Histoire politique du barbelé





Le barbelé [I], premier dispositif de " mur virtualisé ", constitue une merveille tout autant économique que technologique : un coût de fabrication minimum permettant l'économie maximum d'une muraille de pierre ou d'une palissade en bois ; au lieu de construire la totalité d’un mur de fortification ou de protection, le barbelé permet d’évider la matière, le mur, pour n’en conserver que le strict minimum du volume, un fin squelette métallique. Symbole universel de la répression, le barbelé est l'exemple parfait d'une loi du capitalisme : produire dans un temps limité, un maximum de richesses, avec un minimum de ressources, qui s'accorde pleinement à celle de l'exercice du pouvoir, dont un des objectifs est de dépenser le moins d'énergie possible pour produire le plus d'effets de domination. Le barbelé a été pendant plus d'un siècle un « opérateur spatial exemplaire ».


Car au-delà de sa fonction usuelle originelle (parquer le bétail), le barbelé est devenu un instrument militaire et policier, que le philosophe Olivier Razac* juge ainsi : « D'un simple outil agricole, le fil de fer barbelé est devenu l'élément essentiel d'une frontière entre la vie et la mort ».  Le barbelé a selon Razac, ouvert la voie à des dispositifs de contrôle de plus en plus immatériels (vidéosurveillance, fichages, cartes magnétiques, etc.) et autres moyens toujours plus insidieusement interactifs en usage de nos jours. Avec brio, il propose l’étude et le rapprochement de deux objets, de nature très différente et presque incomparable, que sont le fil de fer barbelé et le bracelet électronique. L'histoire du barbelé et de ses usages n'est plus seulement celle d'un outil agricole pour bétail devenu le symbole de la barbarie totalitaire, mais celle d'une technique de contrôle des corps, de tous les corps, dont les effets se font sentir jusqu'à aujourd'hui :
Barbelé et surveillance forment donc un dispositif unique de l'application spatiale du pouvoir. Cette unité est d'autant plus justifiée qu'ils ne sont pas seulement connectés mais imbriqués et inséparables. Si le regard veille sur le barbelé, celui-ci protège l'oeil scrutateur. La surveillance est nécessairement du côté positif de la clôture : on n'imagine pas des miradors à l'intérieur de l'enceinte d'un camp de concentration. On ne peut décider lequel vient avant, du mirador ou du barbelé, car la clôture protège la surveillance qui elle-même protège la clôture.
Plus précisément, la surveillance utilise le délai que lui confère la barrière pour organiser une réponse adéquate, et la barrière, elle, s'appuie sur la vitesse de réaction de la surveillance. L’idée est de provoquer un temps retard dans l'agression du dispositif, en même temps qu'une défense rapide et efficace grâce aux informations fournies par la surveillance. On le voit, dans son fonctionnement, le dispositif barbelé-surveillance est moins spatial que temporel.
Le barbelé semble ainsi démontrer que les problèmes modernes de la gestion politique de l'espace ne peuvent se résoudre qu'à travers un allègement de la marque qui délimite et une intensification de l'action qui repousse. C'en est presque fini des lourdes séparations, elles sont trop évidentes, elles offrent trop de prises à l'attaque. Par un passage progressif du physique de la clôture à l'optique de la surveillance, le contrôle de l'espace se fait discret et interactif. Il inverse le jeu des visibilités ; on pouvait se faire furtif pour attaquer une barrière ostensible, désormais, c'est la limite qui se dérobe aux regards et aux mains de celui qui tente de la franchir, tandis que lui, surpris, reste en pleine lumière, exposé à la réplique.
