Matthieu Galey
Une vie en neuf cents pages. De l'âge de 19 ans à sa mort, à 51 ans, le journaliste culturel de "L'Express"a livré dans son "Journal intégral" (1953-1986) une autobiographie intime, un bloc-notes de la vie mondaine parisienne, et un pan d'histoire. Sec et cynique souvent, introspectif parfois, le texte devient bouleversant quand l'écrivain, atteint d'une maladie incurable, se sait condamné.
C'est un objet hybride qui nous parvient à trente ans de distance : le "Journal intégral" du critique de théâtre Matthieu Galey, republié dans une version non censurée. Cette autobiographie intime et mondaine du journaliste de "L'Express", qui court sur plus de trois décennies (1953-1986), avait enthousiasmé la presse à sa parution en deux volumes en 1987 et 1989. Que penser aujourd'hui de ce texte, trop récent pour avoir l'aura littéraire d'un Saint-Simon patiné par trois siècles de louanges, trop ancien pour que les révélations journalistiques sentent encore le soufre ? Qu'il a bien survécu à sa réédition pour (au moins) cinq excellentes raisons :
Convictions personnelles ou postures médiatiques s'effacent, pour laisser place aux convenances de rigueur à Saint-Germain-des-Près. Et seul le diariste s'étonne encore d'apercevoir un virulent dénonciateur de l'idéologie vichyste chez la duchesse de la Rochefoucauld, où "l'ancien "croix de feu" antisémite doit se ramasser à la pelle".
Tranchant avec ces pontes installés, la fraîcheur balbutiante d'un Patrick Modiano, restituée en un dialogue (7 janvier 1970) : "comment allez-vous ? - Je, oui, je ...-Vous travaillez ? -Oui, je, je ...- Ce livre, ça marche ? -Je, je, oui,..." Au bout d'un quart d'heure, il prononce des verbes. Au bout d'une demi-heure, des compléments. Ainsi, sans doute, devient-on écrivain". Un petit bonheur parmi d'autres, glanés au fil des pages.
Métier oblige, Galey rencontre surtout des ministres de la Culture, peints en une ou deux phrases assassines. "Sourire sympa", "idées floues" et art d'"envelopper le vide propre aux hommes politiques", voici Jean-Philippe Lecat, locataire de la rue de Valois en 1981 sous Giscard. Moins amical, l'emblématique ministre de la culture de François Mitterrand, Jack Lang, qui se juge "brocardé" par Galey, lui laisse entendre qu'il est "bien" avec son "rédacteur en chef". Pressions à peine voilées.
Mais il ne compte, parmi eux, qu'une seule amitié vraie, celle de Pierre Joxe (qui l'évoque dans cet entretien à Mediapart). Nouée en seconde au lycée Henri IV, elle ne se démentira pas. Et c'est à Pierre Joxe, alors ministre de l'Intérieur, qu'il fera appel, très malade, pour tenter de faire légaliser un médicament qu'il croyait utile contre sa maladie.
Jamais son homosexualité ne semble lui peser, sinon comme un lourd non-dit avec ses parents. Mais sa mère ne lui signifie-t-elle pas qu'elle a tout compris, quand elle lui apporte de la nourriture pour deux ? En septembre 1984, il comprend que les temps ont changé lors d'un échange avec un ami, Christian Guillet, pas vu depuis vingt ans. L'autre lui demande : "Avez-vous rencontré l'amour parfait ?" Galey croit "frapper un grand coup en lui disant d'un air détaché : "Vous savez, moi, c'est différent, je suis homosexuel . - Oui, réplique -t-il sans le moindre étonnement, je sais, mais avez-vous rencontré l'amour parfait" ? Et Galey, estomaqué "que faut-il avouer de nos jours, pour surprendre ?"
