Histoire politique du barbelé
Le
barbelé [I], premier dispositif de " mur virtualisé ",
constitue une merveille tout autant économique que technologique :
un coût de fabrication minimum
permettant l'économie maximum
d'une muraille de pierre ou d'une palissade en bois ; au lieu de
construire la totalité d’un mur de fortification ou de protection,
le barbelé permet d’évider la matière, le mur, pour n’en
conserver que le strict minimum du volume, un fin squelette
métallique. Symbole universel de la répression, le barbelé
est l'exemple parfait d'une loi du capitalisme : produire dans un
temps limité, un maximum de richesses, avec un minimum de
ressources, qui s'accorde pleinement à celle de
l'exercice du pouvoir, dont un des objectifs est de dépenser le moins
d'énergie possible pour produire le plus d'effets de domination. Le
barbelé a été pendant plus d'un siècle un « opérateur spatial exemplaire ».
Car au-delà
de sa fonction usuelle originelle (parquer le bétail), le barbelé
est devenu un instrument militaire et policier, que le philosophe Olivier Razac* juge ainsi : « D'un
simple outil agricole, le fil de fer barbelé est devenu l'élément
essentiel d'une frontière entre la vie et la mort ». Le barbelé a selon Razac, ouvert la voie à des
dispositifs de contrôle de plus en plus immatériels
(vidéosurveillance, fichages, cartes magnétiques, etc.) et autres
moyens toujours plus insidieusement interactifs en usage de nos
jours. Avec brio, il propose
l’étude et le rapprochement de deux objets, de nature très différente et presque incomparable,
que sont le fil de fer barbelé et le bracelet électronique.
L'histoire du barbelé et de ses usages n'est plus seulement celle
d'un outil agricole pour bétail devenu le symbole de la barbarie
totalitaire, mais celle d'une technique de contrôle des corps, de
tous les corps, dont les effets se font sentir jusqu'à aujourd'hui :
Barbelé
et surveillance forment
donc un
dispositif unique de l'application spatiale du pouvoir.
Cette unité est d'autant plus justifiée qu'ils ne sont pas
seulement connectés mais imbriqués et inséparables. Si le regard
veille sur le barbelé, celui-ci protège l'oeil scrutateur. La
surveillance est nécessairement du côté positif de la clôture :
on n'imagine pas des miradors à l'intérieur de l'enceinte d'un camp
de concentration. On ne peut décider lequel vient avant, du mirador
ou du barbelé, car la clôture protège la surveillance qui
elle-même protège la clôture.
Plus
précisément, la surveillance utilise le délai que lui confère la
barrière pour organiser une réponse adéquate, et la barrière,
elle, s'appuie sur la vitesse de réaction de la surveillance. L’idée
est de provoquer un temps retard dans l'agression du dispositif, en
même temps qu'une défense rapide et efficace grâce aux
informations fournies par la surveillance. On le voit, dans
son fonctionnement, le dispositif barbelé-surveillance est moins
spatial que temporel.
Le
barbelé semble ainsi démontrer que les problèmes modernes de la
gestion politique de l'espace ne peuvent se résoudre qu'à travers
un allègement
de la marque qui
délimite et une intensification
de l'action qui
repousse. C'en est presque fini des lourdes séparations, elles sont
trop évidentes, elles offrent trop de prises à l'attaque. Par un
passage progressif du physique de la clôture à l'optique de la
surveillance, le contrôle de l'espace se fait discret et interactif.
Il inverse le jeu des visibilités ; on pouvait se faire furtif
pour attaquer une barrière ostensible, désormais, c'est la
limite qui se dérobe aux regards et
aux mains de celui qui tente de la franchir, tandis que lui, surpris,
reste en pleine lumière, exposé à la réplique.