L’innovation du barbelé est déjà une virtualisation de la délimitation spatiale, parce qu'il privilégie le léger sur l'imposant, la vitesse sur le blocage, la lumière sur l'opacité et le potentiel sur l'actuel. Virtualiser ne signifie pas ici rendre moins réel, mais opérer un transfert des opérateurs du pouvoir matériels et figés vers des opérateurs énergétiques et informationnels dynamiques. Au lieu d'immobiliser une forte quantité d'énergie sous forme de tours et de remparts, le pouvoir moderne tend à constituer des dispositifs mobilisables à volonté qui n'agissent, et donc ne dépensent, que lorsque cela est nécessaire. Cette virtualisation ne signifie pas un contrôle moindre de l'espace. Tout au contraire, l'allégement de la présence en acte des séparations se fait au bénéfice direct de la capacité d'action du pouvoir, c'est-à-dire de sa puissance.
Une société sous contrôle ?
Philippe Sabot
A propos d’Olivier Razac : Histoire politique du barbelé ; Avec Foucault, après Foucault ; Disséquer la société de contrôle
Methodos | 2012
Extrait
Technologies politiques concrètes : la virtualisation
Pourquoi rapprocher des objets aussi manifestement disparates que le barbelé et le bracelet électronique ? Le premier, dont l’invention remonte à la fin du XIXe siècle et est due à un fermier de l’Illinois (un certain Glidden), se caractérise par sa simplicité technique (c’est le degré zéro de la technologie) et, on pourrait dire aussi, par sa simplicité pratique qui semble relever d’intentions claires et naïves (tenez-vous – « vous » pouvant désigner soit des êtres humains soit du bétail – à l’écart du barbelé parce que ça fait mal !). Le second au contraire apparaît comme le produit d’une technologie avancée qui associe les procédés performants de la géolocalisation (GPS) à celles de la communication en temps réel (GSM), et qui semble préparer (pour un avenir proche) des dispositifs encore plus sophistiqués de l’ordre des nano-technologies, implantés directement dans le corps humain (sous la forme de puces électroniques). En fait, le barbelé et le bracelet semblent se situer l’un par rapport à l’autre aux deux extrémités de l’histoire des technologies du dernier siècle et permettent en un sens d’en mesurer le progrès. Mais ce n’est pas de ce point de vue strictement intra-technologique et progressiste qu’O. Razac propose de les rapprocher. Il se propose plutôt d’éclairer d’une certaine façon la technologie sophistiquée du bracelet électronique à partir de la composition rudimentaire du fil de fer barbelé. En effet, ce rapprochement ne prend sens que si l’on se place d’un point de vue stratégique, c’est-à-dire si on l’envisage du point de vue du type de technologie politique que ces objets mettent en œuvre.
C’est ce changement de perspective qui justifie en réalité le projet d’écrire une « histoire politique » du barbelé. En effet, si le barbelé retient l’attention d’O. Razac, c’est à cause de l’« écart entre la simplicité de l’objet et l’importance de ses effets » qui fait de lui un dispositif de pouvoir particulièrement efficace et, en un sens, exemplaire :
Les meilleurs dispositifs de pouvoir sont ceux qui dépensent la plus petite quantité d’énergie possible (matériellement et politiquement) pour produire le plus d’effets de contrôle ou de domination possibles. Or, cette efficience peut tout à fait être obtenue avec des objets très simples et très sobres tels que le barbelé, car ce dénuement technique en fait précisément un outil économique, souple, discret et adaptable à toutes sortes de dispositifs (Histoire politique du barbelé, p.25)
