Techniques de l'observateur. Vision et modernité au XIXe siècle





Plutôt que le monde, nous regardons des écrans. Or c’est dans les années 1820 que les êtres humains sont devenus des spectateurs. Tel est le résultat d’une étonnante enquête du philosophe américain Jonathan Crary.
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Faites la somme : tous supports confondus, vous consacrez combien de temps chaque jour à regarder des écrans ? Si vous additionnez les heures passées devant l’ordinateur, à consulter le smartphone, à toiser en biais le GPS, à vous détendre devant la télévision ? Le total est vertigineux ? Certes. Pour comprendre comment on en est arrivé là, il faut absolument lire Techniques de l’observateur, un essai capital, bien qu’un peu difficile, du philosophe américain Jonathan Crary.
Sa démarche ressemble beaucoup à celle de Michel Foucault dans Surveiller et Punir. En s’intéressant à ces milieux fermés que sont l’école, la prison, l’hôpital, en consultant les archives administratives du XIXe siècle, Foucault était parvenu à montrer que l’émergence du sujet contemporain était liée à des systèmes de pouvoir permettant de surveiller les individus, de leur faire subir des examens, d’accumuler sur eux un savoir minutieux. De la même manière, Crary s’est demandé comment la modernité avait accouché de sujets observateurs, qui ont ceci d’intriguant qu’ils ne regardent pas le monde directement, mais ont les yeux rivés sur des appareillages techniques. Cette enquête aboutit à une thèse à la fois simple et convaincante. Chaque époque a eu, montre Crary, ses techniques d’observation privilégiées.

« Chaque époque a eu, montre Crary, ses techniques d’observation privilégiées »

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, c’est la camera obscura qui domine. En faisant entrer la lumière par un petit trou dans une chambre noire, il est possible de projeter une image du paysage extérieur sur une surface plane, par exemple, une feuille. Cette technique fut abondamment utilisée par le peintre vénitien Giovanni Canaletto (1697-1768) pour réaliser des vues réalistes de la cité des doges, puisqu’elle permet de relever les contours exacts du paysage au crayon. La camera obscura est donc un outil d’analyse, qui aide à mener une observation objective, rationnelle.
Mais tout bascule dans les années 1820 : une mutation du rapport au visible est alors induite par le succès fulgurant de nouveaux appareils comme le stéréoscope (vision de deux images droite et gauche donnant une illusion de 3D), le phénakistiscope (on voit défiler des images derrière une fente, ce qui donne une illusion de mouvement), le zooscope (même principe) ou le diorama (présentation d’un décor en volume). Cette fois, l’enjeu n’est pas de comprendre la perspective ni de décomposer diagrammatiquement le monde extérieur, mais de produire sur l’observateur une sensation d’immersion dans un milieu qui est éloigné, ou fabriqué.
Ce basculement des pratiques est renforcé par une révolution théorique. À la fin des années 1830, le grand physiologue allemand Johannes Müller propose une nouvelle théorie de la perception, montrant qu’on ne voit jamais le monde, mais seulement des stimulations de la rétine. Il insiste beaucoup sur le fait qu’on sait provoquer des sensations visuelles en stimulant le globe oculaire par des produits chimiques, du courant électrique ou de simples pressions. Tout est prêt, dès lors, pour que naisse un observateur d’un genre nouveau : un être humain qui, convaincu que le monde visible n’existe pas, ou n’est que le produit de la titillation de nos nerfs, préférera la suggestion des écrans à son environnement immédiat. Sans étonnement, cette révolution anthropologique est contemporaine de l’avènement du capitalisme industriel… mais c’est une autre histoire.

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