L’innovation
du barbelé est
déjà une virtualisation
de la délimitation spatiale,
parce qu'il privilégie le léger sur l'imposant, la vitesse sur le
blocage, la lumière sur l'opacité et le potentiel sur
l'actuel. Virtualiser
ne signifie pas ici rendre moins réel,
mais opérer un transfert des opérateurs du pouvoir matériels et
figés vers des opérateurs énergétiques et informationnels
dynamiques. Au lieu d'immobiliser une forte quantité d'énergie sous
forme de tours et de remparts, le pouvoir moderne tend à constituer
des dispositifs mobilisables à volonté qui n'agissent, et donc ne
dépensent, que lorsque cela est nécessaire. Cette
virtualisation ne signifie pas un contrôle moindre de l'espace.
Tout au contraire, l'allégement de la présence en acte des
séparations se fait au bénéfice
direct de la capacité d'action du pouvoir,
c'est-à-dire de sa
puissance.
Une
société sous contrôle ?
Philippe Sabot
A propos d’Olivier
Razac : Histoire politique du barbelé ; Avec Foucault, après
Foucault ; Disséquer la société de contrôle
Methodos | 2012
Extrait
Technologies politiques
concrètes : la virtualisation
Pourquoi rapprocher des
objets aussi manifestement disparates que le barbelé et le bracelet
électronique ? Le premier, dont l’invention remonte à la fin du
XIXe siècle et est due à un fermier de l’Illinois (un certain
Glidden), se caractérise par sa simplicité technique (c’est le
degré zéro de la technologie) et, on pourrait dire aussi, par sa
simplicité pratique qui semble relever d’intentions claires et
naïves (tenez-vous – « vous » pouvant désigner soit des êtres
humains soit du bétail – à l’écart du barbelé parce que ça
fait mal !). Le second au contraire apparaît comme le produit d’une
technologie avancée qui associe les procédés performants de la
géolocalisation (GPS) à celles de la communication en temps réel
(GSM), et qui semble préparer (pour un avenir proche) des
dispositifs encore plus sophistiqués de l’ordre des
nano-technologies, implantés directement dans le corps humain (sous
la forme de puces électroniques). En fait, le barbelé et le
bracelet semblent se situer l’un par rapport à l’autre aux deux
extrémités de l’histoire des technologies du dernier siècle et
permettent en un sens d’en mesurer le progrès. Mais ce n’est pas
de ce point de vue strictement intra-technologique et progressiste
qu’O. Razac propose de les rapprocher. Il se propose plutôt
d’éclairer d’une certaine façon la technologie sophistiquée du
bracelet électronique à partir de la composition rudimentaire du
fil de fer barbelé. En effet, ce rapprochement ne prend sens que si
l’on se place d’un point de vue stratégique, c’est-à-dire si
on l’envisage du point de vue du type de technologie politique que
ces objets mettent en œuvre.
C’est ce changement
de perspective qui justifie en réalité le projet d’écrire une «
histoire politique » du barbelé. En effet, si le barbelé retient
l’attention d’O. Razac, c’est à cause de l’« écart entre
la simplicité de l’objet et l’importance de ses effets » qui
fait de lui un dispositif de pouvoir particulièrement efficace et,
en un sens, exemplaire :
Les meilleurs
dispositifs de pouvoir sont ceux qui dépensent la plus petite
quantité d’énergie possible (matériellement et politiquement)
pour produire le plus d’effets de contrôle ou de domination
possibles. Or, cette efficience peut tout à fait être obtenue avec
des objets très simples et très sobres tels que le barbelé, car ce
dénuement technique en fait précisément un outil économique,
souple, discret et adaptable à toutes sortes de dispositifs
(Histoire politique du barbelé, p.25)
Alors, quels sont
justement ces « effets de contrôle et de domination possibles »
qu’a pu produire le fil de fer barbelé ? Pour le savoir, il faut
commencer par rappeler rapidement les grandes étapes de cette
histoire du barbelé que retrace O. Razac et qui correspondent
globalement à trois modalités de délimitation de l’espace et de
gestion des populations qui peuplent cet espace. La première
modalité, qui coïncide avec la naissance du barbelé, est
appropriative : elle renvoie à la conquête de l’Ouest américain