Alors, quels sont justement ces « effets de contrôle et de domination possibles » qu’a pu produire le fil de fer barbelé ? Pour le savoir, il faut commencer par rappeler rapidement les grandes étapes de cette histoire du barbelé que retrace O. Razac et qui correspondent globalement à trois modalités de délimitation de l’espace et de gestion des populations qui peuplent cet espace. La première modalité, qui coïncide avec la naissance du barbelé, est appropriative : elle renvoie à la conquête de l’Ouest américain et à la nécessité de délimiter des espaces, pour les troupeaux notamment, tout en déplaçant en permanence ses limites au fur et à mesure que de nouveaux territoires étaient conquis et que les Indiens se trouvaient repoussés dans les confins de l’Amérique - ou eux-mêmes encerclés, dépossédés de leurs terres, voire exterminés. Dans ce contexte, l’usage du barbelé se révèle particulièrement efficace puisqu’il enclôt de manière ferme mais souple, mouvante – donc « économique » - un espace pour définir un territoire. Au début du siècle suivant, au moment de la Grande Guerre, le barbelé change de fonction et devient efficace sur le plan défensif et stratégique en remplaçant les vieilles fortifications : les armes lourdes peuvent détruire facilement celles-ci (bien visibles et statiques) mais ne peuvent pas grand-chose contre les remparts de barbelés qui protègent les tranchées et ceux qui s’y trouvent, et qui ralentissent la progression de l’ennemi. Troisième grande manifestation politique du barbelé comme nexus technico-politique : les camps de concentration qui font apparaître une autre caractéristique du barbelé, à savoir sa capacité à produire un enfermement extrême (meurtrier) mais dynamique puisque la légèreté du matériau permet aux camps de se déplacer sans cesse et de devenirs presque furtifs, de disparaître sans laisser de trace, comme celles et ceux qui s’y trouvaient retenus. Cette histoire politique du barbelé ne contribue pas seulement à dresser la liste de ses différents usages possibles. Elle montre aussi que ces usages correspondent et répondent avant tout à des besoins stratégiques d’occupation d’un espace donné pour en faire un territoire conquis, un site défensif ou un lieu d’extermination (lui-même voué à disparaître) – avec, à chaque fois, des modalités de contrôle des populations spécifiques.
Toutefois, O. Razac tire de cette histoire un autre enseignement, qui permet d’opérer un lien entre le fil de fer barbelé et le bracelet électronique et de justifier ainsi la communication à distance de ces deux dispositifs stratégiques. C’est que les différents usages du barbelé qui viennent d’être rappelés relèvent d’un même processus de « virtualisation de la délimitation spatiale » (Histoire politique du barbelé, p.158) dont ils représentent une étape décisive. En effet, avec le barbelé, les frontières, les clôtures, les limites cessent d’être matérialisées de manière pleine et lourde, et donc statique. Ces frontières, ces limites, s’allègent, bougent, se déplacent, changent de fonction aussi et assurent ainsi une délimitation fine, donc aussi paradoxalement plus stricte et plus profonde, des espaces et un contrôle plus complet et différentiel, hiérarchisé, des populations. Faut-il dire alors que l’apparition et le déploiement du barbelé dans la période récente constituent le premier pas vers des processus de virtualisation plus achevés, plus aboutis encore, et notamment parce qu’ils seraient liés au développement de nouvelles technologies fondées sur une dématérialisation complète des supports du contrôle social ? C’est ce que laisse entendre O. Razac dans l’introduction de son livre :
Que le barbelé ait toujours du succès ne signifie pas qu’il soit encore à la pointe des technologies de gestion de l’espace. L’orientation actuelle consiste à fermer, hiérarchiser et contrôler l’espace avec des moyens bien plus perfectionnés, à la fois plus légers et plus réactifs. Mais, est-ce si nouveau ? Au rebours de la perception habituelle qu’on en a, le barbelé correspondait déjà à un retrait de la lourde matérialité de la pierre, à une virtualisation des séparations massives. Il s’agissait déjà de perdre en actualité pour gagner en puissance. Mais ce faisant, le barbelé annonçait son propre dépassement. Il annonçait le temps où lui-même serait trop voyant et trop lourd et devrait être remplacé par des techniques plus éthérées, par des dispositifs plus furtifs traçant des limites immatérielles : pas de bois, pas de pierre ni de métal, mais de lumière, d’ondes, de vibrations invisibles (Histoire politique du barbelé, p.25).
