On a retrouvé le héros de « La soucoupe et le perroquet »


 C’est sans doute l’épisode le plus culte de l’émission de télévision belge non moins culte Strip Tease : “La soucoupe et le perroquet”. On y découvre un certain Jean-Claude Ladrat construire une soucoupe volante dans son jardin. Alors que paraît aujourd'hui un livre-enquête sur la vie de Jean-Claude Ladrat, Mauvais plan sur la comète (aux éditions Marchialy), nous sommes partis à la rencontre de l’homme qui a construit deux soucoupes volantes, fait le tour du monde en bateau, est passé par la case prison, pour finir dans un trou à rat charentais. Reportage et rencontre en deux épisodes. Première partie.
Impossible de ne pas le reconnaître, c’est bien lui, le poids des années en plus. « Voulez-vous un petit verre de pineau ? On est Charentais ou on ne l'est pas ! » L’accent, le phrasé, le pineau sur la table : Charentais, il l’est, sans aucun doute. Son appartement d'une vingtaine de mètres carrés se situe au sous-sol d’un HLM, dans la périphérie d'Angoulême. La lumière y est rare et blafarde. Où sont passés ses rêves, sa ferme et sa soucoupe ?
Depuis 1993, ses étoiles dans les yeux ont pourtant fait voyager des milliers de téléspectateurs. Cette année-là, le journaliste Frédéric Siaud réalise le fameux reportage « La soucoupe et le perroquet » pour l'émission de télévision belge Strip Tease. Il met en scène un paysan charentais inventeur d’une soucoupe soi-disant volante, sa mère, Suzanne Saget, et son perroquet empaillé.
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Mais il y a bien plus d’aventures dans la vie de Jean-Claude que ce que l’épisode de Strip Tease donne à en voir. Avant sa soucoupe, comme après, la vie de l’énergumène charentais a été une succession d’aventures et mésaventures. C'est cette histoire que raconte le livre Mauvais plan sur la comète de Jean-Charles Chapuzet.


Mais où est passé l’homme à la soucoupe ?

La vie de Jean-Claude Ladrat, c’est l’histoire d’un paysan qui rêvait de voler et qui est tombé plus bas que terre. Qui voulait fuir les champs mais qui s’est trainé dans la boue. Et qui en 2005, a brutalement disparu de la circulation. Notre héros a-t-il réussi à s’envoler vers Altaïr, l’étoile vers laquelle il envisageait de décoller ?
À Germignac, Jean-Claude semble s’être volatilisé. De façon assez surprenante, dans le village de 635 âmes, personne n'a jamais rien vu, au bar « Le petit verre », comme dans la rue. Rares sont ceux qui ont aperçu directement la fameuse soucoupe. Encore plus rares ceux qui savent ce qui est arrivé à son propriétaire. Tout le monde y va en revanche de son anecdote rapportée de seconde main. « J'ai croisé un agent France Télécom qui m'a dit que le type avait fait installer le téléphone dans sa soucoupe », « Je crois que c'est la mairie qui l'a faite détruire. C'est le voisin qui m'a dit ça. Ils en avaient marre qu'il y ait des visiteurs et du passage », « J'ai déjà croisé sa mère à la boulangerie et ça m'avait suffi. Des gens comme ça, moins on les côtoie, mieux on se porte ». Le fond de l’air hivernal charentais est aussi glacial que l'accueil qui est réservé aux curieux.
« Je le connaissais, mais comme ça, pas plus que ça... J'en ai entendu parler forcément. Mais allez jusqu’à son hameau Chez Fournier. Ici dans le bourg il n'y a plus beaucoup d'anciens. Là-bas, ils sauront mieux vous renseigner. »
En partant de la place de l'Église, sortir de la commune en direction d'Archiac, suivre Neulles, passer un ou deux mauvais virages. La route traverse ces terres viticoles qui servent à la production du Cognac et du Pineau. Des terres calcaires, des plaines doucement vallonnées et boisées, une infinité de ruisseaux, affluents du Né, lui-même issu du fleuve Charente : nous sommes au cœur de la « Petite Champagne », deuxième cru de Cognac. Il faut tourner à droite et un panneau l'indique. Chez Fournier, une dizaine d'habitants. La maison de Jean-Claude Ladrat est au fond du chemin. Plus de soucoupe, mais une maison à l'abandon visiblement depuis plusieurs années et un jardin en friche.

