François Cusset, Le déchaînement du monde, logique nouvelles de la violence


Dans son nouvel essai, "Le déchaînement du monde", l'historien des idées François Cusset déconstruit l'idée dominante selon laquelle la violence aurait diminué avec la modernité. La violence n'a pas reculé ; au contraire, elle s'est redéployée en changeant de formes et en atteignant directement les structures sociales et les dispositions affectives.

La violence hante les réflexions contemporaines, sans que nous comprenions tout à fait ses ressorts, sans que nous sachions y faire face, confrontés au mystère de ce qui la conditionne autant que de ce qui la neutralise. Si pour certains statisticiens de la longue durée, comme Steven Pinker, la violence n’est plus ce qu’elle était, d’autres observateurs, plus subtils, s’efforcent de démasquer l’entourloupe : non, la violence n’a pas disparu de la vie des hommes. Elle se serait même redéployée, sous d’autres formes, parfois plus pernicieuses, mais tout aussi rudes, symboliques et réelles, symboliques donc réelles.
"La saillie de l'effraction"
C’est à ce mode de réflexion ambitieux que se livre l’historien des idées, François Cusset, dans son dernier essai Le déchaînement du monde, logiques nouvelles de la violence, faisant suite à un autre livre explosif, La droitisation du monde (une manière, en creux, d’affirmer que la violence, loin de disparaitre, se creuse, et que cette droitisation pourrait en être un indice). La pacification des sociétés supposées moins tendues aujourd’hui qu’hier semble à ses yeux un pur “discours lénifiant“, qui ne résiste pas à l’examen précis de notre moment présent. Tout l’enjeu de sa réflexion tient à l’identification d’un problème général de discernement, le conduisant à affirmer que “la violence n’est pas toujours où on la croit, du moins où on la dit“. Lorsque l’on analyse la violence, le risque est de se focaliser sur l’instant exclusif de son explosion, en occultant les contextes qui la déterminent. “Le mot violence nous induit en erreur : seul existe la saillie de l’effraction“, écrit Cusset. L’effraction fait écran. C’est l’écran qu’il faut briser pour comprendre l’effraction.
Nouvelles formes de déploiement 
Il ne suffit donc pas de constater – ce que chacun peut faire au quotidien – que “la violence sillonne nos parages à tous“, “tapie entre les duretés du quotidien“ et qu’elle explose partout. Il faut dépasser cet ordre du visible pour saisir en quoi la violence reste, en réalité, “un impensé majeur“.
La violence, de fait, est omniprésente aujourd’hui“, estime l’auteur, “mais elle n’a plus les aspects familiers qu’on lui connaissait depuis l’aube de la modernité“. La violence ne recule pas, elle change de formes, à la fois dans ses structures sociales et ses dispositions affectives.
C’est précisément la rationalité de la violence du 21ème siècle que se propose d’étudier François Cusset, en explorant les multiples champs de son déploiement contemporain, des nouvelles formes du travail à la nouvelle pauvreté, de la sociabilité quotidienne aux haines ordinaires, des oppressions de genre à la destruction écologique, du terrorisme à l’effondrement des psychés, des violence obstétricales aux camisoles biopolitiques… Plutôt que de se livrer à un exercice de statistiques trop biaisé et artificiel pour être suffisamment éclairant, il identifie les règles réinventées de la circulation de la violence au cœur de nombreux champs sociaux.



