Robert Walser « microgrammes »



« Une plume préfère dire une chose incongrue plutôt que de se reposer ne fût-ce qu’un moment.
Peut-être est-ce là le secret d’une écriture de qualité, c’est-à-dire qu’il faut toujours que quelque chose d’impulsif entre dans l’écriture. »

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La vie de l’écrivain suisse de langue allemande Robert Walser (Bienne 1878 – Herisau 1956) laisse, en dépit de doutes émis par certains de ses biographes [2][2] C. Sauvat, Robert Walser, Monaco, Éditions du Rocher,..., peu de place à une incertitude clinique quant au diagnostic de psychose. Le destin de Walser est celui d’un écrivain dont l’existence semble avoir été progressivement envahie et mortifiée par le déclenchement et le développement de la psychose, en dépit du rôle éminent qu’y joue l’écriture. En témoignent ses confidences à Carl Seelig [3][3] C. Seelig, critique et bienfaiteur d’un certain nombre... sur les moments qui ont précédé sa première hospitalisation, en 1929, à l’hospice de la Waldau à Berne : « Durant ma dernière année à Berne, j’étais tourmenté par des rêves affreux : fracas de tonnerre, cris, mains étrangleuses cramponnées à ma gorge, éclats de voix hallucinatoires [4][4] Propos recueillis par C. Seelig, Promenades avec Robert.... » De même, toujours selon le témoignage de Seelig, Walser s’attribue-t-il dans les mois précédant son hospitalisation quelques tentatives de suicide : « Je n’étais même pas capable de faire un nœud coulant digne de ce nom [5][5]  Ibid., p. 26.. »
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Les biographes de Robert Walser [6][6] C. Sauvat, ibid., et M.-L. Audiberti, Le vagabond immobile,... ont souvent mis l’accent sur l’oscillation constante qui fait alterner chez l’écrivain des tentatives plus ou moins assidues de fréquentation de la vie littéraire et artistique de son temps, marquées notamment par des séjours à Berlin auprès de son frère Karl, peintre et décorateur de théâtre, avec des périodes de complet exil et de solitude. En sont révélateurs, en particulier, les nombreux et surprenants avatars de Walser en commis, domestique, homme de compagnie, voire homme de rien. Sans doute de tels intermèdes pourraient-ils, en un sens, être considérés comme ne portant pas à conséquence chez Walser quant à la « continuité » de son rapport à l’écriture, ne serait-ce que parce qu’ils forment la matière même d’une partie des textes de l’écrivain et qu’ils peuvent se rattacher à une thématique essentielle chez lui, idéalisant certaines formes du service, du renoncement à toute affirmation d’un ego, de la fusion dans l’impersonnel.
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Au-delà d’un parcours marqué du sceau de l’errance géographique, matérielle, professionnelle, qui doit être entendue littéralement, eu égard à sa capacité à se déplacer sur de très longues distances à pied, ces expériences de Walser n’en sont pas moins indicatives chez lui d’une particulière difficulté à s’inscrire tant dans la communauté littéraire de son temps – fût-ce par le biais d’une de ses avant-gardes, la Sécession dans le Berlin du début du xx e siècle – que dans un quelconque statut d’écrivain. Jusqu’en 1933, date de son transfert de l’hospice de la Waldau à celui d’Herisau, cette difficulté n’affecte en effet pas tant l’activité d’écriture de Walser ou son choix d’écrire que sa certitude même de pouvoir être un écrivain à part entière et de s’inscrire comme tel pour la postérité. Ainsi écrit-il à un correspondant : « Mon nom n’est pas une enseigne, ne représenta pas une maison solide, un château fort, il me faut chaque fois regagner par le travail mon petit peu de réputation [7][7] À Adolph Schär-Riss, dans une lettre du 4 octobre ... » ; de même, dans un texte des années 1928-1929 : « À ce que je crois, j’avais autrefois une meilleure réputation ; mais je me suis habitué à ce qu’elle soit moins excellente en désirant me déclarer d’accord avec la qualification de fournisseur de copie [8][8] Dans « Meine Bemühungen », Gesammelte Werke, X, p..... » Peter Utz, dans son essai sur Walser [9][9] Dans Robert Walser : danser dans les marges, Genève,..., rappelle que, dans le registre d’adresses de Berne, Walser a fait figurer son nom comme étant, non celui d’un écrivain, mais celui d’un compositeur d’imprimerie.