On voit que le barbelé s’inscrit dans un processus historique et technique de virtualisation qui le dépasse et dans lequel il occupe une position charnière, essentielle mais aussi limitée : entre la présence brute et massive des murs (qui enferment) et les systèmes d’ondes ou de flux invisibles (qui localisent et contrôlent, mais sans retenir), il représente le moment du quadrillage discret et mouvant, opérant des distributions hiérarchisées de populations dans un espace donné, lui-même mouvant. On retrouverait assez facilement, trop facilement sans doute, dans cette tripartition, la distinction entre société souveraine, société disciplinaire et société de contrôle proposée par Deleuze et caractérisée ici en fonction de modalités et de finalités variées de la délimitation et du contrôle de l’espace, et notamment de l’espace social. On a rappelé précédemment que, pour Foucault (et dans la lecture qu’en propose O. Razac lui-même dans son dernier ouvrage), la société actuelle n’est pas seulement une société de contrôle mais une société qui articule du souverain, du disciplinaire et du contrôle – une société qui reconfigure les modalités d’exercice du pouvoir souverain et du pouvoir disciplinaire en fonction des impératifs techniques, économiques et politiques de la sécurité.
D’ailleurs, la dernière partie de l’Histoire politique du barbelé, consacrée aux « nouvelles délimitations de l’espace » dans le monde contemporain, revient sur cette présentation initiale en affirmant que « le barbelé n’a pas disparu, loin de là » (p.163) mais qu’il sert toujours et encore, à dresser des « murs sans frontières », à protéger des sites sensibles ou à enfermer des catégories d’individus – où l’on retrouve donc ses fonctions historiques. Le virtuel ou le processus de virtualisation ne semble donc pas l’avoir emporté sur le réel. Il s’inscrit plutôt dans un complexe techno-politique qui mobilise, comme c’est le cas avec un certain nombre de frontières notamment, du dur, du souple et de l’invisible (des murs, des barbelés, de la vidéo-surveillance) – c’est-à-dire au fond les trois modalités de contrôle de l’espace que Foucault a permis d’identifier : une modalité souveraine (qui ferme un espace pour définir une limite excluante), une modalité disciplinaire (qui structure hiérarchiquement l’espace pour que chacun soit à sa place), une modalité sécuritaire (qui substitue à la délimitation de l’espace la localisation et de déplacement des individus à l’intérieur de certains flux – statistiques par exemple).
Dans ces conditions, on comprend qu’il est possible de situer la technologie de géolocalisation d’un individu porteur d’un bracelet électronique dans cette perspective d’un contrôle social qui enveloppe une dimension disciplinaire et correspond à la forme d’exercice d’un pouvoir souverain. En fait, le bracelet électronique pousse encore plus loin la logique de virtualisation à l’œuvre dans le dispositif technique du barbelé et dans ses usages pratiques. Si, par exemple, il dématérialise totalement la délimitation, celle-ci reste assurée par la prise de conscience du risque encouru en cas de franchissement d’une limite. Mais cette prise de conscience existe déjà, ou aussi, avec le barbelé dont la seule vue peut être dissuasive. De même, la délimitation d’une frontière avec du barbelé s’accompagne le plus souvent de dispositifs de télé-surveillance de cette délimitation en vue d’assurer, le cas échéant, une réactivité au franchissement de l’espace délimité. Il y a donc bien continuité fonctionnelle et stratégique entre le barbelé et le bracelet : le « placé » qui porte ce dernier se trouve dans un espace virtuellement fermé (il n’a pas de liberté totale de mouvement) ; la clôture de cet espace est effectuée en réalité au niveau de son esprit (qui en quelque sorte retient le corps de se mouvoir hors des limites assignées par le juge d’application des peines) ; et elle est comme renforcée par la mise en place de systèmes de surveillance réactifs (c’est la combinaison du GPS et du GSM).
