Éloge de l’immobilité
Marcher, bouger, se déplacer, avancer, courir, glisser… : les mots qui désignent l’idée fétichisée du mouvement traduisent par eux-mêmes l’obsession actuelle de la mobilité. On ne reste pas assis, on s’élève ; on ne ramollit pas son corps, on l’agite ; on ne bloque pas sa pensée, on la dynamise. On prend des trains à travers la plaine. Soumis à l’horizon de l’accélération de tout, y compris de la critique de l’accélération elle-même, nous sommes tous tenus par cette peur que tout ralentisse ou que tout s’arrête. On nous apprend sans cesse, par exemple, que les plus grands penseurs ont toujours réfléchi en marchant, et que le surplace ne génère que de la bouillie intellectuelle. La privation de mouvement est toujours une peine, comme le soulignent les sanctions pénales, les contraintes scolaires, les maladies…
“Savoir faire halte, c'est savoir résister”
Or, cette passion dominante du mouvement n’est-elle pas dans son évidence un peu suspecte ? C’est cette hypothèse d’un éloge inversé, celui de l’immobilité, que propose le philosophe Jérôme Lèbre dans son dernier essai, Éloge de l’immobilité, issu de son séminaire "Stations" donné en 2016 au Collège international de philosophie. Redonner son sens à l'immobilisation, tel est le pari de cette réflexion aventureuse, qui se refuse de céder aux diktats de son époque, et même de l’histoire de la pensée, pour en dévoiler les angles morts et surtout ouvrir des voies singulières menant à cette idée audacieuse : “savoir faire halte, c'est savoir résister”.
Si le livre part un peu dans tous les sens, dans une volonté de ne pas encastrer le récit dans des socles trop rigides, quitte parfois à perdre un peu le lecteur prostré, il trace surtout sa route, sinueuse mais puissante, discrète mais vigoureuse. Paradoxalement, ses mouvements – ou plutôt ses oscillations – dessinent une magnifique intuition, comme un manifeste éthique et politique “pour une statique”.
Occuper, bloquer, ou “l’affirmation d’un droit à l’existence”
L’immobilité exige un effort, souvent plus éprouvant que la mobilité. Rester immobile, c’est tenir. Se choisir par exemple un lieu, y rester ; occuper, bloquer ; ne plus bouger ni se laisser déplacer : cette manière de résister dans cette stance est aussi “l’affirmation d’un droit à l’existence”. Pour Jérôme Lèbre, l’éloge de l’immobilité consiste à défendre la nécessité de “résister, non au mouvement, mais en lui”. C’est au cœur du mouvement que l’immobilité déploie sa cohérence. “Il ne s’agit pas d’exclure l’action, les marches, mais de marquer un temps d’arrêt dont la fin n’est pas fixée, de souligner qu’on est là et qu’on y restera”. L’immobilité est ainsi étudiée non comme le simple négatif du mouvement, mais comme “une situation incontournable qui ressort discrètement dans un monde mobile”.
Cette immobilité se dissémine en une multiplicité d’images, stations, textes, corps, pensées, “si bien que l’on peut aller loin sans faire un seul pas”. L’immobilité n’est donc pas une catastrophe, nous suggère l’auteur. Elle ne se confond pas non plus avec la simple inertie. Il n’existe d’ailleurs jamais de différence absolue entre les êtres qui sont immuables et ceux qui se meuvent. “Il n’existe qu’une différence fragile entre les choses qui sont inertes et les êtres vivants qui se tiennent immobiles autant qu’ils se meuvent”. Jérôme Lèbre tourne beaucoup autour de cette idée, pour le coup mise en mouvement : rester sans bouger exige aussi du vivant un effort, une tension : “Immobilité et mobilité ne s’opposent donc pas, elles se différencient, alternent, se conjuguent”.
Malheureusement, ce savoir s’est perdu. C’est donc l’écart entre le mouvement, le repos et l’immobilité qu’il s’agit de repenser, afin de trouver un équilibre, fût-il précaire, entre ces trois postures. Oscillant entre excitation et paralysie, les agités que nous sommes tous s’en sortent comme ils peuvent, souvent mal. Car “le propre de l’agité, c’est paradoxalement de se faire obstacle à soi-même”.
Notre nature est au fond dans le mouvement, mais sans parvenir à s’accomplir totalement en luiLa sagesse voudrait au fond que nous acceptions d’expérimenter toutes les variations de rythme et de vitesse, que l’on s’installe dans ces rythmes. Que chacun résiste au mouvement et dans le mouvement. C’est en quoi “l’éthique est d’abord résistance statique” pour Lèbre.
S’arrêter, c’est aller plus loin
Cette résistance statique a d’ailleurs une longue histoire, notamment dans le champ de l’activisme politique. Généralisée dans les années 1960 aux Etats-Unis en particulier, dans les combats des Noirs, cette résistance statique a épousé différentes voies : le “sit-in”, dans la rue ou les restaurants ; le “stand-in”, devant les guichets d’une piscine pour Blancs ; le “ride-in”, dans des trains ; le “wade-in”, le “mill-in” ; le “pray-in” ; le “teach-in”, ou encore le “die-in”, popularisé par Act Up.
Jean-Marie Durand
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Éloge de l’immobilité, de Jérôme Lèbre, éd. Desclée de Brouwer, 372 p,
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