Les voisins immédiats ne sont pas plus bavards, bien au contraire. Plus on se rapproche physiquement de l'objectif, plus l'information se tarit. Le flou de la rumeur laisse place à un mur de silence. Le claquement des portes vient couper court aux débuts de conversations. Dernière tentative, auprès d'une grande demeure située quelques centaines de mètres plus loin : la porte restera close, alors même qu’on aperçoit très distinctement les occupants de la maison à travers les rideaux. Le village de Jean-Claude Ladrat n'est finalement peut-être pas le meilleur endroit pour trouver des réponses…
Le Germignacais réside pourtant toujours dans la région, après avoir connu la prison pour une histoire de mœurs. Celui que l’on croyait évaporé à tout jamais réside non loin de là, à Angoulême. Quand il apparaît dans l’encadrement de sa porte d’entrée, il a le cheveu gris, le ventre proéminent et les yeux en amande comme les avaient décrits sa mère dans le reportage télé. « Il a les yeux d’un extraterrestre », disait-elle...

La jeunesse brisée

Assis à sa table en formica, Jean-Claude Ladrat nous offre donc un verre de ce fameux Pineau. Visiblement content d’avoir de la visite, il commence à se raconter, toujours léger et le sourire qui contraste avec la vie menée.
Jean-Claude est né le 19 mai 1945 à Marcillac-Lanville, petite bourgade de 594 habitants située à 25 kilomètres d'Angoulême, sur la rive droite de la Charente. Il grandit dans l'exploitation agricole de ses parents, aux côtés de sa petite sœur, Claudette. « Mon père travaille dur sur le lopin de terre que lui a légué son propre père », écrit Ladrat dans Don Quichotte des Bermudes, un livre-mémoire que Ladrat a fait publié en 1984 par un petit imprimeur local, soit 10 ans avant l’épisode de Strip Tease, et désormais disponible en PDF sur internet.
Il n'est pas tout à fait humain
À l'époque, la mère de Jean-Claude Ladrat, Suzanne Saget, est déjà bercée de culture ésotérique et de croyances paranormales. Elle est persuadée d'avoir été fécondée par un esprit extraterrestre. Il n'est “pas tout à fait humain”. Ce fils d'extraterrestre a pourtant un vrai père biologique. Un mari qui maltraite Suzanne. « Maman quitte le domicile conjugal, la vie n'est plus tenable à la ferme, désormais notre quête du bonheur se fait au gré des déménagements. » Incapable de subvenir à leurs besoins sans les revenus de l'agriculture, Suzanne Saget se fait alors retirer la garde des enfants, qui sont placés dans deux pensionnats séparés. Jean-Claude Ladrat se sent abandonné, loin de sa sœur et de sa famille « qui l'a oublié ». « Sept années de déchirure, de repli sur soi, de sentiment d'injustice ». À l'internat, Jean-Claude, alors tout jeune adolescent, subit toutes ces années les viols et attouchements des plus vieux. « Ça m'a cassé, j'y ai perdu beaucoup : toute ma jeunesse. » Il en parle aujourd'hui avec une simplicité déroutante, tout en retournant l'omelette aux pommes qu'il cuisine pour son goûter. Et ces mots, qui reviennent en boucle : « ce sont les choses de la vie, c'est comme ça, c'est le destin ».
À seize ans, il est « libéré ». Ses résultats scolaires médiocres le sortent de son calvaire. Il est envoyé pour travailler chez un exploitant agricole et change plusieurs fois de propriété : vaches, vignes, maraîchage... Mais le monde du travail n'est pas plus doux et réjouissant que ce qu'il a connu jusqu'à présent. « On me propose à un riche propriétaire. Celui-là, il s'offre carrément un esclave, inutile de décrire mes conditions de vie. Hiérarchiquement, le chien passe avant moi », écrit Ladrat, qui travaille sept jours par semaine, dix heures par jour. Le propriétaire lui donne bien 5000 anciens francs le dimanche soir pour aller s'amuser à la frairie du village, mais ce seul petit plaisir ne lui suffit pas. Il rêve de s'évader et a déjà la tête dans les étoiles. « Je ne prenais pas de plaisir à l'agriculture et je passais mes nuits à regarder le ciel. » La Terre, c'est l'ennui, c'est la violence.