Nous sommes moins impressionnés, aujourd'hui, par le "name-dropping" d'un passé révolu que bouleversés par la dimension intime d'une vie fauchée relativement tôt. Début 1984, le journal devient celui d'un homme en sursis : "M.G. Né à Paris, le 9 août 1934. Condamné à mort à Marseille, le 29 février 1984. Un 29 février !" L'auteur est atteint de la maladie de Charcot, un mal incurable. Sur le Sida, qui fait des ravages chez ses amis, il note avec un humour noir, le 17 avril 1985 : "Mon cas est rigolo, comme si j'avais attrapé la scarlatine pendant la grande peste". A quoi ressemble le journal d'un mourant ? "Aucun message à transmettre", écrit-il, mais la vie qui continue de s'écouler, diminuée et encore éclaircie, ça et là, d'instants miraculeux. Le journal se clôt, le 23 février 1986 : "dernière vision : il neige. Immaculée assomption". La neige a fondu, la vie a disparu. En demeurent de précieux fragments, ici consignés.
Dévoiler le théâtre mondain
Elevé dans les beaux quartiers qu'il n'a jamais quittés, Matthieu Galey naviguait avec aisance dans le Tout-Paris, qu'il croque avec délice. Sa plume saisit au vol l'aspérité d'un caractère, le sel d'un dialogue, l'ironie d'une situation. Le décor tient du salon proustien, où l'omerta règne sur les périodes sombres d'une histoire récente. Le 28 février 1973, le critique déjeune ainsi "chez Florence Gould avec le duc de Castries, les Chambrun et quelques autres, dont Fernand Didier Gregh". Et l'on voit "le haut fonctionnaire juif" radié des cadres pendant la seconde guerre mondiale "discuter politique avec la fille de Laval chez une dame américaine", sans heurts apparents. En 1944, note le journaliste, "on pouvait imaginer que l'étau social se modifierait. Près de trente ans plus tard", force est de constater qu'il n'en est rien.Convictions personnelles ou postures médiatiques s'effacent, pour laisser place aux convenances de rigueur à Saint-Germain-des-Près. Et seul le diariste s'étonne encore d'apercevoir un virulent dénonciateur de l'idéologie vichyste chez la duchesse de la Rochefoucauld, où "l'ancien "croix de feu" antisémite doit se ramasser à la pelle".
Révéler la comédie littéraire
Qui croit encore en la sincérité des grands prix littéraires, tant sont nombreux les ouvrages où ils sont étrillés (généralement des années plus tard)? Mais il y a plus drôle que les tractations en vue du Goncourt, dans les écrits non censurés de Matthieu Galey. Par exemple, les réflexes de caste très rive gauche, trahis par cette remarque d'un éditeur Grasset à la réception d'un manuscrit : "L'auteur est inconnu, il habite le XXe arrondissement. Pas plus de cinq mille francs d'à valoir" (1984). Ou encore l'ignorance de ce critique notoire qui méconnaît jusqu'à l'orthographe du célébrissime roman de Roger Martin du Gard ("Les Thibault"). Sans compter l'enthousiasme feint d'un écrivain connu (Jacques Chardonne, 1884-1968) pour un livre de Clara Malraux qu'il n'a même pas lu, puisque les pages ne sont pas coupées. Interrogé, le romancier avoue sans l'ombre d'une gêne : "pas besoin de le lire, je l'ai flairé".Tranchant avec ces pontes installés, la fraîcheur balbutiante d'un Patrick Modiano, restituée en un dialogue (7 janvier 1970) : "comment allez-vous ? - Je, oui, je ...-Vous travaillez ? -Oui, je, je ...- Ce livre, ça marche ? -Je, je, oui,..." Au bout d'un quart d'heure, il prononce des verbes. Au bout d'une demi-heure, des compléments. Ainsi, sans doute, devient-on écrivain". Un petit bonheur parmi d'autres, glanés au fil des pages.
Trahir la comédie politique
En fin connaisseur de la société du spectacle, le critique de théâtre épingle avec brio quelques personnalités politiques, dont certaines rencontrées très tôt. Ainsi planche-t-il, à l'oral d'entrée de Sciences-Po, devant un examinateur goguenard, Georges Pompidou, normalien "tombé dans la finance"... Différence qui dit l'époque : les chefs d'Etat étaient encore des littéraires. Matthieu Galey se voit ainsi menacé de se faire voler sa critique des "Chroniques de Maupassant"... par un "concurrent inattendu, Giscard, qui a "emporté les volumes à Venise pour les lire le soir dans son lit, entre deux missives de Brejnev sur l'Afghanistan" (juin 1980).Métier oblige, Galey rencontre surtout des ministres de la Culture, peints en une ou deux phrases assassines. "Sourire sympa", "idées floues" et art d'"envelopper le vide propre aux hommes politiques", voici Jean-Philippe Lecat, locataire de la rue de Valois en 1981 sous Giscard. Moins amical, l'emblématique ministre de la culture de François Mitterrand, Jack Lang, qui se juge "brocardé" par Galey, lui laisse entendre qu'il est "bien" avec son "rédacteur en chef". Pressions à peine voilées.