et à la nécessité de délimiter des espaces, pour les troupeaux
notamment, tout en déplaçant en permanence ses limites au fur et à
mesure que de nouveaux territoires étaient conquis et que les
Indiens se trouvaient repoussés dans les confins de l’Amérique -
ou eux-mêmes encerclés, dépossédés de leurs terres, voire
exterminés. Dans ce contexte, l’usage du barbelé se révèle
particulièrement efficace puisqu’il enclôt de manière ferme mais
souple, mouvante – donc « économique » - un espace pour définir
un territoire. Au début du siècle suivant, au moment de la Grande
Guerre, le barbelé change de fonction et devient efficace sur le
plan défensif et stratégique en remplaçant les vieilles
fortifications : les armes lourdes peuvent détruire facilement
celles-ci (bien visibles et statiques) mais ne peuvent pas
grand-chose contre les remparts de barbelés qui protègent les
tranchées et ceux qui s’y trouvent, et qui ralentissent la
progression de l’ennemi. Troisième grande manifestation politique
du barbelé comme nexus technico-politique : les camps de
concentration qui font apparaître une autre caractéristique du
barbelé, à savoir sa capacité à produire un enfermement extrême
(meurtrier) mais dynamique puisque la légèreté du matériau permet
aux camps de se déplacer sans cesse et de devenirs presque furtifs,
de disparaître sans laisser de trace, comme celles et ceux qui s’y
trouvaient retenus. Cette histoire politique du barbelé ne contribue
pas seulement à dresser la liste de ses différents usages
possibles. Elle montre aussi que ces usages correspondent et
répondent avant tout à des besoins stratégiques d’occupation
d’un espace donné pour en faire un territoire conquis, un site
défensif ou un lieu d’extermination (lui-même voué à
disparaître) – avec, à chaque fois, des modalités de contrôle
des populations spécifiques.
Toutefois, O. Razac
tire de cette histoire un autre enseignement, qui permet d’opérer
un lien entre le fil de fer barbelé et le bracelet électronique et
de justifier ainsi la communication à distance de ces deux
dispositifs stratégiques. C’est que les différents usages du
barbelé qui viennent d’être rappelés relèvent d’un même
processus de « virtualisation de la délimitation spatiale »
(Histoire politique du barbelé, p.158) dont ils représentent une
étape décisive. En effet, avec le barbelé, les frontières, les
clôtures, les limites cessent d’être matérialisées de manière
pleine et lourde, et donc statique. Ces frontières, ces limites,
s’allègent, bougent, se déplacent, changent de fonction aussi et
assurent ainsi une délimitation fine, donc aussi paradoxalement plus
stricte et plus profonde, des espaces et un contrôle plus complet et
différentiel, hiérarchisé, des populations. Faut-il dire alors que
l’apparition et le déploiement du barbelé dans la période
récente constituent le premier pas vers des processus de
virtualisation plus achevés, plus aboutis encore, et notamment parce
qu’ils seraient liés au développement de nouvelles technologies
fondées sur une dématérialisation complète des supports du
contrôle social ? C’est ce que laisse entendre O. Razac dans
l’introduction de son livre :
Que le barbelé ait
toujours du succès ne signifie pas qu’il soit encore à la pointe
des technologies de gestion de l’espace. L’orientation actuelle
consiste à fermer, hiérarchiser et contrôler l’espace avec des
moyens bien plus perfectionnés, à la fois plus légers et plus
réactifs. Mais, est-ce si nouveau ? Au rebours de la perception
habituelle qu’on en a, le barbelé correspondait déjà à un
retrait de la lourde matérialité de la pierre, à une
virtualisation des séparations massives. Il s’agissait déjà de
perdre en actualité pour gagner en puissance. Mais ce faisant, le
barbelé annonçait son propre dépassement. Il annonçait le temps
où lui-même serait trop voyant et trop lourd et devrait être
remplacé par des techniques plus éthérées, par des dispositifs
plus furtifs traçant des limites immatérielles : pas de bois, pas
de pierre ni de métal, mais de lumière, d’ondes, de vibrations
invisibles (Histoire politique du barbelé, p.25).