L'exode

Avant qu'il n'essaie de prendre la route vers les astres les plus lointains, c'est la mer qui prend Jean-Claude Ladrat par surprise. À 21 ans, la tutelle qui s'exerçait sur lui prend fin et il part immédiatement chercher du travail dans la « grande ville », Bordeaux. Cette fois-ci, il va pouvoir choisir lui-même son employeur. Il entre dans la capitale girondine en traversant le Pont de Pierre, avec face à lui, la splendeur des hôtels particuliers de négociants. Il s'arrête, scotché par ce qu'il voit : « À droite du pont, là c'était pas une vache, que j'ai vu ! Des cargos de plusieurs dizaines de milliers de tonnes ! Il y en avait sept ou huit. Ça, c'était autre chose ! », raconte-t-il, encore l’émerveillement dans la voix. À l'époque, Bordeaux est encore une porte sur les océans et sur l'aventure, elle vit ses dernières heures comme grand carrefour maritime, bientôt remplacée par des terminaux à conteneurs plus en aval dans l'estuaire. Jean-Claude Ladrat s'approche du quai et admire l'Altafjord, un navire de pavillon norvégien. Le gardien l'interpelle. Le bateau recherche du personnel de navigation, départ immédiat. Sans hésiter, il monte à bord et ne quittera plus la marine six années durant :  « Pas un sou en poche, passeport et vaccins à jours, le cargo quitte l'estuaire, la côte devient incertaine, les mauvais souvenirs sont restés à terre ».
À Madagascar, le jeune charentais de 21 ans découvre l'amour d'une femme pour la première fois. Celui des marins, celui que l'on renouvelle dans chaque port contre quelques billets. « Il faut souvent laisser l'argent sur le comptoir pour connaître le septième ciel », écrit-il. Les soirs où Jean-Claude reste seul, c'est à la lecture qu'il s'abandonne, lui qui trimballe avec lui des valises pleines de livres de science-fiction. Aujourd'hui, des livres, il n’en a plus beaucoup, à part une encyclopédie et la Bible. Il ne rate en revanche jamais un bon film d’anticipation à la télévision, surtout quand il s'agit d' E.T. l’extra-terrestre ou de La Guerre des étoiles.

L'envie permanente d'ailleurs


Après l'Altaford, Jean-Claude Ladrat rejoint le Palma, un autre navire, suédois celui-là : Japon, Golfe persique... Ses séjours prolongés en Inde nourrissent sa culture religieuse et ésotérique d'autres spiritualités. Il se découvre adorateur du soleil, comme les hindous, qui vénèrent Surya, le dieu Soleil. « Sur le pont du bateau, je me suis tout simplement rendu compte que j'avais un don, je peux regarder le soleil plusieurs minutes en continu sans me bruler la rétine ». Où qu'il se trouve, l'éternel insatisfait regarde toujours ailleurs.
Deux tours du monde plus tard – d'après Jean-Claude, un cargo met environ trois ans à faire un tour du monde – deux tours du monde plus tard donc, le marin se fait débarquer de force à Malaga, pour « bizarrerie ». Il vient de vivre son premier phénomène paranormal.

Une révélation aux Triangles des Bermudes

À bord du Palma, il est convaincu d'avoir rencontré un esprit au cœur du Triangle des Bermudes. Mais si l'on en croit les indications de navigation, c'est en fait au large du Cap Vert que son récit a lieu. Malgré ces incohérences, Jean-Claude Ladrat raconte aujourd'hui cet épisode avec un souvenir extrêmement vivace. Ses yeux s'illuminent, sa voix s'anime, et nous voilà accoudés à sa table de cuisine devant une omelette aux pommes, soudain projetés dans le brouillard de l'Océan Atlantique.
Jean-Claude est de garde à la timonerie. Toutes les nuits, deux matelots se relaient auprès de l'officier, mais ce soir-là, il est seul : son camarade Olsen est cloué au lit. À minuit une sonnerie retentit, les appareils de navigations deviennent fous. « Les compas tournaient comme des toupies, on a du arrêter les machines. Sauf qu'un cargo de 85 000 tonnes, ça s'arrête pas comme une mobylette ! On a continué comme ça pendant une vingtaine de kilomètres dans un étrange brouillard lumineux. » Au bout de sa table de cuisine, Jean-Claude Ladrat est émerveillé. Il se voit debout sur le pont. Quand le brouillard se dissipe et que le navire retrouve son fonctionnement normal, Jean-Claude est définitivement marqué. La nuit même, un esprit « communique » avec lui, il a une mission à accomplir, il doit rejoindre l'étoile Altaïr. Avec le reste de l'équipage, c'est la rupture : « je me suis transformé, un autre homme, mes camarades me regardaient sans me comprendre ». Il doit faire ses adieux à la marine.« Le 12 janvier 1970, je me retrouve sur le plancher des vaches, la tête brouillée d'idées et de projets nouveaux et un contrat moral à respecter, nul ne me ferait renier mon nouvel engagement. Dans le train qui me ramène vers la Saintonge, s'élabore le schéma de ma prochaine vie ». Direction Altaïr en soucoupe volante, avec une escale par la Charente.