En un sens donc, le bracelet réalise le passage d’une logique de l’enfermement et de l’exclusion (liée à des milieux fermés) à une logique de la traçabilité (liée au contrôle fin des déplacements de certains individus). Mais plus sûrement encore, il correspond à une technologie de sûreté virtualisée qui combine les trois modalités de délimitations spatiales distinguées par Foucault dans sa leçon du 11 janvier 1978 lorsqu’il évoque les épidémies de lèpre (au Moyen Âge), de peste (à l’âge classique) et de variole (dans la période moderne). Cette distinction est reprise par O. Razac dans l’épilogue de son Histoire politique du barbelé lorsqu’il traite de la géolocalisation comme expérience de virtualisation de la délimitation de l’espace la plus aboutie. Le rapprochement entre l’analyse de Foucault et le cas des individus placés en milieu ouvert avec un bracelet électronique peut sembler surprenant. En réalité, ce rapprochement est instructif à deux niveaux. D’abord, il illustre une évolution historique dans le traitement des grandes épidémies comme dans le traitement des infractions pénales et cette évolution correspond à une « histoire des technologies de sécurité » (Histoire politique du barbelé, p.13). Avec la variole, dit Foucault, le problème n’est plus strictement un problème disciplinaire mais sécuritaire – qu’il est possible de formuler ainsi :
[…] le problème fondamental, ça va être de savoir combien de gens sont attaqués de variole, à quel âge, avec quels effets, quelle mortalité, quelles lésions ou quelles séquelles, quels risques on prend à se faire inoculer, quelle est la probabilité selon laquelle un individu risquera de mourir ou d’être atteint de variole malgré l’inoculation, quels sont les effets statistiques sur la population en général, bref tout un problème qui n’est plus celui de l’exclusion comme dans la lèpre, qui n’est plus celui de la quarantaine comme dans la peste, mais qui va être le problème des épidémies et des campagnes médicales par lesquelles on essaie de juguler les phénomènes soit épidémiques soit endémiques » (Sécurité, territoire, population, p.12)
On voit comment cette technologie sécuritaire, corrélative au développement de la médecine sociale et des programmes de santé publique (avec les campagnes de vaccination), peut éclairer le développement plus récent du placement sous surveillance électronique de certains individus. Ici et là, selon O. Razac, on a affaire à une même « injonction spatiale » qui prend en considération la gestion des risques que représentent pour la société les déplacements de ces individus. Cette injonction s’énonce ainsi : « Dis-nous où tu vas, dans la mesure où tes déplacements représentent un risque mais que tu dois quand même te déplacer » (Histoire politique du barbelé, p.234). Pourtant, et c’est là le point décisif, cette injonction spatiale propre à la technologie sécuritaire-sanitaire n’efface pas les injonctions spatiales relatives aux autres formes de maladies et à leur traitement politique. Nous retrouvons ainsi l’idée selon laquelle « il n’y a pas une succession : loi, puis discipline, puis sécurité, mais la sécurité est une certaine manière d’ajouter, de faire fonctionner, en plus des mécanismes proprement de sécurité, les vieilles armatures de la loi et de la discipline » (Sécurité, territoire, population, p.12). Et c’est bien cette corrélation « sécuritaire » de la loi, de la discipline et du contrôle qui définit le triple mode de spatialisation du « placé » ou, si l’on veut, son triple rapport à l’espace. Car il y a des lieux où cet individu n’a pas le droit d’aller, d’où donc il est exclu (comme un lépreux repoussé hors de la cité), où sa présence est absolument interdite, proscrite. Mais, sans que cela soit contradictoire, bien au contraire, comme cet individu est aussi un « placé », il y a aussi des zones prescrites dans lesquelles il doit se rendre, et dans lesquelles il est impératif qu’il se rende : ce sont des zones d’inclusion qui correspondent aux activités et aux milieux (disciplinaires : famille, travail) dans lesquels se joue sa possible réinsertion. Il apparaît ici que le placement fait de l’individu « suivi » une sorte de malade qui a l’obligation de suivre les étapes et les formes d’un certain traitement que la société lui a prescrit. Enfin, il importe de suivre à la trace le « placé » afin d’évaluer au plus près de son existence, statistiques et carte informatique à l’appui, les risques qu’impliquent ses déplacements (pour lui comme pour les autres).