L'historien Norbert Elias, auteur du livre clé sur la civilisation des moeurs
Au cœur de sa démonstration, François Cusset relit l’œuvre clé de Norbert Elias qui identifiait l’intériorisation des contraintes et des pulsions comme effets de neutralisation de la violence. Or, la transformation des contraintes – intériorisées en auto-contraintes- telle que les retrace Elias, “n’autorise pas en conclure à leur réduction tendancielle, à leur atténuation d’ensemble“, estime-t-il. Ce grand retournement de la modernité analysé par Elias, où la violence serait proscrite, impose surtout des contraintes cachées : “la pathologisation des comportements anormaux ; l’influence inédite au cœur de nos vies des nouvelles instance de normalisation des conduites (famille, médecins, médias, école) ; le tournant punitif d’un Etat voué presque exclusivement à la sanction de ceux qui échappent au nouveau savoir-être et plus largement, la violence psychique qu’instille, ou dépose à même les relations, le nouveau partage à faire entre ce qui est convenable et ce qui ne l’est pas, ce qui est pénible et ce qui est plaisant“.
La violence institutionnelle 
Autrement dit, en dépit des progrès de la civilité, de l’apprentissage des formes de distance et de répression intériorisée, la violence persiste. Contenir ses passions, tamiser ses affects, ce n’est pas faire disparaitre la violence ; au contraire, c’est une autre forme qui surgit, contre soi : celle d’un “refoulement morbide, avec ses mécanismes de culpabilisation et son énergie pulsionnelle retenue, castrée au sens de la psychanalyse, mais qui peut toujours faire retour“. François Cusset évoque ici une “violence institutionnelle“, au sens d’une distance instituée, qui affleure dans des contextes aussi ritualisés  qu’un dîner en ville où un convive moins policé est renvoyé à son incorrection, ou un entretien d’embauche où sa gestuelle trahit le candidat. Comme l'ont déjà analysé avec brio des sociologues comme Erving Goffman ou Pierre Bourdieu, le raffinement des formes n’est pas incompatible avec la violence extrême. “Qui met les formes fait de l’autre son obligé, sur-le-champ“.
A rebours de l’idée dominante d’une pacification des mœurs, Cusset déconstruit ainsi la ”cool attitude“, saluée comme un sous-produit indirect du processus de civilisation, mais qui en contredit les règles. Le tournant néolibéral des cinquante dernières années complique en outre l’argument d’Elias, mais aussi celui de Max Weber sur la violence légitime. Le monopole de la violence légitime n’appartient plus à l’Etat, ou plus seulement, “mais désormais au capital et à sa domination systémique“. L’Etat, pendant plus de trois siècles, a policé les sociétés ; “il n’est plus dorénavant que chargé de la police ; c’est le marché qui s’occupe de policer et de civiliser les peuples. Et de les déciviliser“. Le “déchaînement du monde“ contemporain trouve sa source dans une forme d’association (de malfaiteurs) entre l’Etat et le marché néolibéral, complices dans l’échec à enrayer la montée des haines identitaires, des pulsions racistes, des groupes hors-la-loi, des mafias extra ou para-étatiques… Il faut bien l’admettre avec l’auteur : l’Etat ne protège pas, avec sa rationalité froide, des souffrances chaudes du quotidien, du stress, des discussions qui dérapent, des peurs incontrôlées… Or, “quand le froid de l’Etat ne suffit plus à refroidir les citoyens pondérés, raisonnables mais habités par toute la violence rentrée d’un monde qui l’a proscrite, alors celle-ci à nouveau est prête à exploser“.
Le sujet moderne était censé se débrouiller avec ses restes d’honneur, sa civilité obligatoire, sa répression intériorisée. Près d’un siècle plus tard, “il est méconnaissable“. Un nouveau circuit infernal de la violence s’est instauré : une “énergétique inédite“, liée à la sauvagerie de l’exigence productive ou de l’auto-valorisation consumériste. Les effets de nos sociétés d’abondance semblent délétères en ce qu’ils  nourrissent une perte de l’expérience effective de la vie. Cette abondance isole chacun, estime l’auteur ; elle vide le désir et nous fatigue ; “d’une fatigue sans cause, de même que l’abondance est sans objet ; mais d’une fatigue profonde“.
“Cette violence-là n’apparait dans aucune statistique, aucun bilan morbide, mais elle émaille les jours et les nuits de nos vies contemporaines“, souligne Cusset. Le stress, par exemple, s’affirme désormais comme la violence “la plus répandue, la plus constante, la moins visible, et à ce titre la plus dévastatrice“.
Repenser le mot "violence"
Explorant, au fil de ses errances dans les bas-fonds du monde contemporain, les vices cachés de nos société apaisées, François Cusset cherche au fond à repenser le mot “violence“, moins pour le disqualifier que pour en déplacer le sens. Le mot lui-même n’était qu’un “piège, à force de connotations, d’arrière-pensées, morales et morbides“. Il faut lui préférer, suggère l’auteur, “un usage ponctuel de l’adjectif“, mobilisé par des sujets qui s’opposent à la brutalité du monde. Cette résistance active convoque forcément des actes et des gestes violents, “car le déchaînement au sens des chaînes qu’on déverrouille passe toujours par des moments de déchaînement, au sens plus commun du chaos des fureurs et de leurs excès“. C’est cette forme-là de la violence, opposée à la compétition et au cynisme, qu’il faut préserver, à défaut de lui prêter des immenses vertus : celle de l’insubordination et de la dissidence. Celle que saluait Hannah Arendt qui voyant dans les années 1960 la jeunesse cherchant à se défaire des corsets normatifs du vieux monde expliquait que la libération  passe toujours par des explosions de violence.
Plutôt que de croire au miracle de l’éradication de la violence, il importe  donc de penser avec François Cusset l’évidence de son éternelle présence et surtout de ses transformations sournoises et sourdes, pour se mesurer frontalement à elle, échapper à son ordre infernal et tenter de lui résister, y compris avec ses propres outils. Se déchaîner contre ce qui nous oppresse, c’est transformer la violence elle-même, en lui conférant une fonction libératrice. L'histoire de la violence est la nôtre ; c'est en elle et contre elle que nous nous agitons. Aujourd'hui, plus que jamais.
Jean-Marie Durand
François Cusset, Le déchaînement du monde, logique nouvelles de la violence, La Découverte, 2018. 







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