Le « Ladritan I », la soucoupe amphibie

Après ses visions à bord du cargo le Palma, Jean-Claude Ladrat entreprend donc de construire le Ladritan I, son premier vaisseau. L'objectif : rejoindre le Triangle des Bermudes par la mer afin d'être propulsé vers Altaïr. Installé dans sa nouvelle maison à Germignac avec sa mère, il s'applique pendant près de quinze ans à la réalisation de son engin, y dilapide toutes ses économies, tout en travaillant comme affûteur de scies. Malgré des demandes de subvention répétées au ministère de l'Industrie et de la Recherche, au Conseil général et à la NASA, Jean-Claude Ladrat doit financer ses recherches tout seul. 15 années de dur labeur et de sacrifice total, pour ériger une capsule en contreplaqué d'une tonne environ, deux mètres de haut et neuf de circonférence. Avec pour seul soutien, sa mère, et son beau-père, Adrien Redon, un sourd-muet avec qui Suzanne s'est remariée au début des années 80.
Sud-Ouest

Des demandes de sub à la NASA. Restées sans suite...

Avant de tenter la grande aventure, l'artisan-spationaute essaie son vaisseau amphibie sur la Charente, dans des conditions de navigation quelques peu différentes de l'Océan Atlantique. Il amuse les journalistes locaux de Sud Ouest et de la Charente Libre, mais peu importe : « L'ironie marque le ton des articles. Nous n'en avons que faire », écrit Ladrat dans son récit de voyage, Le Don Quichotte des Bermudes, que Ladrat a fait publié en 1984 par un petit imprimeur local, soit 10 ans avant l’épisode de Strip Tease. Jean-Claude est officiellement devenu le « fou du village » de Germignac. Ce doux dingue que l'on regarde avec un mélange d'amusement et d'empathie. « Quand j'étais petite, on allait l'observer en vélo avec les copains. On se cachait, on ne savait pas s'il était dangereux ou pas », se souvient Tiphaine qui a grandi à côté de Germignac. Pendant ce temps, Jean-Claude continue d'avancer dans son jardin. « Il n'y a jamais eu dans le village de grosse attaque contre mon projet. On laissait faire. » Convaincu qu'en ville des obstacles se seraient dressés sur sa route, il vante encore avec un brin de fierté ce qu'il appelle « le libéralisme paysan » : « une certaine idée de la propriété d'autrui. Je faisais ce que je voulais chez moi dans la mesure où ça les emmerdait pas, ils allaient pas venir m'emmerder chez moi. » Jean-Claude doit aujourd’hui apprendre à vivre dans un environnement qui lui est plus hostile, la périphérie périurbaine, la banlieue. Sur le meuble principal de son nouveau HLM trône fièrement la coupe du plus beau jardin 2012. Elle récompense son petit morceau de jardin associatif, où Jean-Claude passe désormais ses après-midi. Il vient juste d'y planter les petits pois, « avec la nouvelle lune ». Un résidu de sa campagne, qu'il voulait tant quitter, et de sa relation privilégiée avec les astres.
Le don quichotte des bermudes
Quand en décembre 1983, il est enfin prêt pour le grand départ, Jean-Claude Ladrat embarque son appareil à bord du « Côtes-du-Nord », un navire de la Compagnie générale maritime qui le transporte de Bordeaux à Dakar. Sur place, les formalités administratives avec la douane retardent son départ. Il épuise ce qu'il lui reste d'économies en restant plus de dix jours dans une petite chambre d'hôtel. Il en profite pour nourrir encore son esprit mystique d'autres rencontres : « Les africains ont mieux compris ma soucoupe que certains en France, parce que j'étais en fait assez proche de leurs croyances. Dans nos villages, on a encore un fond d'ésotérisme, qui s'exprime discrètement, des jeteurs de sorts. J'ai grandi là-dedans. » Les autorités portuaires finissent par lui remettre l'autorisation tant attendue.