Proscription, prescription, régulation : la condition contemporaine du « placé » se joue dans cette triple dimension et dans ce triple rapport à l’espace que règle désormais à distance un dispositif virtuel de contrôle (ou de contrôle virtuel). On voit toute l’ambiguïté d’un tel dispositif. Car il consiste à localiser des individus pour les protéger (et notamment pour les protéger d’autres individus – c’est ainsi qu’il devient envisageable de placer des balises GPS sur les enfants – mais aussi, dans le cas des « placés », pour les protéger d’eux-mêmes, en travaillant et en les faisant travailler à leur réinsertion, en les « vaccinant » contre leur propre dangerosité). Mais ce dispositif revient aussi à étendre presque sans limite les virtualités de contrôle de sorte que tout le monde mérite en un sens d’être localisé et « placé » sous surveillance (vidéo, informatique), suivi à la trace pour que s’organise et s’effectue une bien curieuse et inquiétante « protection sociale » qui se fonde sur un désir de sécurité qu’elle a elle-même contribué à engendrer par l’insécurisation qu’elle inocule en chacun de nous. La virtualisation des délimitations de l’espace dont O. Razac produit la généalogie concrète et technique (en en suivant les modulations et les transformations, du barbelé au bracelet électronique) donne donc lieu à une société de contrôle qui, bien loin de supprimer toutes les limites spatiales, en fait apparaître même là où il n’y a en avait pas, en leur donnant seulement la forme virtuelle d’une limite intériorisée, potentialisée, d’autant plus efficace qu’elle est intangible et invisible. De ce point de vue, la société de contrôle, avec ses dispositifs de sécurité fondés sur la régulation et l’auto-régulation de chaque individu dans ses rapports avec les autres, ne constitue sans doute pas un progrès par rapport à la société disciplinaire décrite par Foucault. Elle prolonge bien plutôt, et renforce, l’exercice du pouvoir disciplinaire en l’étendant même hors les murs. Comme l’écrit O. Razac, dans la synthèse de son rapport consacré au « placement sous surveillance électronique mobile », « la surveillance ou la traçabilité électronique ne remplacent pas l’enfermement, elles s’ajoutent aux formes carcérales et produisent des limites spatiales là où il n’y en avait pas. La virtualisation permet une extension de l’espace carcéral plus qu’elle ne le remplace » (Synthèse du rapport sur le PSEM, p.6). Cela ne revient-il pas à dire alors que la société de contrôle constitue une prison à ciel ouvert, un espace où le contrôle (qui implique des formes subtiles de surveillance) prend le relais de la punition pour atteindre (en vue de les traiter, comme on traite une information) des comportements, des individualités (dangereuses ou vulnérables) qui échappaient jusqu’ici à toute prise ?
Philippe Sabot
Methodos | 2012

NOTE

* Olivier Razac
Histoire politique du barbelé : La prairie, la tranchée, le camp
Editions La Fabrique | avril 2000.


[I] O. Razac, dans son ouvrage Histoire politique du barbelé : La prairie, la tranchée, le camp, nous propose trois séquences de l'histoire du barbelé : la « prairie », la « tranchée », le « camp ».