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Ce trait semble s’accentuer au fil des années, conduire Walser à une lente mais irréversible minoration de l’importance de son écriture, avant de déterminer de sa part, à l’époque de l’internement à Herisau, des propos qui semblent en constituer la négation même : « […] il se trouvait assurément à Prague des choses plus captivantes à lire que des walseries de cet acabit [10][10] C. Seelig, op. cit., p. 122. », confie-t-il à Carl Seelig.
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Walser peut ainsi apparaître comme une figure antithétique de celle de Joyce, soit que l’écriture n’ait pas pour lui la fonction de sinthome reconnue par Lacan chez l’écrivain irlandais [11][11] J. Lacan, Le sinthome, séminaire 1975-1976, inédit...., soit qu’elle atteste des limites et du caractère labile du sinthome dans le cas de certaines structures psychotiques.
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Pourtant, d’un autre point de vue, l’écriture accompagne toute l’existence de Robert Walser, comme si elle lui tenait lieu d’identité : « J’en aurai fini avec moi dès que j’en aurai fini avec l’écriture, et cela me réjouit [12][12] M.-L. Audiberti, op. cit., p. 195. », écrit-il. Présente jusqu’au seuil de la seconde hospitalisation psychiatrique, voire au-delà, selon le témoignage d’un infirmier d’Herisau [13][13] « On n’a jamais vu ce qu’il écrivait, on voyait juste..., il est apparu que l’écriture contribuait étroitement, chez l’écrivain, à la suppléance de la forclusion et à la construction d’un ego  [14][14] Cf. G. Morel, « The young man without ego », Art, Sublimation....
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Cette dernière thèse présente toutefois une difficulté. La construction de l’écriture de Walser en tant que sinthome se développe à partir du début des années 1920 sous une forme éminemment paradoxale – les « microgrammes » – qui voit l’écrivain cesser progressivement de publier des textes autres que des feuilletons [15][15] Walser a développé une intense et constante activité... et inventer une forme matérielle d’écriture porteuse d’une disjonction entre la forme brute de l’écrit et le texte accessible à un lecteur et susceptible d’être publié. Précisons dès à présent que le nom de « microgrammes » n’est pas employé par Walser lui-même, qui parle dans sa correspondance (en trois occurrences seulement) de « crayonnure » ou de « méthode du crayon [16][16] À Max Rychner, dans une lettre du 20 juin 1927, cité... », dans un contexte où il fait état d’une douleur physique et mentale à laquelle il impute son abandon de l’écriture à la plume vers les années 1917-1919 [17][17] Le mot de « microgrammes » revient à Jochen Greven,....
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La question se pose alors de savoir quels effets spécifiques peuvent se voir reconnus à l’écriture en microgrammes au regard de la fonction plus générale de sinthome de l’écriture. Dans la mesure où certains de ces effets mettent en cause une telle fonction et semblent ainsi précipiter le destin de l’écrivain vers le moment où son sinthome cessera d’être opérant, il y a lieu de s’interroger également sur les circonstances et les causes du choix par Walser de l’écriture micrographique.
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Dans le cadre de cette étude – nécessairement limitée car elle ne prend en compte que les œuvres aujourd’hui disponibles en langue française –, j’ai choisi de m’intéresser plus particulièrement à un texte datant de 1925, Le brigand, dans la mesure où celui-ci, par ailleurs exemplaire du style de Walser, paraît concrétiser chez l’écrivain tout à la fois un moment de basculement de son existence personnelle et une crise aiguë de la forme.
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Constituant l’un des écrits en microgrammes, Le brigand est en effet une tentative de rédiger un texte d’ampleur à une date où l’écrivain n’écrit pratiquement plus que des proses brèves. Il apparaît comme jouant le rôle d’une œuvre limite dans le corpus walsérien et y constitue sans doute un moment unique : s’y conjoignent la fonction de sinthome de l’écriture – celle-là même qui aurait dû permettre à Walser d’échapper à un enfermement auquel il a partiellement consenti – et le ressurgissement de cette même écriture dans une dimension de symptôme, dissociée du sinthome et contrariant la fonction qui lui est habituellement reconnue [18][18] La fonction de l’écriture micrographique chez Walser....

L’étrangeté formelle du Brigand

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Le brigand, texte originellement sans titre ni rattachement explicite à un genre – ce sont des éditeurs allemands qui l’intitulèrent Der « Räuber », Roman –, fut écrit pendant le mois de juillet 1925. Contrairement à d’autres écrits de cette période, il ne fut jamais proposé à un éditeur par Robert Walser, qui n’y fit jamais allusion. Son existence resta totalement inconnue jusqu’à sa découverte et sa première publication en 1972 par Jochen Greven et Martin Jürgens.