90 jours de cauchemars

Boîtes de conserve, café, riz, pâtes, réchaud à gaz, fusil 22 long riffle... tout est prêt. Un bateau de pêche le remorque jusqu'au large. C'est le début de 90 jours de cauchemar. La soucoupe est ballotée, elle tourbillonne et danse sur elle-même de haut en bas, comme un bouchon à la dérive. Ladrat, qui n'a aucune maîtrise sur la navigation, est obligé d'écoper une demi-heure toutes les deux heures pour évacuer l'eau qui s'infiltre dans son navire. Ce n'est pas tout : il a oublié son ouvre-boîte – et ne se rendra compte qu'à la fin de son aventure qu'il était en fait bien rangé au fond de ses affaires de voyage. Il se nourrit tant bien que mal en pêchant poissons, algues et perd plusieurs dizaines de kilos. Le 25 janvier, un énorme poisson mord à l'hameçon. Un requin de 16 livres environ. Il l'immortalise avec son appareil photo et décide de l'abattre avant que lui-même ne lui serve de goûter. La chair du requin qu'il a remonté à bord rend Jean-Claude malade. Il désespère, pense au suicide. S'accroche en rêvant d'étoiles et de verdure. « Le printemps est arrivé. Saison de renouveau, de vie et d'espoir. Je ne conçois pas la mort au printemps. L'automne ou l'hiver d'accord, ce sont des époques où l'on peut s'éteindre. Mais pas maintenant, je suis trop jeune je veux revoir la campagne, les bourgeons, le vert charentais tout tendre, un peu chlorosé par les terrains calcaires ». Un thonier, l'Albacora-VI, exhausse son vœu. Le navire espagnol aperçoit le « Ladritan I » le 23 mars et vient au secours de son capitaine de pacotille. Le 26 mars 1984, le journal Sud-Ouest titre : « Archiac – Les Bermudes en solitaire. Un drôle de Charentais et sa soucoupe flottante ». Jean-Claude Ladrat publie dans la foulée son récit, Le Don Quichotte des Bermudes.
Charente

La "Ladrat-mania"

Après l'échec du « Ladritan I », Jean-Claude Ladrat ne se laisse pas abattre, garde la foi, retourne à Germignac et entame – toujours avec l'aide précieuse de sa mère – la construction d'une deuxième soucoupe. C’est celle-ci qui va le rendre célèbre.
Quand les caméras de Strip Tease débarquent dix ans plus tard, le chantier est bien avancé. Pour les voisins, Jean-Claude Ladrat est toujours « l'imbécile heureux » du village. La nouvelle soucoupe reprend plus ou moins les principes de fabrication de la première, à la différence près qu’elle décollera directement du jardin.  À la diffusion du reportage, tous les médias s’engouffrent dans la brèche. Ladrat devient l'objet d’un culte pour les uns, de moqueries pour les autres. Comme sur le plateau de Christophe Dechavanne. Les fidèles se pressent au portillon, au fin fond de la campagne. C’est le point de départ de la “Ladrat-mania”. Daniel Mermet, producteur de l’émission « Là-bas si j’y suis » sur France Inter, lui consacre deux reportages réalisés par Anne Riou, régulièrement rediffusés. De véritables hagiographies lyriques : « Jean-Claude, poète naturel, nage dans le liquide amniotique des hautes zones mythologiques. Rescapé de la normalité. Jean-Claude, un Français, a réussi à échapper aux réducteurs de tête (…) Ah si André Breton avait connu Jean-Claude, à une époque où l'on emploie le mot surréaliste pour n'importe quelle petite anodine fantaisie de rien du tout. » L'animateur est sous le charme, subjugué comme beaucoup par une forme d'art brut. Tout est réuni pour faire rêver. La vie de Jean-Claude et Suzanne devient un roman rural, un roman de science-fiction, un roman à thèse. L’écrivain Jean Teulé se penchera même sur son cas dans son Gens de France.

