Fletcher Hanks
Un somptueux monument funéraire érigé en mémoire
d’un météore que personne n’a vu passer lorsqu’il a brièvement traversé
le ciel américain au début des années 40. Un inconnu nommé Fletcher
Hanks, génie oublié des débuts de l’âge d’or du comic book, dont Actes
Sud et l’An 2 publient aujourd’hui une intégrale en forme d’anamnèse. La
reconstitution en 400 pages de récits épars, parus entre 1939 et 1941,
d’une œuvre éblouissante, fracturée en tout sens, sombre et rayonnante,
désarmante dans son mélange d’innocence et d’appétit pour la
destruction. Hypnotique au point qu’on se cramerait la rétine à trop
vouloir la regarder. Le livre, chemin faisant, dresse le portrait de son
auteur. Pas forcément flatteur.
Aussi surprenants, ses vilains arborent des rictus tellement outrés qu’ils semblent l’œuvre d’un apprenti de Daumier sous crack ou d’un auteur de tracts de propagande antisémite. Chez Hanks, tout n’est que monstre, à commencer par Fantomah (peut-être la première super-héroïne), sublime Amazone qui se change en spectre squelettique pour hanter ses ennemis en faisant léviter sa tête de mort à blonde perruque. Au bestiaire un peu ridicule qui évoque les films de monstres des années 50 (moustiques géants, gnomes martiens) s’ajoutent peu à peu de fulgurantes apparitions.
Des attaques de mains flottantes, des bêtes sans tête. Sous les histoires de héros triomphants couve une rage, voire une fièvre qui se libère dans des dénouements apocalyptiques. Sans que l’on sache si cette fureur témoigne des agitations de l’âme de l’auteur (qui produit beaucoup en peu de temps et ne se soumet à aucun filtre) ou si elle est le reflet des inquiétudes de l’époque, d’une Amérique qui voit le monde basculer dans la guerre.
Le trait lui-même semble foncièrement instable, évoluant au cours des trois petites années d’activité de Hanks. Une élégante ligne claire tutoie des pages de hachures. Des portraits ouvragés se heurtent à de simples figures noires qui courent à travers les pages - un bon moyen de gagner du temps dans une industrie qui valorise les volumes. L’œuvre est habitée, dérangée presque, et tâte sans le savoir à l’art brut, au surréalisme, au pop art avant l’heure… Jean-Pierre Dionnet voit en lui un Douanier Rousseau du comics. Plus qu’au reste de la production américaine, on trouve dans la fantasmagorie étrange et familière de Hanks des échos avec les expérimentations à l’aveugle de Jiro Kuwata, qui repensait Batman à l’aune de l’imaginaire du Japon des années 60, produisant un ovni pop en ne connaissant quasiment rien du personnage originel.
Les personnages de Hanks n’échappent pas à la règle et pillent Superman, Tarzan ou Sheena. Dans l’armada de jeunes dessinateurs que les éditeurs embauchent à tour de bras (parmi eux, Jack Kirby et Will Eisner ont à peine la vingtaine), le quadra Fletcher Hanks détonne. Sans marquer les esprits. Quels souvenirs Eisner gardait-il, des années plus tard, de cet homme ? «Il écrivait, crayonnait, encrait et lettrait lui-même son travail», rapporte en préface Paul Karasik, le redécouvreur de Hanks. Une exception dans une industrie qui commence à appliquer le bullpen system, transposition à la BD de l’organisation tayloriste du travail. «Et il arrivait à l’heure»…
De son père, Hanks Jr. dresse un portrait au vitriol. Certes passionné par le dessin, l’homme était surtout alcoolique et violent, et a abandonné sa femme et ses quatre enfants en 1930, s’évanouissant avec la tirelire du gamin. Témoignage d’une des rares certitudes concernant le bonhomme, ces Œuvres complètes se concluent sur la reproduction du certificat de décès de Fletcher Hanks. Il est mort en janvier 1976 à Manhattan, à 88 ans.
Rictus outrés
Le premier contact avec Fletcher Hanks est souvent trompeur et laisse à penser qu’on a affaire à une sorte d’Ed Wood du comics. Attiré par la profusion de couleurs, l’œil a tôt fait de s’arrêter sur les dialogues kitsch, où se mêlent une préciosité du langage délicieusement surannée et un jargon pseudo-scientifique typique de la science-fiction de pulp. On zigzague entre les «nom de nom !» et les «par tous les diables», dans des récits où il est question de «rayons démolisseurs anti-Terre» et de «direction subsolaire». On rit sous cape, en quête des perles les plus cheesy avant que ce petit goût de nostalgie rassurante ne s’efface. Ecrasé par l’autorité des images.