On voit que le barbelé
s’inscrit dans un processus historique et technique de
virtualisation qui le dépasse et dans lequel il occupe une position
charnière, essentielle mais aussi limitée : entre la présence
brute et massive des murs (qui enferment) et les systèmes d’ondes
ou de flux invisibles (qui localisent et contrôlent, mais sans
retenir), il représente le moment du quadrillage discret et mouvant,
opérant des distributions hiérarchisées de populations dans un
espace donné, lui-même mouvant. On retrouverait assez facilement,
trop facilement sans doute, dans cette tripartition, la distinction
entre société souveraine, société disciplinaire et société de
contrôle proposée par Deleuze et caractérisée ici en fonction de
modalités et de finalités variées de la délimitation et du
contrôle de l’espace, et notamment de l’espace social. On a
rappelé précédemment que, pour Foucault (et dans la lecture qu’en
propose O. Razac lui-même dans son dernier ouvrage), la société
actuelle n’est pas seulement une société de contrôle mais une
société qui articule du souverain, du disciplinaire et du contrôle
– une société qui reconfigure les modalités d’exercice du
pouvoir souverain et du pouvoir disciplinaire en fonction des
impératifs techniques, économiques et politiques de la sécurité.
D’ailleurs, la
dernière partie de l’Histoire politique du barbelé, consacrée
aux « nouvelles délimitations de l’espace » dans le monde
contemporain, revient sur cette présentation initiale en affirmant
que « le barbelé n’a pas disparu, loin de là » (p.163) mais
qu’il sert toujours et encore, à dresser des « murs sans
frontières », à protéger des sites sensibles ou à enfermer des
catégories d’individus – où l’on retrouve donc ses fonctions
historiques. Le virtuel ou le processus de virtualisation ne semble
donc pas l’avoir emporté sur le réel. Il s’inscrit plutôt dans
un complexe techno-politique qui mobilise, comme c’est le cas avec
un certain nombre de frontières notamment, du dur, du souple et de
l’invisible (des murs, des barbelés, de la vidéo-surveillance) –
c’est-à-dire au fond les trois modalités de contrôle de l’espace
que Foucault a permis d’identifier : une modalité souveraine (qui
ferme un espace pour définir une limite excluante), une modalité
disciplinaire (qui structure hiérarchiquement l’espace pour que
chacun soit à sa place), une modalité sécuritaire (qui substitue à
la délimitation de l’espace la localisation et de déplacement des
individus à l’intérieur de certains flux – statistiques par
exemple).
Dans ces conditions, on
comprend qu’il est possible de situer la technologie de
géolocalisation d’un individu porteur d’un bracelet électronique
dans cette perspective d’un contrôle social qui enveloppe une
dimension disciplinaire et correspond à la forme d’exercice d’un
pouvoir souverain. En fait, le bracelet électronique pousse encore
plus loin la logique de virtualisation à l’œuvre dans le
dispositif technique du barbelé et dans ses usages pratiques. Si,
par exemple, il dématérialise totalement la délimitation, celle-ci
reste assurée par la prise de conscience du risque encouru en cas de
franchissement d’une limite. Mais cette prise de conscience existe
déjà, ou aussi, avec le barbelé dont la seule vue peut être
dissuasive. De même, la délimitation d’une frontière avec du
barbelé s’accompagne le plus souvent de dispositifs de
télé-surveillance de cette délimitation en vue d’assurer, le cas
échéant, une réactivité au franchissement de l’espace délimité.
Il y a donc bien continuité fonctionnelle et stratégique entre le
barbelé et le bracelet : le « placé » qui porte ce dernier se
trouve dans un espace virtuellement fermé (il n’a pas de liberté
totale de mouvement) ; la clôture de cet espace est effectuée en
réalité au niveau de son esprit (qui en quelque sorte retient le
corps de se mouvoir hors des limites assignées par le juge
d’application des peines) ; et elle est comme renforcée par la
mise en place de systèmes de surveillance réactifs (c’est la
combinaison du GPS et du GSM).