La suite du feuilleton, ce sont les fans eux-mêmes qui l’écrivent.  Sur Internet, le phénomène prend de l’ampleur. Plusieurs blogs et des vidéos font circuler les témoignages, recensent les apparitions médiatiques de leur idole, les coordonnées GPS de la soucoupe. Les récits de pèlerinages jusqu’à la soucoupe sont nombreux et documentés, comme autant de voyages initiatiques d’une religion de l’absurde, la quête du Graal dans un monde devenu fou. Pendant des années, plusieurs dizaines d’adeptes de l’émission belge ont traversé le pays pour rencontrer l’inventeur de la machine, se prendre en photo avec lui, visiter l’intérieur du bolide spatial.

La première fois, en 2008, j'étais vraiment très ému. Je suis rentré dans la soucoupe, c'était fou
Pierre (le prénom a été modifié, ndlr), Saintais d’une trentaine d’années, s'est lui aussi pris de passion pour ces deux improbables personnages. « Je me suis toujours identifié à plein de trucs dans Strip Tease, mais Ladrat avait quelque chose qui me parlait particulièrement. » Il se rend trois fois à Germignac pour visiter la soucoupe, déjà abandonnée. « La première fois, en 2008, j'étais vraiment très ému. Je suis rentré dans la soucoupe, c'était fou. Tout d'un coup le virtuel devenait réel. Strip Tease, ça triche pas. » Mais aujourd'hui, Pierre se sent coupable.
Les visiteurs successifs ont poussé de plus en plus loin leur exploration de l'habitation de Jean-Claude Ladrat : la soucoupe, puis le garage qui était ouvert, puis la maison, forcée et vandalisée. « Des potes sont rentrés à l'intérieur et ont volés deux photos dont une qu'ils m'ont offerte, parce que j'étais fan. J'ai eu un sentiment bizarre, ultra ému d'avoir cette photo, mais en même temps très en colère : c'était une photo de famille, c'était pas à moi... Du coup j'y suis retourné... quelle tristesse... tout avait été vidé sur la table centrale avec toutes ses affaires, c'était pas joli à voir. J'ai aperçu l'album photo, j'ai remis les photos et on est repartis. »
Les visites à répétition agacent le voisinage. Starisé, le « doux dingue », est alors tout de suite beaucoup moins sympathique aux yeux des voisins. Les critiques ne tardent d'ailleurs pas dans son entourage pour dénoncer une histoire romancée, voire de supposés penchants mythomanes de Jean-Claude Ladrat. « Il a bien joué son jeu, et il n'y a pas grand-chose de vrai dans son récit. Il voulait juste attirer l'attention sur lui et espérait tirer profit de sa soit-disant soucoupe volante », dénonce une proche de la famille. La rancœur a comme toujours le même nom : l'argent, le nerf de la guerre. L'enjeu ne serait pas Altaïr, une quelconque étoile ou la quête de liberté, mais un butin familial.