L’invention du barbelé est l'oeuvre d'un fermier de l’Illinois J.-F. Glidden qui le premier eut l’idée d‘ajouter des barbes aux fils de clôture classiques et d’assurer la résistance et la solidité de l’ensemble en torsadant un second fil sur le premier assemblage ; il déposa son brevet en 1874 ; suivront par la suite, d'autres brevets améliorant sa conception. Cette invention correspond aux nouvelles conditions de l’élevage dans les plaines de l’Ouest américain, dont celle de la fin de l’open range, la pratique admise de la libre pâture qui jusqu'à présent prédominait. À cette fonction initiale de parcage des bestiaux dans la prairie, la création et la consolidation de vastes champs clos va de pair avec l’ethnocide perpétré contre les populations natives, les améridiens, pour qui l’idée même d’une propriété précise et délimitée de la terre n’avait absolument aucun sens. Le barbelé est ainsi dans l’Ouest américain l'instrument privilégié afin de contraindre, avec une redoutable efficacité, le mode de vie des tribus inadaptées, ou de programmer l'élimination de toute résistance culturelle, en l'occurrence la fin des nations indiennes « inassimilables » à l'avancée de la civilisation, au droit de propriété exigé par le capitalisme triomphant. Notons également, que cette délimitation “physique”, et l'individualisation des espaces génèrera également bien des conflits entre les colonisateurs mêmes, quant au partage et à l'utilisation des terres ainsi encloses : sujet traité dans de nombreux westerns...

L’invention intéressa, bien évidemment, l’armée, qui l'utilisa de manière industrielle lors de la guerre de Sécession. Il ne s'agit plus de parquer spatialement des bestiaux, mais les prisonniers dans des camps, et au mur barbelé est adjoint le mirador.
La première guerre mondiale
Le fil de fer barbelé est un trait essentiel de la première guerre mondiale, une guerre qui vise « à exposer le plus longtemps possible l’attaquant au feu de lignes de tirailleurs enterrées et des canons de retrait ». Les fils de fer barbelé disposés en réseau apparurent comme la meilleure défense accessoire jusqu’à l’invention du char d’assaut qui relance la guerre de mouvement et impose de parier sur la solidité de nouveau matériaux comme le béton des Bunkers.

Félix Vallotton, Les barbelés, 1916

Cela étant, le barbelé a l’extraordinaire avantage de résister aux bombardements et aux feux d’artillerie alors qu’un rempart de fortification s’écroule rapidement et offre des postes de retranchement à l’ennemi. Même partiellement disloqué, le réseau de barbelé reste un obstacle qui ralentit la progression de l’assaillant tout en l’exposant à découvert. Passer outre ses propres barbelés c’est entrer dans le no man’s land : « le no man’s land est le lieu – qui n’en est pas un – de ce passage, là où les hommes se désagrègent pour devenir des morts en sursis ». Supports matériels de la guerre entre nations, les fils barbelés perdent paradoxalement au bout d’un certain temps leur appartenance nationale, pour se mêler au gré des bombardements et des ondulations de la ligne de front.
Le réseau est également invisible de loin. Seuls les cadavres que l’ennemi y laisse signalent le barbelé tout en annonçant à la nouvelle vague d’assaillants ce qui les attend. L’effet de démoralisation est tel que de nombreux hommes se sont fait tuer pour aller récupérer le corps de leurs camarades restés à « séché » sur les fils comme un insecte dans une toile d’araignée. On comprend ainsi la place du barbelé dans l’imaginaire des soldats et dans les tableaux de guerre.

Les camps de concentration
La plus terrifiante image du barbelé est celle associée aux camps de concentration nazis, à ces murs de barbelés électrifiés, contrôlés par les miradors ; une réalité ainsi décrite par Primo Lévi dans Si c’est un homme :
Le seul fait de parquer des hommes derrière des barbelés produit la superposition de l’animal et de l’homme [...] Le barbelé des camps fonctionne comme un opérateur visuel de la propagande nazie. La polyvalence technique du barbelé, sa capacité à repousser une vache comme un chien ou n’importe quel être vivant, produit, lorsqu’il est utilisé pour enclore des hommes, un choc qui ébranle la certitude que ce sont bien des êtres humains à part entière, [ce] qui confirme le bien fondé du sort qu’on leur réservait.

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