En un sens donc, le
bracelet réalise le passage d’une logique de l’enfermement et de
l’exclusion (liée à des milieux fermés) à une logique de la
traçabilité (liée au contrôle fin des déplacements de certains
individus). Mais plus sûrement encore, il correspond à une
technologie de sûreté virtualisée qui combine les trois modalités
de délimitations spatiales distinguées par Foucault dans sa leçon
du 11 janvier 1978 lorsqu’il évoque les épidémies de lèpre (au
Moyen Âge), de peste (à l’âge classique) et de variole (dans la
période moderne). Cette distinction est reprise par O. Razac dans
l’épilogue de son Histoire politique du barbelé lorsqu’il
traite de la géolocalisation comme expérience de virtualisation de
la délimitation de l’espace la plus aboutie. Le rapprochement
entre l’analyse de Foucault et le cas des individus placés en
milieu ouvert avec un bracelet électronique peut sembler surprenant.
En réalité, ce rapprochement est instructif à deux niveaux.
D’abord, il illustre une évolution historique dans le traitement
des grandes épidémies comme dans le traitement des infractions
pénales et cette évolution correspond à une « histoire des
technologies de sécurité » (Histoire politique du barbelé, p.13).
Avec la variole, dit Foucault, le problème n’est plus strictement
un problème disciplinaire mais sécuritaire – qu’il est possible
de formuler ainsi :
[…] le problème
fondamental, ça va être de savoir combien de gens sont attaqués de
variole, à quel âge, avec quels effets, quelle mortalité, quelles
lésions ou quelles séquelles, quels risques on prend à se faire
inoculer, quelle est la probabilité selon laquelle un individu
risquera de mourir ou d’être atteint de variole malgré
l’inoculation, quels sont les effets statistiques sur la population
en général, bref tout un problème qui n’est plus celui de
l’exclusion comme dans la lèpre, qui n’est plus celui de la
quarantaine comme dans la peste, mais qui va être le problème des
épidémies et des campagnes médicales par lesquelles on essaie de
juguler les phénomènes soit épidémiques soit endémiques »
(Sécurité, territoire, population, p.12)
On voit comment cette
technologie sécuritaire, corrélative au développement de la
médecine sociale et des programmes de santé publique (avec les
campagnes de vaccination), peut éclairer le développement plus
récent du placement sous surveillance électronique de certains
individus. Ici et là, selon O. Razac, on a affaire à une même «
injonction spatiale » qui prend en considération la gestion des
risques que représentent pour la société les déplacements de ces
individus. Cette injonction s’énonce ainsi : « Dis-nous où tu
vas, dans la mesure où tes déplacements représentent un risque
mais que tu dois quand même te déplacer » (Histoire politique du
barbelé, p.234). Pourtant, et c’est là le point décisif, cette
injonction spatiale propre à la technologie sécuritaire-sanitaire
n’efface pas les injonctions spatiales relatives aux autres formes
de maladies et à leur traitement politique. Nous retrouvons ainsi
l’idée selon laquelle « il n’y a pas une succession : loi, puis
discipline, puis sécurité, mais la sécurité est une certaine
manière d’ajouter, de faire fonctionner, en plus des mécanismes
proprement de sécurité, les vieilles armatures de la loi et de la
discipline » (Sécurité, territoire, population, p.12). Et c’est
bien cette corrélation « sécuritaire » de la loi, de la
discipline et du contrôle qui définit le triple mode de
spatialisation du « placé » ou, si l’on veut, son triple rapport
à l’espace. Car il y a des lieux où cet individu n’a pas le
droit d’aller, d’où donc il est exclu (comme un lépreux
repoussé hors de la cité), où sa présence est absolument
interdite, proscrite. Mais, sans que cela soit contradictoire, bien
au contraire, comme cet individu est aussi un « placé », il y a
aussi des zones prescrites dans lesquelles il doit se rendre, et dans
lesquelles il est impératif qu’il se rende : ce sont des zones
d’inclusion qui correspondent aux activités et aux milieux
(disciplinaires : famille, travail) dans lesquels se joue sa possible
réinsertion. Il apparaît ici que le placement fait de l’individu
« suivi » une sorte de malade qui a l’obligation de suivre les
étapes et les formes d’un certain traitement que la société lui
a prescrit. Enfin, il importe de suivre à la trace le « placé »
afin d’évaluer au plus près de son existence, statistiques et
carte informatique à l’appui, les risques qu’impliquent ses
déplacements (pour lui comme pour les autres).