Mais il ne compte, parmi eux, qu'une seule amitié vraie, celle de Pierre Joxe (qui l'évoque dans cet entretien à Mediapart). Nouée en seconde au lycée Henri IV, elle ne se démentira pas. Et c'est à Pierre Joxe, alors ministre de l'Intérieur, qu'il fera appel, très malade, pour tenter de faire légaliser un médicament qu'il croyait utile contre sa maladie.
Chercher le grand amour
Dès l'aube de ses 20 ans, l'auteur, homosexuel, fait de son journal le témoin de ses émois et de ses amours. Il livre donc le récit de ses multiples passades, de Paris à Berlin et de Venise à New York. Il raconte aussi, de façon plus émouvante, sa passion pour Herbert, qui va peu à peu se dissoudre, sous son regard navré et lucide. Lui succèdera celle pour Daniel, qui l'accompagnera jusqu'à sa mort.Jamais son homosexualité ne semble lui peser, sinon comme un lourd non-dit avec ses parents. Mais sa mère ne lui signifie-t-elle pas qu'elle a tout compris, quand elle lui apporte de la nourriture pour deux ? En septembre 1984, il comprend que les temps ont changé lors d'un échange avec un ami, Christian Guillet, pas vu depuis vingt ans. L'autre lui demande : "Avez-vous rencontré l'amour parfait ?" Galey croit "frapper un grand coup en lui disant d'un air détaché : "Vous savez, moi, c'est différent, je suis homosexuel . - Oui, réplique -t-il sans le moindre étonnement, je sais, mais avez-vous rencontré l'amour parfait" ? Et Galey, estomaqué "que faut-il avouer de nos jours, pour surprendre ?"
Assister à la tragédie du temps qui fuit
Mais c'est la volonté proustienne de ressaisir le temps enfui qui donne sa dimension littéraire la plus poignante à ce texte. Matthieu Galey en a conscience, interpellant à distance la postérité. A la date du 2 octobre 1972 : "Dans cinquante ans, si par hasard quelqu'un lit cela, il rêvera. Dans la même journée, sur un même trottoir de la rue de Varenne, je passe une matinée avec Julien Green et une partie de l'après-midi avec Aragon... Comme si j'avais rencontré en 1920 Barrès et France, ou Flaubert et Barbey, Hugo et Thomas Hardy, il y a cent ans". Un demi-siècle plus tard ? Nous y sommes presque. Et qui sait encore, dans le grand public, qui sont Julien Green ou ce malheureux Anatole France, qui avait tant déstabilisé, l'an dernier, les lycéens de première ?Nous sommes moins impressionnés, aujourd'hui, par le "name-dropping" d'un passé révolu que bouleversés par la dimension intime d'une vie fauchée relativement tôt. Début 1984, le journal devient celui d'un homme en sursis : "M.G. Né à Paris, le 9 août 1934. Condamné à mort à Marseille, le 29 février 1984. Un 29 février !" L'auteur est atteint de la maladie de Charcot, un mal incurable. Sur le Sida, qui fait des ravages chez ses amis, il note avec un humour noir, le 17 avril 1985 : "Mon cas est rigolo, comme si j'avais attrapé la scarlatine pendant la grande peste". A quoi ressemble le journal d'un mourant ? "Aucun message à transmettre", écrit-il, mais la vie qui continue de s'écouler, diminuée et encore éclaircie, ça et là, d'instants miraculeux. Le journal se clôt, le 23 février 1986 : "dernière vision : il neige. Immaculée assomption". La neige a fondu, la vie a disparu. En demeurent de précieux fragments, ici consignés.
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