Stardust le super mage de l'espace. (Dessin Fletcher Hanks)
Comme toutes les comics de l’époque, les personnages de Fletcher
Hanks sont des archétypes de héros titanesques. Ils ne se départissent
pourtant jamais d’un quelque chose d’inquiétant, ne serait-ce que
physiquement, leur corps semblant toujours défier les lois de
l’anatomie. Sa créature la plus emblématique, «Stardust le super-mage de
l’espace», est une parfaite incarnation du Bien mais il semble
incapable d’exercer la moindre retenue et, lorsqu’il se saisit de ses
ennemis, c’est pour les étreindre d’une poigne de fer, tordant leur
colonne vertébrale dans des angles terrifiants.Aussi surprenants, ses vilains arborent des rictus tellement outrés qu’ils semblent l’œuvre d’un apprenti de Daumier sous crack ou d’un auteur de tracts de propagande antisémite. Chez Hanks, tout n’est que monstre, à commencer par Fantomah (peut-être la première super-héroïne), sublime Amazone qui se change en spectre squelettique pour hanter ses ennemis en faisant léviter sa tête de mort à blonde perruque. Au bestiaire un peu ridicule qui évoque les films de monstres des années 50 (moustiques géants, gnomes martiens) s’ajoutent peu à peu de fulgurantes apparitions.
Des attaques de mains flottantes, des bêtes sans tête. Sous les histoires de héros triomphants couve une rage, voire une fièvre qui se libère dans des dénouements apocalyptiques. Sans que l’on sache si cette fureur témoigne des agitations de l’âme de l’auteur (qui produit beaucoup en peu de temps et ne se soumet à aucun filtre) ou si elle est le reflet des inquiétudes de l’époque, d’une Amérique qui voit le monde basculer dans la guerre.
Pop art avant l’heure
Les planches de Fletcher Hanks sont aussi le lieu de sublimes explosions de couleurs primaires. Ses ciels zébrés d’éclairs mutent, passent du bleu au jaune, du magenta au vert. A rebours de ces aplats francs et directs, certaines pages cherchent à créer des effets de matière en jouant avec les Ben-Day dots, ces points de quadrichromie rendus iconiques par Roy Lichtenstein.Le trait lui-même semble foncièrement instable, évoluant au cours des trois petites années d’activité de Hanks. Une élégante ligne claire tutoie des pages de hachures. Des portraits ouvragés se heurtent à de simples figures noires qui courent à travers les pages - un bon moyen de gagner du temps dans une industrie qui valorise les volumes. L’œuvre est habitée, dérangée presque, et tâte sans le savoir à l’art brut, au surréalisme, au pop art avant l’heure… Jean-Pierre Dionnet voit en lui un Douanier Rousseau du comics. Plus qu’au reste de la production américaine, on trouve dans la fantasmagorie étrange et familière de Hanks des échos avec les expérimentations à l’aveugle de Jiro Kuwata, qui repensait Batman à l’aune de l’imaginaire du Japon des années 60, produisant un ovni pop en ne connaissant quasiment rien du personnage originel.
Les différents états de Fantomah (dessins Fletcher Hanks)
On aurait aimé que la brève histoire de Fletcher Hanks soit aussi
glorieuse que ses récits. La vérité, c’est que personne à l’époque n’a
compris ni l’immense beauté de son travail ni son audace outrancière.
Lorsqu’il débarque en 1939, l’industrie du comic book est encore
balbutiante. Superman vient d’être créé, et ces imprimés de mauvaise
qualité, immensément populaires auprès des enfants, s’arrachent à des
centaines de milliers d’exemplaires. Dans ce far-west, les séries
prolifèrent sans règle, chaque succès donnant naissance à une multitude
de clones.Les personnages de Hanks n’échappent pas à la règle et pillent Superman, Tarzan ou Sheena. Dans l’armada de jeunes dessinateurs que les éditeurs embauchent à tour de bras (parmi eux, Jack Kirby et Will Eisner ont à peine la vingtaine), le quadra Fletcher Hanks détonne. Sans marquer les esprits. Quels souvenirs Eisner gardait-il, des années plus tard, de cet homme ? «Il écrivait, crayonnait, encrait et lettrait lui-même son travail», rapporte en préface Paul Karasik, le redécouvreur de Hanks. Une exception dans une industrie qui commence à appliquer le bullpen system, transposition à la BD de l’organisation tayloriste du travail. «Et il arrivait à l’heure»…
Détails de deux planches de Fletcher Hanks.
Lorsqu’il plaque la BD, Hanks semble disparaître de la surface du monde. Dans les années 80, les éditeurs de RAW Magazine
(encore eux, serait-on tenté de dire, tant la revue semble dans tous
les bons coups de la bande dessinée américaine) exhument une de ses
histoires. Sans suite. Jusqu’à ce que Paul Karasik, assistant d’Art
Spiegelman chez RAW, reçoive quelques années plus tard un lien
vers des récits de Fletcher Hanks et se passionne pour son travail. Il
retrouve un de ses enfants et commence à collecter ses publications
(réunies dans un premier court recueil au milieu des années 2000).De son père, Hanks Jr. dresse un portrait au vitriol. Certes passionné par le dessin, l’homme était surtout alcoolique et violent, et a abandonné sa femme et ses quatre enfants en 1930, s’évanouissant avec la tirelire du gamin. Témoignage d’une des rares certitudes concernant le bonhomme, ces Œuvres complètes se concluent sur la reproduction du certificat de décès de Fletcher Hanks. Il est mort en janvier 1976 à Manhattan, à 88 ans.
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