Viv Albertine : De fringues, de musique et de mecs

 Viv Albertine

Viv Albertine, guitariste des Slits, groupe punk qui marqua les scènes anglaises et du monde, publie un « album de souvenirs », au sens aussi bien musical que photographique ou littéraire du terme puisque son livre, De fringues, de musique et de mecs, a la structure duelle d’un vinyle ou d’un double album (Face A, Face B) : chaque court chapitre est comme une piste musicale, centrée sur un moment qui a laissé en elle « une empreinte indélébile », l’a « façonnée, scarifiée ».
En feuilletant sa vie, Viv Albertine traverse plusieurs décennies, mais il serait regrettable de réduire son livre à la biographie d’une enfant du punk ou à une confession : De fringues, de musique et de mecs est la fascinante vue en coupe d’une époque, une chronique sociale aussi bien qu’un document musical, par une Riot Girl, qui se bat pour devenir une musicienne reconnue dans un milieu ultra-masculin, pour construire sa vie de femme, en abattant un à un les carcans sociaux et moraux de l’époque comme ses propres barrières intérieures.

Viv Albertine est d’abord une gamine qui débarque de Sydney avec sa famille, elle a quatre ans, c’est l’installation au nord de Londres, à Muswell Hill, une vie dure, la famille est pauvre, le père aime distribuer les coups de ceinture et il finit par se faire la malle. Viv découvre, dès l’école, son attrait pour les bad boys : « on ne m’a jamais rien dit à propos des mauvais garçons, ni qu’ils sont sexy et captivants ni qu’il faut les éviter. Je découvre tout ça toute seule, aujourd’hui – à huit ans, en CE2 ». Tout Viv Albertine est là, déjà : une personnalité hors du commun, un rapport présent au passé, délicat et puissant, une ironie qui couvre de pudeur une rage de vivre, quand bien même rien ne lui est donné au départ, quand bien même elle est une femme.

Cette époque est aussi celle de sa découverte, brutale, électrisante, irréversible, de la musique, les Beatles et surtout Lennon : Can’t buy my love ! et la face B, You can’t do that.
« Cette chanson me transperce le cœur, et je crois qu’il ne s’en remettra jamais. La voix de John Lennon est si proche, si vraie », « il est comme moi, sauf que c’est un garçon » : « J’ai grandi avec John Lennon à mes côtés, comme un grand frère ».
La face A et la face B du disque des Beatles pourraient dire toute l’existence de Viv Albertine (et doubler les faces A et B de son livre) : personne n’achètera son amour et c’est bien parce qu’elle ne peut pas faire certaines choses qu’elle n’aura de cesse d’y parvenir, comme une règle de vie, un ethos : Try again. Fail again. Fail better.

« Sauf que c’est un garçon » 

A dix ans, Viv prend conscience qu’être une fille de la classe moyenne britannique des années 60-70 sera une forme de course d’obstacles. Son adolescence est celle d’une gamine qui a une « boule incandescente de rage et de révolte en elle », une boule qui l’accompagnera toute sa vie. Découvrir les Beatles n’est pas seulement un choc musical mais une révélation intime : si elle vénère Lennon, elle admire aussi Yoko Ono et ces musiciens qui ont « des femmes qui avaient des idées, un visage intéressant et de la personnalité », taclant au passage les Rolling Stones et leur goût pour d’éblouissantes beautés plastiques.

Rien n’est donc gagné pour Viv : elle ne sait pas comment transformer sa passion de la musique en mode de vie (elle vient de découvrir les Kinks, originaires comme elle de Muswell Hill), « je ne fais pas de rapport entre les cours de musique (au collège) et la musique que j’écoute, un monde les sépare » ; « Je me sentais à la fois très proche et très loin de la musique ». Son livre raconte les étapes, difficiles et longtemps inconscientes, vers le monde de la musique, tel un univers à conquérir, jamais par soif de succès mais parce qu’il est tout ce qui peut la construire et la faire grandir.

La musique lui est ouverture au monde, transgression des frontières conscience politique (le Vietnam, la libération sexuelle, les luttes pour les droits des Noirs et des femmes, Che Guevara, Abbie Hoffman), éveil à la culture : elle lit les auteurs cités dans les chansons qu’elle écoute (Timothy Leary, Hubert Selby Jr., Marshall McLuhan). « La musique, la politique, la littérature et l’art, tout cela se brassait et s’alimentait mutuellementDes magazines géniaux circulaient, le magazine sexuel Forum, l’International Times, Spare Rib, Oz, Rave et Nova. On n’avait pas les moyens de voyager mais on se sentait liés aux pays étrangers parce que les gens de ces endroits et leurs idées nous parvenaient à travers la musique et ces magazines ».

