Alan Smithee.

Au début des années 60 à Hollywood, un sujet de conversation provoquait des hennissements de rire dans les cocktails des grands producteurs américains. La blague qui faisait alors fureur était la «politique des auteurs» imaginée par ces grands fous de Français. Il fallait au moins ça pour dérider une industrie du cinéma morose, fissurée sous les coups de boutoir de la télévision. Moins de dix ans plus tard, les studios, une jambe au-dessus du précipice, faisaient semblant de considérer les cinéastes comme des artistes. Ils avaient surtout compris que le fait d’associer les termes «droits» et «auteur» était susceptible de remplir les caisses sonnant creux.
C’est tout sauf une coïncidence si, à cette même époque, Alan Smithee, réalisateur imaginaire, apparaît pour la première fois au générique d’un film. Derrière ce pseudonyme se dissimule une ribambelle de réalisateurs qui ont renié un de leurs films après un désaccord avec leurs producteurs, mais qui ont gardé le droit de réclamer leur salaire. Pour bien comprendre les mécanismes de cet usage, mieux vaut revenir à la naissance d’Alan Smithee.
Signe prémonitoire. En 1969, Universal met en chantier Death of a Gunfighter ( Une poignée de plombs ), un western dont la vedette est Richard Widmark, 55 ans, que l’âge n’a pas rendu aimable ni patient. Le réalisateur est Robert Totten, 32 ans, qui n’a travaillé jusque-là que pour la télévision sur des épisodes de Bonanza, du Virginien ou, signe prémonitoire, de Mission : Impossible . Après vingt-cinq jours de tournage et au moins le double d’engueulades avec Totten, Richard Widmark obtient la peau du jeune homme, exigeant qu’il soit remplacé par Don Siegel, qui accepte de terminer le film.

Un poignée de plomb, premier film signé «Alan Smithee», en 1969.

Or, au grand embarras de Universal, Robert Totten et Don Siegel refusent l’un et l’autre de le signer. Le studio en appelle à l’arbitrage du syndicat des réalisateurs, la Directors Guild of America (DGA), qui tranche. A partir de ce jour, un cinéaste estimant que son travail artistique a été trahi peut, sous des conditions très précises, exiger que son film soit signé par un pseudonyme. Mais attention, toujours le même : Smithee, diminutif affectueux de l’Américain type, Mister Smith. Pour le prénom, Al a les faveurs de la commission. Pas de chance, il existe réellement un Al Smithee inscrit à la DGA. Finalement, c’est Allen, puis Alan qui est retenu car, dit une légende invérifiable, l’anagramme d’Alan Smithee est «The Alias Men» .
Entre 1969 et 1999, année de sa disparition officielle, une bonne cinquantaine de films sont signés Alan Smithee, réalisés par d’obscurs tâcherons mais aussi par des pointures comme Richard Sarafian, Ivan Passer, John Frankenheimer ou Dennis Hopper. Ce dernier, en 1990, avait connu un de ses fameux épisodes psychotiques, parce que le montage de Catchfire ( Une trop belle cible , avec Jodie Foster) avait été entièrement refait dans son dos par Vestron Pictures, son producteur. Hopper avait intenté une vaine action en justice, car Vestron avait opportunément fait faillite.
En inventant cette identité, la DGA a produit une entité symptomatique de son époque. Elle confirmait en cela l’existence et la reconnaissance d’un cinéma d’auteurs mais offrait en même temps aux studios et aux producteurs un outil pour exercer un contrôle sur leur travail. Rien d’étonnant à ce que la DGA se soit toujours montrée tatillonne sur l’attribution du label Alan Smithee. Pour obtenir ce droit, le réalisateur devait défendre son point de vue devant une commission spéciale, et mieux valait présenter un dossier en béton. Dans les années 70, un cinéaste qui a souhaité conserver l’anonymat racontait ainsi son expérience : «Ils posent des questions hostiles. Et, s’ils vous soupçonnent de vouloir retirer votre nom du générique parce que vous avez simplement honte de votre travail ou que le studio a coupé une scène, ils vous envoient chier.»
Le plus fascinant peut-être à propos de cette identité collective imposée par l’institution, et non pas imaginée par un collectif d’artistes, est la passivité avec laquelle ces cinéastes se sont pliés pendant trente ans aux exigences de l’industrie et du syndicat censé les défendre. Jusqu’à ce que les accrocs ne commencent à se multiplier. Le plus sérieux a pour cadre l’affaire Twilight Zone en 1983, film à sketchs et à gros budget qui s’annonçait comme l’avènement de la génération des Steven Spielberg, John Landis, Joe Dante et George Miller. Sur le principe de la série télévisée fondatrice, inventée par Rod Serling, chaque réalisateur a tourné un segment du film. Or, sur celui de Landis, un accident d’hélicoptère coûte la vie à trois personnes : Vic Morrow, l’un des acteurs principaux, et deux enfants qui n’auraient pas dû être sur le plateau à cette heure tardive.
La justice est saisie. John Landis, de même que plusieurs personnes impliquées sur le tournage et la Warner, doit répondre d’une accusation d’homicide involontaire. Peu avant le procès, le procureur promet au second assistant, Anderson House, une immunité totale en échange d’un témoignage accablant contre le réalisateur. Histoire de mettre une bonne ambiance, l’acte d’accusation est rendu public le 24 juin 1983, jour du lancement du film, tandis que la presse se déchaîne. Rolling Stone, sous la plume de Randell Sullivan, lance les hostilités : «Ce que nous avons là, c’est la théorie des auteurs d’un homicide…» Une pétition de 40 cinéastes prend la défense de Landis, réunissant Billy Wilder, Francis F. Coppola ou John Houston, mais pas Spielberg. Quelques semaines plus tard, le procès se solde par un acquittement général. Quant à Anderson House, la DGA a accepté que son nom soit remplacé par Alan Smithee au générique de Twilight Zone .