Proscription,
prescription, régulation : la condition contemporaine du « placé »
se joue dans cette triple dimension et dans ce triple rapport à
l’espace que règle désormais à distance un dispositif virtuel de
contrôle (ou de contrôle virtuel). On voit toute l’ambiguïté
d’un tel dispositif. Car il consiste à localiser des individus
pour les protéger (et notamment pour les protéger d’autres
individus – c’est ainsi qu’il devient envisageable de placer
des balises GPS sur les enfants – mais aussi, dans le cas des «
placés », pour les protéger d’eux-mêmes, en travaillant et en
les faisant travailler à leur réinsertion, en les « vaccinant »
contre leur propre dangerosité). Mais ce dispositif revient aussi à
étendre presque sans limite les virtualités de contrôle de sorte
que tout le monde mérite en un sens d’être localisé et « placé
» sous surveillance (vidéo, informatique), suivi à la trace pour
que s’organise et s’effectue une bien curieuse et inquiétante «
protection sociale » qui se fonde sur un désir de sécurité
qu’elle a elle-même contribué à engendrer par l’insécurisation
qu’elle inocule en chacun de nous. La virtualisation des
délimitations de l’espace dont O. Razac produit la généalogie
concrète et technique (en en suivant les modulations et les
transformations, du barbelé au bracelet électronique) donne donc
lieu à une société de contrôle qui, bien loin de supprimer toutes
les limites spatiales, en fait apparaître même là où il n’y a
en avait pas, en leur donnant seulement la forme virtuelle d’une
limite intériorisée, potentialisée, d’autant plus efficace
qu’elle est intangible et invisible. De ce point de vue, la société
de contrôle, avec ses dispositifs de sécurité fondés sur la
régulation et l’auto-régulation de chaque individu dans ses
rapports avec les autres, ne constitue sans doute pas un progrès par
rapport à la société disciplinaire décrite par Foucault. Elle
prolonge bien plutôt, et renforce, l’exercice du pouvoir
disciplinaire en l’étendant même hors les murs. Comme l’écrit
O. Razac, dans la synthèse de son rapport consacré au « placement
sous surveillance électronique mobile », « la surveillance ou la
traçabilité électronique ne remplacent pas l’enfermement, elles
s’ajoutent aux formes carcérales et produisent des limites
spatiales là où il n’y en avait pas. La virtualisation permet une
extension de l’espace carcéral plus qu’elle ne le remplace »
(Synthèse du rapport sur le PSEM, p.6). Cela ne revient-il pas à
dire alors que la société de contrôle constitue une prison à ciel
ouvert, un espace où le contrôle (qui implique des formes subtiles
de surveillance) prend le relais de la punition pour atteindre (en
vue de les traiter, comme on traite une information) des
comportements, des individualités (dangereuses ou vulnérables) qui
échappaient jusqu’ici à toute prise ?
Philippe Sabot
Methodos | 2012
NOTE
* Olivier
Razac
Histoire
politique du barbelé : La prairie, la tranchée, le camp
Editions
La Fabrique | avril 2000.
[I] O.
Razac, dans son ouvrage Histoire
politique du barbelé : La prairie, la tranchée, le camp, nous
propose trois
séquences de l'histoire du barbelé : la « prairie »,
la « tranchée », le « camp ».
L’invention
du barbelé est l'oeuvre d'un fermier de l’Illinois J.-F.