Mainmise sur le butin familial

Quand, bien des années auparavant, Suzanne Saget se remarie avec Adrien Redon, sourd et muet, ce dernier a 66 ans, et devient le beau-père de Jean-Claude Ladrat. Or Adrien Redon possède une petite fortune. En rentrant de la guerre après 1945, c'est son frère, Julien, qui le prend sous son aile et le protège. Julien est métayer d'un grand domaine agricole, le propriétaire lui a confié le soin de cultiver ses terres en échange d'une partie de la récolte. Il y fait travailler son frère vulnérable, l'héberge, le nourrit, le blanchit. Tout le salaire d'Adrien Redon est donc déposé directement sur un compte en banque sans que jamais il n'y ait recours. Le fruit de son travail dans les champs s'accumule au fil des années et quand Julien Redon meurt en 1979, Adrien se retrouve livré à lui-même, avec un compte en banque bien rempli.
À peine quelques mois après, il épouse Suzanne Saget, et le scandale secoue le village. Adrienne Boutin, la fille de Julien Redon a encore aujourd'hui de la rancune : « Dès que mon père est mort, elle lui a mis le grappin dessus pour récupérer son pactole ». La famille et le maire de Germignac s'opposent au mariage et tentent de l'empêcher. Ils veulent plaider l'abus de faiblesse, mais si Adrien Redon est sourd et muet, il n'est ni analphabète ni illettré. Le maire du village est contraint de sceller l'union. « Mon oncle était content dans sa situation de pouvoir trouver une femme. Nous ne pouvions rien faire », se désole Adrienne Boutin. Pendant des années, les deux familles unies par les liens du mariage vivent à quelques kilomètres à peine, sans s'adresser la parole, dans le mépris le plus total. Adrienne Boutin voit Jean-Claude Ladrat dilapider toute la fortune de son oncle dans la construction de sa soucoupe et dans son voyage à Dakar. « Il ne mérite aucun éloge, et ça me fait bien rire de voir des gens qui l'admirent. » Ladrat ne cache pas avoir fait contribuer toute la famille à son effort de guerre : « On était un petit clan à tous les trois et tout ce qui se gagnait comme argent, c'était pour la soucoupe. J'ai jamais compté combien ça m'a coûté, mais il fallait toujours acheter du cuivre. »
En 1999, Suzanne Saget quitte ce monde. La famille d'Adrien Redon l'empêche de rejoindre le caveau familial. Elle qui voulait reposer aux côtés de son dernier mari sera finalement enterrée seule, ou presque, puisqu'elle est accompagnée de son perroquet empaillé, selon ses dernières volontés. Jean-Claude l'a placé dans une boîte, « son propre petit cercueil », et entre les jambes de « maman », avec un porte-monnaie rempli de pièces. Encore un petit butin – celui-là sera pour les passeurs sur la barque des morts. Jean-Claude a investi dans un beau caveau deux places, dont il est très fier. La seconde place sera la sienne, quand lui aussi franchira le fleuve vers l'au-delà. « J'espère que quelqu'un à ma mort me mettra 3 ou 4 pièces de monnaie dans la poche. »

« La prison, c'est l'enfer sur terre »

Mais en 2004, le mythe du « doux dingue qui ne fait de mal à personne », construit par les médias et ses admirateurs, s'effondre soudainement. Une fillette du voisinage se plaint auprès de sa tante d'avoir été agressée sexuellement. La machine est lancée. Cette dernière parle alors de sa propre expérience 20 ans plus tôt. Tout le monde se met à parler, à témoigner de ce qu'ils ont vu il y a bien longtemps. « Dans nos villages, il y a toujours quelqu'un pour vous voir », confie aujourd'hui Ladrat. Tout le monde savait, personne ne disait rien. Quand une affaire de mœurs éclate, toutes les autres ressurgissent et le silence est brisé.
En tout, cinq fillettes de 6 à 14 ans seront ses victimes entre 1986 et 2004, dont deux de ses nièces et des voisines. Ladrat est condamné par la Cour d'Assises de Saintes à 10 ans de réclusion criminelle pour viol sur mineurs de moins de 15 ans. Assorti de l'interdiction de séjour à Germignac pendant 5 ans.
Sur Internet et parmi les fans de l'émission culte, c'est la rumeur qui prend alors le relai : s’agirait-il un coup monté par des voisins agacés par la notoriété nouvelle du village ? Les faits ne font pourtant aucun doute. Le principal intéressé les a toujours reconnu. Il entre en détention à la maison d'arrêt de Saintes, où il reste 33 mois avant de rejoindre le centre de détention de Mauzeac (Dordogne). Avec les remises de peine, Jean-Claude Ladrat passe un total de 6 ans, 8 mois et 4 jours derrière les barreaux. 6 ans, 8 mois et 4 jours de « pur enfer ». « On ne peut pas se l'imaginer avant de l'avoir vécu. Pour rien au monde je ne retournerai en prison. C'était les pires années de ma vie. La prison, c'est l'enfer sur terre », se souvient-il. Il doit se battre régulièrement pour se défendre, et se félicite de dépasser la centaine de kilos et d'avoir toujours eu « du répondant ». Il se souvient d'un de ses camarades de jeu de cartes qui s'est pendu, d'un autre qui s'est volontairement ébouillanté. « Il faut être fort dans sa tête en prison, peut y avoir des abus sexuels, je n'ai vu aucune limite. » Mais il a toujours accepté sa condamnation. Il sait qu’il est coupable. Il sait les vies qu’il a brisé.
À Mauzeac, c’est son jardin qui l’aide à tenir le coup : un petit potager de 20 mètres carrés auquel ont droit les détenus de ce centre réputé relativement ouvert. Il continue à adorer le Soleil. Chaque jour, il s'allonge plusieurs heures dans la cour de promenade et admire sa divine étoile aussi longtemps que possible.

