marxiste barbu), vous avez cité non pas Manchette mais Engels, je crois (ou Marx — j’ai tant pratiqué ces deux gentlemen que je finis par les mélanger). En fait toute la longue réplique de mon Baron Jules, d’où vous avez tiré la phrase, est empruntée à un des deux barbus, comme une vingtaine d’autres bribes de Fatale où j’ai joué aux osselets avec les structures les plus raidement marxistes, et collé discrètement du texte sacré par ci par là, donc ». Dans une lettre à Jacques Faule, le 11 août 1980, il reviendra sur l’épisode pour illustrer son dégoût du milieu littéraire : « cette charmante ignorantine n’a pas su qu’elle citait en fait Engels. L’insouciance inculte et stupide de tout ce milieu est révoltante ». Tout dans ce volume est à l’avenant : d’une sincérité sans fard et désespérée, même avec ses amis — « j’ai lu Voodoo Ltd, et je pense que tu ne te suicideras pas si je te dis qu’à mon sens ce n’est pas ton meilleur livre » (À Ross Thomas, 9 avril 93) — lâchant les chiens noirs de la colère :
contre l’entarteur Noël Godin (« tu n’es ni aimable, ni rigolo, mais bête et malhonnête », « va chier »),
les traductrices de L’homme au boulet rouge qui ont truffé leur texte d’erreurs ou contresens — « le travail de la traduction, et toute « l’industrie du livre » suivent la tendance générale de cette époque à la déqualification du travail humain et à la perte des connaissances autrefois possédées par les métiers. Je vous plains d’être les victimes de cette tendance, mais je vous méprise d’en être les victimes consentantes »),
Claude Franqueville qui a massacré la transcription d’un entretien (« à considérer comment tu comprends ce que tu enregistres au magnétophone, on ne peut former de grands espoirs quant à ta compréhension de ce que tu lis »),
Francis Dunkerque, enfin, qui a adressé le manuscrit de son roman à Manchette et lui a demandé de lui donner ses impressions : « j’avoue ne pas avoir dépassé, dans ma lecture, le milieu du deuxième chapitre, car je trouve votre style tellement mauvais que j’en souffrais ».

Et puis il y a le bonheur de compagnonnages, avec EchenozTardi, Ellroy (« une novélisation des Dirty Harry par Georges Bataille ») et tant d’autres, l’amour pour sa femme Mélissa, les peurs, les espoirs, les moments de dépression noire, ce « style de la désillusion » qui est le sien et qu’il hérite du réalisme français du XIXe siècle. Il faut lire sa lettre du 11 août 1980 à Jacques Faule, véritable manifeste littéraire, d’une densité et d’une lucidité impressionnantes. Avec un extraordinaire appareil de notes qui éclairent toutes les allusions de la correspondance — dû à Jeanne Guyon, Nicolas Le Flahec, Gilles Magniont et Doug Headline — Lettres du mauvais temps se lit donc comme un roman. De lettres en lettres, ce sont des scènes inouïes (le cambriolage de son appartement, l’envie de rencontrer Westlake au festival de Gijón et la manière dont il le croise dans le couloir de leur hôtel sans vraiment lui parler), des personnages principaux (ses correspondants fidèles auxquels il s’adresse comme à d’autres lui-même) et des seconds rôles dézingués au détour d’une lettre (de Godard à Stephen King en passant par Barthes, « Sollers et autres putes »). C’est aussi un Manchette inattendu qui surgit de ces pages : l’admirateur de Flaubert, Huysmans et Orwell qui recommande à ses correspondants de se plonger dans les sermons de Bossuet et dans Sade ou qui propose une lecture de L’Étranger de Camus sous l’angle de ce que ce texte doit au polar, au hard-boiled, à la lecture de traductions en français de Cain et McCoy, ce qui explique l’usage camusien du passé composé, « ce temps verbal qui « aplatit » complètement toute possibilité de lyrisme épique ».

La correspondance est aussi le creuset d’une œuvre potentielle, de romans imaginés et jamais écrits, comme celui qui aurait eu son immeuble pour décor, « avec l’atmosphère de la ville et du monde qui l’entoure, son évolution, son déclin, sans oublier les incidents » (À Robin Cook, 18 mai 1983). Mais ce roman nous l’avons de fait entre les mains, ce sont ces Lettres du mauvais temps, la correspondance d’un agoraphobe magnifiquement atrabilaire et amoureux, tout ensemble cabinet de travail, adresse aux amis et ennemis, réflexions politiques et littéraires mêlées, un livre indispensable alors que le monde extérieur est plus que jamais celui que décrivait Manchette dans deux lettres de septembre et octobre 1987 : « le capitalisme a transformé la culture en marché et j’ai tendance à éviter les lieux de commerce » ; « le monde devient fou ».

Christine Marcandier

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