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Résumer Le brigand semble une entreprise délicate, sinon impossible. Le texte met en scène un « brigand » qui n’a pas de nom [19][19] Cf. Le brigand, p. 150., ce que souligne Walser lui-même dans le texte, et ses relations complexes avec un narrateur qui s’intéresse principalement à lui dans ses rapports à l’amour, au sexe et à l’écriture. Du défaut de la signification symbolique que constitue le fait que le brigand n’ait pas de nom, on pourrait rendre compte en disant que « le brigand » est une désignation qui fonctionne comme se situant entre nom commun et nom propre.
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Le brigand est-il à vrai dire un roman ? Certes, par moments, une intrigue se noue, des fils narratifs se tissent : le brigand est amoureux de deux femmes, Édith et Wanda, dont l’une le blessera d’un coup de revolver dans une église où il est monté en chaire à l’invitation d’un curé, avant de se réconcilier avec lui.
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Cependant, dans ce texte que caractérisent tout à la fois une certaine « illisibilité » et une indéniable maîtrise de la forme, le fil de la narration est constamment interrompu par des ruptures, des digressions, des anticipations annoncées et parfois non tenues, des incises, des retours en arrière, des ajournements. On ne peut donc aborder Le brigand indépendamment de son style, dont le ton est donné dès les deux premières phrases du texte : « Édith l’aime. Nous y reviendrons. »
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Par ailleurs, la complexité du Brigand tient à une double mise en cause. Tout d’abord, celle de la dualité du héros et du narrateur : « Où ai-je vu cela ? Plutôt, où le brigand a-t-il vu cela [20][20]  Ibid., p. 76. Ainsi que l’ont remarqué les commentateurs,... ? », bien que ce dernier s’en défende vivement : « Lui et moi font (sic) en tout cas deux [21][21]  Le brigand, p. 151.. » Mais aussi celle de la distinction de la narration et du texte, à laquelle Walser paraît préférer la notion d’une glose sans texte de référence quand il qualifie lui-même, ironiquement, son texte de « longue, longue glose, ridicule et insondable [22][22]  Ibid., p. 150. Cf. aussi p. 73 : « Ce ne sont là […]... ».
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En définitive, Le brigand se révèle être un récit marqué par un caractère autoréférentiel poussé parfois à l’extrême, et par l’absence de stratification des énoncés quant à leur portée plus ou moins objective ou subjective. Y interfèrent d’une manière parfois indécidable une chronique sans chronologie à propos du brigand, le point de vue et la subjectivité d’un narrateur et le bruissement intarissable et anonyme de ce qui se murmure sur les pas ou dans le dos du brigand.

Du hors-la-loi phallique au portrait de l’artiste costumé en brigand

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En présence d’un tel texte, l’on pourrait être tenté de faire une lecture s’efforçant d’interpréter l’imaginaire profus qui, selon les cas, donne sa consistance à la singulière figure qui tient lieu de personnage, ou au contraire en marque le peu de consistance au regard des lois classiques du genre romanesque.
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Une telle approche pourrait conduire à mettre l’accent sur le statut de hors-la-loi phallique qui est sans conteste celui du brigand et que la forclusion du Nom du Père rend familier dans nombre de psychoses. Que la figure du brigand soit liée, pour Walser, à la question du père et que la création du personnage puisse être envisagée comme un effet de la forclusion s’indique dans l’affirmation suivante du narrateur : « Pourquoi est-il devenu un brigand ? Parce que son père était la bonté même, mais pauvre [23][23]  Ibid., p. 111.. » Cette remarque vaut pour le propre père de Walser, présenté dans un autre microgramme comme le « camarade paternel de [son] enfance [24][24] Cf. le fragment commençant par les mots : « Temporairement,... ». Cette analogie entre l’histoire personnelle de Walser et celle de Joyce ne doit pas occulter que le rapport à l’écriture et le sinthome respectifs des deux écrivains présentent par ailleurs de nombreuses différences.