Glidden qui le
premier eut l’idée d‘ajouter des barbes aux fils de clôture
classiques et d’assurer la résistance et la solidité de
l’ensemble en torsadant un second fil sur le premier assemblage ;
il déposa son brevet en 1874 ; suivront par la suite, d'autres
brevets améliorant sa conception. Cette invention correspond aux
nouvelles conditions de l’élevage dans les plaines de l’Ouest
américain, dont celle de la fin de l’open
range, la
pratique admise de la libre pâture qui jusqu'à présent
prédominait. À cette fonction initiale de parcage des bestiaux dans
la prairie, la création et la consolidation de vastes champs clos va
de pair avec l’ethnocide perpétré contre les populations natives,
les améridiens, pour qui l’idée même d’une propriété précise
et délimitée de la terre n’avait absolument aucun sens. Le
barbelé est ainsi dans l’Ouest américain l'instrument privilégié
afin de contraindre, avec une redoutable efficacité, le mode de vie
des tribus inadaptées, ou de programmer l'élimination de toute
résistance culturelle, en l'occurrence la fin des nations
indiennes « inassimilables » à l'avancée de la
civilisation, au droit de propriété exigé par le capitalisme
triomphant. Notons également, que cette délimitation
“physique”, et l'individualisation des espaces génèrera
également bien des conflits entre les colonisateurs mêmes, quant au
partage et à l'utilisation des terres ainsi encloses : sujet traité
dans de nombreux westerns...
L’invention
intéressa, bien évidemment, l’armée, qui l'utilisa de manière
industrielle lors de la guerre de Sécession. Il ne s'agit plus de
parquer spatialement des bestiaux, mais les prisonniers dans des
camps, et au mur barbelé est adjoint le mirador.
La
première guerre mondiale
Le
fil de fer barbelé est un trait essentiel de la première guerre
mondiale, une guerre qui vise « à exposer le plus longtemps
possible l’attaquant au feu de lignes de tirailleurs enterrées et
des canons de retrait ». Les fils de fer barbelé disposés
en réseau apparurent comme la meilleure défense accessoire jusqu’à
l’invention du char d’assaut qui relance la guerre de mouvement
et impose de parier sur la solidité de nouveau matériaux comme le
béton des Bunkers.
Félix Vallotton, Les barbelés, 1916 |
Cela
étant, le barbelé a l’extraordinaire avantage de résister aux
bombardements et aux feux d’artillerie alors qu’un rempart de
fortification s’écroule rapidement et offre des postes de
retranchement à l’ennemi. Même partiellement disloqué, le réseau
de barbelé reste un obstacle qui ralentit la progression de
l’assaillant tout en l’exposant à découvert. Passer outre ses
propres barbelés c’est entrer dans le no
man’s land :
« le no
man’s land est
le lieu – qui n’en est pas un – de ce passage, là où les
hommes se désagrègent pour devenir des morts en sursis ».
Supports matériels de la guerre entre nations, les fils barbelés
perdent paradoxalement au bout d’un certain temps leur appartenance
nationale, pour se mêler au gré des bombardements et des
ondulations de la ligne de front.
Le
réseau est également invisible de loin. Seuls les cadavres que
l’ennemi y laisse signalent le barbelé tout en annonçant à la
nouvelle vague d’assaillants ce qui les attend. L’effet de
démoralisation est tel que de nombreux hommes se sont fait tuer pour
aller récupérer le corps de leurs camarades restés à « séché »
sur les fils comme un insecte dans une toile d’araignée. On
comprend ainsi la place du barbelé dans l’imaginaire des soldats
et dans les tableaux de guerre.
Les
camps de concentration
La
plus terrifiante image du barbelé est celle associée aux camps de
concentration nazis, à ces murs de barbelés électrifiés,
contrôlés par les miradors ; une réalité ainsi décrite par Primo
Lévi dans Si c’est un homme :
Le
seul fait de parquer des hommes derrière des barbelés produit la
superposition de l’animal et de l’homme [...] Le barbelé des
camps fonctionne comme un opérateur visuel de la propagande nazie.
La polyvalence technique du barbelé, sa capacité à repousser une
vache comme un chien ou n’importe quel être vivant, produit,
lorsqu’il est utilisé pour enclore des hommes, un choc qui ébranle
la certitude que ce sont bien des êtres humains à part entière,
[ce] qui confirme le bien fondé du sort qu’on leur réservait.
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