“Irrécupérable”

 
 
 
Chanté par Bob Dylan, incarné à l’écran par Dustin Hoffman, traqué par le FBI, Lenny Bruce est une légende du stand-up américain. Son autobiographie est enfin traduite en français. 
 
Lenny Bruce… c’est probablement Bob Dylan qui en parle le mieux. Dans une chanson de 1981, le barde nobelisé de Duluth rend hommage au combat du comique, icône de la révolution des sixties.
“Ils ont dit qu’il était malsain parce qu’il ne jouait pas selon les règles/Il a simplement montré que les sages de son époque n’étaient que des idiots/Ils l’ont étiqueté, l’ont catégorisé comme ils le font avec des pantalons et des chemises/Il a combattu sur un champ de bataille où chaque victoire fait mal.”
Les blessures et les stigmates de Bruce, eux, sont racontés dans Lenny, le biopic funeste de Bob Fosse où le showman sulfureux est incarné par un Dustin Hoffman déchaîné. Daté de 1974, le film retrace la destinée météore de ce gamin juif de Long Island devenu l’astre cramé de la contre-culture. Un martyr de la liberté d’expression.

L'inventeur du stand-up, traqué par le FBI
Aujourd’hui, à l’heure où paraît la traduction inédite en France de l’autobiographie vitriolée de l’artiste, bouclée en 1965, un an seulement avant sa surdose mortelle de morphine, on sait presque tout de cet as de la provoc et génie de l’impro.
On sait qu’il fut l’inventeur du stand-up, on sait qu’il fut traqué par le FBI et on sait aussi qu’il fut l’obsédé sexuel qui inspira à Roth le premier chapitre de Portnoy et son complexe. Mais ce que l’on sait peut-être moins, c’est que Lenny Bruce est probablement le linguiste le plus marrant du monde.
Car tout n’est que mot dans le parcours qu’il retrace ici. On y découvre un autoportrait en expert de la sémantique. Spécialiste du verbe, chercheur du sens, militant de l’expression juste.

”Fais venir les poules sur scène”
Passé par l’armée et la guerre en Méditerranée, Leonard Schneider de son vrai nom affûte ses premières vannes dès l’après-guerre. Dans un petit club de Brooklyn où sa mère se produit avec un numéro de danse, Lenny prend le micro un soir où le maître de cérémonie manque à l’appel.
Sur scène, il n’a pas le temps d’enchaîner deux mots fébriles qu’une fanfaronnade fuse de la fosse : “Fais venir les poules sur scène !” Du tac au tac, il répond : “J’aimerais bien, mais vous n’auriez plus de compagnie au bar…” A partir de là, il ne sera plus jamais question de poules, en revanche les chevaux sont lâchés.
Cadence de mitraillette au service d’une insolence sans bornes : Lenny a la science des mots. A la face d’une Amérique puritaine et guindée, il balance des rafales de vérités et d’injures. “7 nègres, 6 métèques, 5 culs-bénits, 4 youpins, 3 macaronis et 1 rital. Adjugé vendu !”, gueule-t-il dans un sketch culte.
Sa verve est le catalyseur en surchauffe des violences de l’époque. Racisme, religion, pauvreté, exclusion, homophobie : il verbalise tous les non-dits d’un pays sclérosé par la pudibonderie. “Rendre un mot tabou, c’est lui donner de la force et de la cruauté.” Mais devenu le messie d’un verbe libre et vrai, le satiriste va être crucifié sur l’autel de la décence politique. Le poids des mots sera sa croix.

Arrêté pour obscénité 
Qualifié par la presse de “comique malsain”, Bruce est arrêté en 1961 pour obscénité. On l’accuse d’avoir utilisé l’expression “cocksucker” dans un lieu public. Dans une Amérique qui considère encore l’homosexualité comme une maladie psychiatrique et la fellation comme une pratique réservée aux gays et aux prostituées, Lenny Bruce est une menace. Dès lors, il est systématiquement traqué par les autorités. Lors de ses spectacles, la police attend de pouvoir l’arrêter au moindre “dick”, “bitch” ou “fuck”. Qui ne manquent jamais d’arriver.
La deuxième partie d’Irrécupérable raconte la longue descente aux enfers d’un homme traqué, ruiné et rendu paranoïaque par la valse des procès. Lâché par les patrons de salles, Lenny Bruce fait alors des prétoires la scène privilégiée du procès qu’il intente à l’hypocrisie langagière de l’Amérique.
Epuisant ses avocats, assurant lui-même sa défense, il vit seul entouré de ses dossiers judiciaires, compilant frénétiquement les enregistrements de ses milliers d’heures d’audience. Un soir qu’il feint de douter de la parole de sa fille de 8 ans, celle-ci lui demande : “Papa, tu me croirais si c’était enregistré ?”
Lenny Bruce meurt le 3 août 1966 d’une overdose. Depuis, on peut dire “cocksucker” en public. Mais aux Etats-Unis, désormais, on réédite les romans de Mark Twain expurgés du mot “nègre”. Oh fuck !

Léonard Billot

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