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De même pourrait-on relever chez le brigand maints traits où se laisse deviner la structure dite du pousse-à-la-femme, également reconnue comme caractéristique des psychoses par Lacan. Le pousse-à-la-femme est un concept inventé et exposé par Lacan en 1972 dans « L’étourdit [25][25] J. Lacan, « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Le... » pour éclairer le rapport du sujet psychotique à sa jouissance. L’orientation féminine de la jouissance est une constante de l’œuvre de Walser, apparue dès l’époque des « dramolets » – le terme est dû à Robert Walser et désigne ce qu’il appellera aussi des « comédies en vers » –, ainsi qu’en témoigne Blanche-Neige, écrit en 1902, dont le texte de 1917, intitulé Marie, peut constituer une illustration et qui trouve de nombreuses expressions dans les microgrammes.
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Cependant, pour indéniables et révélateurs que soient ces traits du brigand, une telle lecture n’en serait pas moins réductrice. Elle présuppose que le personnage du brigand constitue essentiellement une projection et un double du narrateur [26][26] Comme on pourrait considérer que l’est, au regard de... et, par delà celui-ci, de l’écrivain. Cela est contestable, ne fût-ce qu’au regard de la vacillation dans le récit des identités respectives du brigand et du narrateur, du peu de consistance du brigand en tant que personnage d’un récit classique et de l’impossibilité de l’identifier à ce que fait prévoir sa désignation par le terme « brigand ». Les traits et les activités prêtés au brigand sont loin de permettre d’appréhender l’unicité psychologique ou morale d’un personnage de fiction. Par ailleurs, les activités du brigand, ses « brigandages » comme l’écrit Walser, sont essentiellement des activités de l’ordre de l’imaginaire : « “Où sont passés vos brigandages au butin jadis si recherchés et si somptueusement honorés ?” disait-on. […] Il avait dérobé un grand nombre d’impressions de paysages. […] Notons également qu’il dérobait des sympathies [27][27]  Ibid., p. 28.. »
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Faut-il dès lors rechercher dans la figure du brigand une métaphore renvoyant à la représentation que Walser se fait des modalités de son rapport à l’écriture ?
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Un texte de 1926 presque contemporain du Brigand, intitulé Un « journal », pourrait être invoqué dans ce sens. Walser y rapporte sa propension à « trouver matière à écrire en effilochant, en plumant la production d’un autre [28][28]  Sur quelques-uns et lui-même, Paris, Gallimard, coll.... ».
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Dans un autre passage, emprunté au Brigand, c’est à une fonction plus générale de la fiction littéraire que font référence les activités de « brigandage » du héros. Celles-ci sont présentées non comme une démarche consistant à s’emparer de textes écrits par autrui pour en réécrire et détourner le sens, mais comme « mise en joue » et mise à mort du modèle dans sa transformation en personnage de fiction [29][29]  Le brigand, p. 136..
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Pourtant, le caractère très occasionnel de ces métaphores et la signification très divergente qu’elles revêtent quant à un éventuel paradigme de la fiction comme « brigandage » chez Walser rendraient réductrice, à mon avis, l’analyse du Brigand comme porteur d’une parabole sur l’écriture romanesque, ou prenant à partie ses formes traditionnelles.
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Plus généralement, je ne pense pas que la crise de la forme et de l’expression littéraire en première personne à laquelle se trouve confronté Walser puisse s’expliquer uniquement à partir de l’inscription de celui-ci dans le mouvement général de désarticulation du grand style classique et de fissuration de l’unité du moi individuel que connaît la littérature de la première moitié du xx e siècle [30][30] Une interprétation de ce type est proposée par Claudio....
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Comment, dès lors, rendre compte de ce qui, en 1925, conduit Walser à la démarche paradoxale d’élaboration d’un récit perpétuant la fonction du personnage sous les espèces d’une identité rebelle à la construction narrative comme à toute tentative de mise au point objective ?
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Une piste est offerte par Walser dès les premières pages du récit, lorsque le narrateur note, à propos du costume du brigand, que ce dernier est « égal en tout au produit d’un aquarelliste [31][31]  Ibid., p. 18. ». Que la figure du brigand appartienne à un registre de l’imaginaire se laissant rapprocher d’une aquarelle est confirmé par un second indice, lorsque Walser conclut son récit en écrivant qu’une petite aquarelle exécutée par un jeune peintre à peine sorti de l’adolescence « a donné l’impulsion d’où sont sorties toutes ces pages culturelles [32][32]  Ibid., p. 150. ».