Finalement, Alan Smithee ne survit pas à l’année 1999. D’abord à cause du réalisateur Tony Kaye, qui accuse le studio New Line et l’acteur Edward Norton de s’être entendus pour trafiquer le montage du dernier quart d’heure d’ American History X . La DGA, saisie par le réalisateur, refuse de lui laisser utiliser Alan Smithee car le litige avait déjà été rendu public par voie de presse. Mais le coup de grâce a lieu quelques mois plus tard. Arthur Hiller réalise sur un scénario de Joe Eszterhas une comédie intitulée An Alan Smithee Film : Burn Hollywood Burn . L’histoire est celle d’un cinéaste anglais qui se nomme vraiment Alan Smithee et dont le tournage du premier film à Hollywood est un chemin de croix. Au bord de la crise de nerfs, il veut renier ce film mais ne peut utiliser le pseudonyme en vigueur puisque c’est son vrai nom. Du coup, il vole les négatifs et menace de les brûler.

A sa sortie, le film a reçu les pires critiques de l’année 1999 en dépit des pitreries de la tête d’affiche Eric Idle, ancien Monty Python, et de l’apparition de Sylvester Stallone, Ryan O’Neal ou Whoopi Goldberg dans leurs propres rôles. Surtout, la vraie fausse querelle qui sert de campagne publicitaire au film met la DGA hors d’elle. Arthur Hiller affirme être en conflit avec le scénariste, Joe Eszterhas, et réclame que son nom soit retiré du générique. Résultat espéré : An Alan Smithee Film, dont le héros se nomme Alan Smithee, aurait été réalisé par un certain Alan Smithee… Tout le monde suit ? Ulcérée, la DGA décide de rayer le nom de ses registres, en raison «des dommages irréparables infligés» par cette histoire.
Depuis cette disparition tragiquement comique, il arrive encore qu’un plaisantin glisse un Alan Smithee au générique d’un film. Par nostalgie ou par provocation. La dernière fois, c’était en 2011 pour Another Night of the Living Dead, un hommage en forme de plagiat éhonté de la Nuit des morts-vivants de George A. Romero qui, lui-même, cachetonnait pour ce film. Alan Smithee, un increvable mort-vivant ? Sans doute la plus pertinente et la plus belle fin dont il aurait pu rêver.



Quelques-uns des films signés Alan Smithee, compilés à l'occasion d'une convention Science Fiction & Fantasy tenue à Indianapolis en 2005.
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