Cultiver son jardin 

Depuis sa sortie de prison, en août 2012, Jean-Claude Ladrat ne rêve plus de soucoupe. Ses visions paranormales se sont dissipées derrière les barreaux. Il ne vénère plus les étoiles mais un Dieu beaucoup plus commun : c’est à l’Église qu’il se rend tous les dimanches. « J'ai toujours protégé mon esprit contre les jeteurs de sorts qui peuvent perdre votre âme. Mais mon âme, je l'ai perdue dans mes aventures sexuelles. C'est pour ça que maintenant je vais à la messe. J'essaie de retrouver une spiritualité qui me manque un petit peu avec la disparition de la soucoupe. On ne peut pas faire que du mal dans sa vie ». Ses crimes pédophiles, il en parle aujourd’hui ouvertement, avec un calme et un recul déroutant.
Son suivi psycho-judiciaire a désormais pris fin, il est définitivement libre. « Je peux de nouveau avoir un passeport, me déplacer. On verra où la vie me mènera  ». En tout cas, il sait ce qu'il ne veut plus : « Je ne veux surtout pas recommencer mes erreurs, ou alors cela voudrait dire que je suis complètement fou, et là autant qu'ils m'enferment pour le restant de mes jours. » Il pointe volontiers du doigt son projet de soucoupe qui, devenu une obsession, l'aurait déconnecté du sens des réalités. La soucoupe volante a bon dos quand il s’agit de faire face à ses responsabilités.
Comment voulez-vous que je retourne à Germignac ? Sur quatre maisons, j'ai trois ennemis
Sa maison vandalisée a été vendue en viager. « Comment voulez-vous que je retourne à Germignac ? Sur quatre maisons, j'ai trois ennemis ». Et de fait, il y est interdit de séjour. Dans son appartement en HLM, il garde la forme en pédalant 11km de vélo d'appartement tous les matins. La décoration est sobre. Il ne possède plus rien de sa vie avant l'incarcération, si ce n'est 2 ou 3 photos de sa mère, cachées dans un tiroir. Tout lui a été volé. « Je me demande bien ce qu'ils vont faire de tout ça », s'amuse-t-il avec un peu d'amertume. Le seul vestige de ses aventures passées se trouve sur la table de nuit : une photo aux couleurs fanées, celle du requin qui l'avait rendu malade en plein Océan Atlantique.
L'odyssée est désormais bien loin derrière lui. « Je passais un peu pour un fada. Mais au final c'est pas mal. Je m'en fiche de ce que pensaient les voisins, parce que leur vie sans rien d'autre que le fric au bout, ça m'intéressait pas. Faut une part de rêve. Finalement c'est le coq qui a raison : il chante sur le tas de fumier. Ben faut que l'homme arrive à faire pareil. En plus le coq, c'est mon signe astral chinois ! »
Aujourd'hui le coq ne chante plus. À 72 ans, il vivote avec une retraite qui atteint 650 euros par mois grâce à l'allocation de solidarité aux personnes âgées, à quoi s'ajoutent 150 euros du viager, moins 75 euros de partie civile à payer chaque mois à ses victimes.


Est-ce qu'il pense parfois à une troisième soucoupe ? « Au prix que ça coûte, et avec ce que je gagne, il me faudrait un riche mécène pour me lancer dans l'aventure ! », s'amuse-t-il. Avant la prison, il avait dessiné les plans d'une troisième soucoupe : 7 mètres de diamètres, trois chambres et WC intégrés, un projet pharaonique. Mais eux aussi ont été volés pendant sa détention. Et puis il faudrait que ses visions paranormales reprennent. En tout cas, il n’est pas pressé de se mettre au travail. Il éclate de rire : « Un jour, une voyante m’a dit que je mourrai en construisant ma troisième soucoupe. Alors qui sait, si je ne la commence pas, peut-être que je resterai immortel. »

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