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Ces deux allusions sont essentielles pour comprendre à quel matériel emprunte la figure du brigand, car elles renvoient à la fixation d’une image remontant à l’adolescence de l’écrivain et fruit d’un montage complexe. Il s’agit d’une image de lui-même, mettant en jeu une aquarelle le représentant, réellement peinte par son frère Karl Walser en 1894 [33][33] L’existence de l’aquarelle et la source du texte qu’elle....
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Adolescent, Walser avait fréquenté le théâtre amateur de Bienne. Après avoir assisté à une représentation des Brigands de Schiller [34][34] L’aquarelle de son jeune frère peinte par Karl Walser..., il avait, dans un moment contemporain de la mort de sa mère et avant que sa sœur Lisa ne lui donne le conseil d’écrire des poèmes, souhaité devenir comédien.
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C’est dans ce contexte que Walser a été représenté par son frère Karl en Karl Moor, c’est-à-dire dans le costume du personnage de brigand qui est au centre du drame de jeunesse de Schiller. Le peintre a su capter le désir de son jeune frère de devenir comédien dans une aquarelle troublante par l’androgynie du personnage qu’elle saisit en quart de profil, coupé à la hauteur des genoux.
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Arrêtons-nous sur le détail de cette image de lui-même qui, trente ans après sa fixation, conserve pour Walser une telle prégnance.
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L’écrivain a évoqué avec une grande précision dans Wenzel, texte bref paru en 1914, les éléments disparates qui lui tenaient lieu de costume de théâtre lorsqu’il s’essayait au rôle de Karl Moor et que l’on retrouve, pour la plupart d’entre eux, dans l’aquarelle : « Il porte un gilet de velours, que son père portait lui-même à son mariage. Il couvre ses épaules d’un vieux manteau jadis acquis par un oncle […], et autour de la taille il enroule une écharpe en soie de Glaris. La tête a également droit au couvre-chef approprié, il s’agit d’une galette de feutre, ornée d’une plume de canard sauvage. La main a su se procurer un pistolet qui fait peur et les jambes sont prises dans des bottes de gardechasse. Ainsi équipé, il s’essaie dans le rôle de Karl [35][35] Dans « Wenzel », Histoires, dans Rédactions de Fritz.... »
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Cette description datant des années 1910 mérite d’être rapprochée de celle qui figure dans le passage précité du Brigand se terminant par la référence à l’aquarelliste, quand bien même le costume décrit a connu quelque évolution d’un texte à l’autre : « C’était ce fuyard qui se promenait habillé en brigand, écrit Walser de son personnage en 1925. Il portait un poignard à la ceinture. Le pantalon était large et d’un bleu mat. Une écharpe ceinturait sa taille mince et pendait sur le devant. Le chapeau et la coiffure prêtaient une apparence au principe de la vaillance. La chemise était ornée d’un volant de dentelle. Le manteau, à vrai dire, était un peu usé, mais bordé de fourrure cependant. La couleur de cette pièce de son costume était un vert pas trop vert. Ce vert-là devait avoir produit un excellent effet sur fond de neige. Le regard était bleu. Il y avait aussi d’une certaine façon du blond dans ces yeux, qui se prétendaient avec une extrême insistance frères des joues. Cette assertion devait se révéler conforme à la simple vérité. Le pistolet qu’il tenait à la main riait de son propriétaire. Il paraissait décoratif. Quant à lui, il était égal en tout au produit d’un aquarelliste [36][36]  Le brigand, p. 18. Je souligne.. »
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Le premier trait qui permet d’identifier le personnage du brigand tient donc à ce que celui-ci est habillé « en brigand », devenant ainsi une réplique de l’adolescent peint par Karl Walser. Robert Walser crée ainsi la figure du brigand à partir de sa propre image peinte par son frère, image qui l’évoque sous les espèces du comédien qu’il n’a pu devenir et le déguise en brigand du drame de Schiller qui avait marqué son adolescence. D’un personnage de fiction à l’autre, on pourrait repérer cinq éléments dans la genèse du brigand : Karl Moor, le brigand de Schiller, le comédien appelé à l’incarner, Robert Walser dans son désir d’être ce comédien, l’aquarelle de Karl Walser représentant Robert en Karl Moor, le brigand de Walser, tirant sa réalité d’une aquarelle [37][37] Ce mode de création du personnage peut éclairer les... et n’affichant sa parenté avec le personnage de Schiller que par le costume.
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Cette image de Robert en Karl Moor présente plusieurs propriétés.
