Les corps vils. Expérimenter sur les êtres humains aux XVIIIe et XIXe siècles

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Les corps vils, ce sont les condamnés à mort, les bagnards, les détenus, les orphelins, les prostituées, les internés, les patients de l'hôpital, les paralytiques, les esclaves, les colonisés, les moribonds qui ont servi aux XVIIIe et XIXe siècle pour l'expérimentation médicale. Historiquement la question ne fut pas de savoir si l'on pouvait expérimenter sur l'homme mais plutôt de savoir « sur quels hommes expérimenter ? ». La solution dominante fut, et c'est la thèse de Grégoire Chamayou, de faire peser les dangers de l'expérimentation sur certaines catégories de sujets, à l'exclusion des autres : les personnes considérées comme étant de moindre valeur, appartenant à des groupes sociaux dévalorisés, en situation de subordination et de dépendance, ont été considérées comme de bons sujets pour l'expérimentation. A partir de l'analyse de diverses formes du pouvoir d'expérimenter, Grégoire Chamayou propose une histoire des dispositifs expérimentaux, une histoire technopolitique des sciences expérimentales selon ses propres termes. La question de la moralité de l'expérimentation humaine innerve l'ensemble de l'ouvrage, de façon essentielle et réussie. En retraçant l'histoire de l'expérimentation humaine, l'auteur travaille aussi à faire ressortir les conditions éthiques et politiques de la constitution du savoir médical, sources habituellement passées sous silence.
2Les condamnés à mort ont fourni à la médecine une source d'approvisionnement privilégiée, des corps sur lesquels il était possible d'expérimenter. Au cours du XVIIIe siècle le médecin ne s'est pas contenté pas de récupérer un corps et de le disséquer pour assurer la progression de la science, mais a participé activement à l'administration de la peine, pour en améliorer le mécanisme comme ce fut le cas avec la guillotine, ou pour en contrôler le déroulement. Progressivement, c'est une collaboration entre le médecin et la justice qui se forme au nom de la science. Grégoire Chamayou révèle un dispositif d'acquisition des corps par la médecine, où l'expérience médicale participe du châtiment ou le prolonge. Que ce soit lorsque le médecin récupère un cadavre au pied de la potence, lorsque l'exécution est transformée en expérience physiologique sur les gaz de la digestion (expérience de Magendie et Chevreul), la glycogénie du foie (Claude Bernard). Grégoire Chamayou démontre l'existence d'un lien historique étroit entre le pouvoir d'expérimenter et le pouvoir de punir. Le souverain peut mettre à la disposition de la science un condamné pour qu'il encoure les risques à sa place : c'est le cas lorsque le condamné devient goûteur, ou sert de doublure au corps du souverain, testant en premier les remèdes ou les techniques médicales.
3Une autre conception de la peine peut en faire une expérimentation rédemptrice : si le scientifique obtient le consentement du condamné, il l'incite à se porter candidat pour une expérience, grâce à laquelle, s'il en sort vivant, il sera gracié. Pour que la peine soit utile à la société, parce que les condamnés à mort sont morts par anticipation, les condamnés et suppliciés peuvent servir de sujets aux expériences. Au XVIIIe et au XIXe siècle, les plaidoyers en faveur de l'expérimentation sont nombreux : Maupertuis dans ses Lettres sur le progrès des sciences, Navier (médecin), Diderot, le botaniste Denis Dodart... L'inoculation préventive, qui consiste en un déclenchement artificiel d'une maladie chez un sujet, a été massivement utilisée pour prévenir les maladies comme la petite vérole. La spécificité de l'inoculation, c'est qu'elle ne se restreint pas aux corps vils, mais touche l'ensemble de la population, elle est pensée comme une politique sanitaire et fonctionne comme une expérimentation de masse. A travers cet exemple, Grégoire Chamayou pose la question du droit du souverain sur la vie et le corps de ses sujets, la question du droit d'expérimenter. 
4Il s'intéresse ensuite au lien existant entre l'expérimentation sur les autres et l'auto-expérimentation. L'auto-expérimentation apparaît à la fois comme un préalable à l'expérimentation sur les autres, comme un garde-fou du pouvoir scientifique, mais elle fut aussi pensée comme ouvrant le droit à pratiquer des expériences sur autrui. Auto-expérimentation involontaire participant des risques du métier, auto-expérimentation autothérapeutique, auto-observation de substances, celle-ci, quelle que soit sa forme, fonde l'autorité du médecin, lui confère une force de conviction. Si les condamnés à mort ont été utilisés pour les expérimentations médicales, la médecine a su trouver d'autres expédients pour se fournir en corps. Pour pallier aux des soins et des dépenses de l'assistance publique dans des institutions comme l'hôpital, l'hospice, l'orphelinat ou l'asile, coût, une des réponses classiques fut d'exiger des pensionnaires qu'ils « travaillent » pour financer leur prise en charge. Les corps inutiles devaient et pouvaient devenir utiles pour la science, selon un principe de maximisation utilitariste en devenant des sujets d'expérience. De multiples témoignages abondent dans ce sens au cours de la période. Avec l'émergence de la clinique, une nouvelle codification du pouvoir d'expérimenter se met en place sous la forme d'un « contrat d'assistance », une logique d'échange et de dette où les pauvres par les soins reçus deviennent redevables de la société et ouvrent le droit à l'expérimentation sur leurs corps. Au nom de la charité et de l'utilité, les pauvres, les assistés sont perçus comme les sujets les plus propres pour la progression de la science, pour la formation des médecins.
5La question des essais thérapeutiques ouvre le même type de questionnement : a-t-on le droit de risquer la vie d'un patient ? Grégoire Chamayou pose la question du droit à l'essai thérapeutique, de ses codifications, de son encadrement. Il rappelle qu'autour du discours déontologique sur l'expérimentation humaine, la question du consentement n'est pas posée, c'est une notion introuvable. Dans de nombreux cas, les patients sont utilisés sans que se pose la question de leur consentement. Les patients sont leurrés, c'est particulièrement le cas des expérimentations vénérologiques menées sur les prostituées au XIXe siècle, qui est étudié en détail par l'auteur. La notion de consentement émerge dans le seconde moitié du XIXe siècle pour devenir une des notions clés de l'éthique de l'expérimentation sur les êtres humains. 
6A partir du motif des corps vils, l'auteur de ce très riche ouvrage pointe la nécessité d'une prise de conscience éthique sur l'expérimentation, mais aussi d'une lecture de l'histoire des sciences sous l'angle de la philosophie morale et politique.
Grégoire ChamayouLes corps vils. Expérimenter sur les êtres humains aux XVIIIe et XIXe siècles, La Découverte, coll. « Les empêcheurs de penser en rond »
Frédérique Giraud

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