De fringues, de musique et de mecs est dès lors le récit d’un double apprentissage : celui du monde de la musique, après la découverte de la guitare, en écoutant T. Rex (mais aussi Bowie, Marc Bolan) et, en parallèle, celui d’une société très (trop) masculine. Dans les groupes, « personne à qui je puisse m’identifier. Aucune fille ne jouait de la guitare électrique. Et encore moins une fille banale comme moi ».

« Une fille banale comme moi »

Pourtant Viv est tout sauf banale : qu’il s’agisse de ses vêtements, de ses prises de position, de ses histoires d’amour et de musique, rien n’est dans la norme. Elle est surtout curieuse, passionnée, enragée. Elle se cherche longtemps des modèles, dans l’école d’art qu’elle fréquente un temps, en Yoko Ono (Pamplemousse l’influence durablement), en Patti Smith découverte à travers l’album Horses et la photographie de Mapplethorpe.

« Je n’ai jamais vu une fille avec cette allure. C’est mon âme rendue visible, tout ce que je cache au fond de moi et qui ne ressort jamais. Elle est naturelle, pleine d’assurance, sexy, c’est un individu à part entière. Ce n’est pas que je veuille m’habiller comme elle ou imiter son style ; elle me donne la confiance nécessaire pour m’exprimer à ma façon » (Face A, 21, Horses, 1975, p. 99)

La musique, les artistes comme Patti Smith, seront alors pour Viv Albertine une école de vie : « L’écoute de Horses libère en moi une idée – la sexualité des filles peut exister selon leurs propres termes, pour leur propre plaisir ou leur propre travail créatif, pas seulement à des fins d’exploitation ou pour attraper un homme ». Si Viv est la petite amie de Mick Jones et voit les Clash se former, elle trace son chemin en parallèle, solitaire et obstinée, s’achète une guitare, apprend seule à en jouer.

« Avec ma Gibson Les Paul Junior au Sowaxay, juin 1978 » (Première Guitare, 1976, p. 115)

Si elle connaît à peu près toute la scène punk de l’époque — comme Sid Vicious dont elle brosse un portrait sidérant —, ce n’est pas pour être une groupie ou une muse : elle commence à composer et fonde un groupe, les Flowers of Romance, en hommage aux Raisins de la colère, un nom qui prend le contre-pied de tous ceux de l’époque, durs et agressifs. Puis c’est l’aventure des Slits jusqu’au clash, l’expérience complexe de la maternité, une bataille acharnée contre le cancer et une vie plus rangée qui ne lui convient pas vraiment…

De fringues, de musique et de mecs est un livre surprenant : on l’ouvre d’abord parce qu’on est fasciné par la scène punk, par une époque où « tout ce qu’on fait dans l’existence a un sens politique »… et on découvre une femme extraordinaire qui voudrait faire graver sur sa pierre tombale « Elle avait la trouille. Mais elle y allait quand même » ; un écrivain aussi, capable de citer aussi bien Bruce Lee que Sylvia Plath en épigraphes des pistes qui composent le concept album qu’est ce livre, ni tout à fait une biographie ni tout à fait un document sur une période phare de la musique mais bien le manifeste d’une féminité libre et assumée, le roman d’une femme « indignée » qui n’a cessé de surprendre et de se réinventer.

Une scène du livre concentre Viv Albertine : alors qu’elle étudie le cinéma, elle file à la bibliothèque pour, « par le biais du système Dewey », « prendre un par un chaque livre dans son rayon et j’ajoute au stylo-bille « /elle » et « /femme » à chaque « il » et « homme ». Je poursuivrai mon œuvre pendant trois ans (…).
C’est un acte d’indignation justifiée ; c’est à peine s’il se trouve dans cette bibliothèque le moindre lire qui n’emploie pas exclusivement le pronom générique masculin. Comme si seuls les hommes pensaient, sentaient, découvraient et lisaient. On nous apprend en cours que la moindre trace, le moindre son sur la pellicule ou la page sont importants et chargés de sens, et pourtant chaque livre de cette bibliothèque ne s’adresse qu’aux hommes. La langue est importante : elle façonne l’esprit, elle inclut, exclut, incite, nuit et détruit
 ». Maniée par Viv Albertine, cette langue refuse la nostalgie hagiographique, décape, bouscule les stéréotypes, transgresse les codes … et ça fait un bien fou.



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