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Tout d’abord, elle est celle d’un idéal de jeunesse : elle représente un désir du sujet – devenir comédien – tout en évoquant l’impossibilité où il s’est trouvé de réaliser ce désir. Selon ce que rapporte Walser dans plusieurs textes [38][38] « L’audition », dans Rédactions, 1914, p. 157 ; « Wenzel »..., lors d’une audition passée en 1895 devant Josef Kainz, acteur célèbre de l’époque, il se serait vu signifier cet impitoyable verdict : « Vous feriez simplement le comédien, vous ne joueriez pas. » Il n’est sans doute pas indifférent que l’image de l’aquarelle puisse renvoyer Walser aux fonctions de maîtrise qui sont celles de l’imago, par le biais même d’un propos évoquant la difficulté pour un sujet à faire de son image la matière de la reconstruction d’un personnage théâtral.
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Ensuite, cette image, si elle a un rôle unifiant, doit cette fonction non à ce qu’elle est une image du corps propre, mais plutôt à ce qu’elle apparaît dans les descriptions comme faisant tenir ensemble ces morceaux de corps que sont la tête, la main, les jambes. Cela est souligné par la notation de l’écrivain assimilant l’unité corporelle elle-même à un déguisement, en indiquant que les yeux du personnage représenté « se prétendaient […] frères des joues ». Il s’agit donc d’une image dont la fonction synthétique comporte une dimension mortifère, puisqu’elle sert de contrepoint à une représentation du corps en proie au morcellement.
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Enfin, il est essentiel que l’image ait été captée à l’origine par cet autre privilégié qu’est et demeure pour l’écrivain, au moins jusqu’en 1925 [39][39] Voir supra., son frère Karl. Celui-ci est en effet, aux yeux de Robert, l’incarnation vivante d’une réussite dans le monde artistique dont Robert considérera, à partir d’un certain moment, que les voies lui sont fermées.
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L’insistance mise par Walser dans des textes se situant à plusieurs dizaines d’années de distance sur une telle image et la tentative qu’il effectue pour se la réapproprier dans le moment de crise que marque l’année 1925 me semblent les indices de ce qu’elle revêt une fonction de suppléance [40][40] Cf. la lecture des thèses lacaniennes sur l’art de... par rapport à l’identification du sujet à l’image de son corps constitutive, selon Lacan, du stade du miroir de l’ego.
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En effet, l’image de soi comme corps et, par conséquent, l’image narcissique présentent chez Walser un caractère structurellement défaillant, ainsi que le montrent l’inexistence du corps comme totalité dans les descriptions de l’aquarelle ainsi que maints autres traits de son œuvre. D’autres manifestations de cette fragmentation, parfois poussée jusqu’à la perte, de l’unité individuelle de l’ego sont repérables dans la caractérisation par Walser des personnages des grands récits publiés de son vivant. Il en va ainsi notamment de cette présentation du Joseph Marti du Commis, d’autant plus suggestive sur le plan analytique qu’elle conjugue les métaphores vestimentaires à l’assimilation du moi à un nœud à la tenue instable : « Sa personne toute entière n’était qu’un coin de mouchoir, un appendice superflu, un nœud serré tout provisoirement. […] Il n’était qu’un bouton décousu qu’on ne prenait plus la peine de recoudre, sachant que le vêtement ne se porterait plus longtemps. Oui, son existence n’était qu’un vêtement provisoire, un complet qui tombait mal [41][41] R. Walser, Le commis, Paris, Gallimard, 1985, p. 2.... » Mais les indices d’une constitution défaillante de l’ego sont aussi à rechercher dans maintes remarques de Walser concernant l’identité de l’auteur de la narration ou du texte. Particulièrement révélateur semble tel fragment posthume micrographié des années 1926-1927 où figure la phrase suivante, partiellement déchiffrée par les éditeurs du texte : « […] traversaient le paysage de mon identité qui ne m’appartenait pas du tout, comme un quelque chose sans nom, peut-être comme une femme en tenue de sortie dans une salle brillamment éclairée [42][42] R. Walser, « Les mots que je m’apprête à prononcer.... »
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En d’autres termes, la phrase parachevant la description du portrait du brigand et selon laquelle celui-ci « était égal en tout au produit d’un aquarelliste » n’est pas sans porter à conséquence pour Walser lui-même.
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Dans de telles conditions, loin de créer un personnage à partir d’une identité déjà constituée, ainsi qu’est censé le faire un écrivain du point de vue des conceptions les plus classiques en cours au début du xx e siècle – par projection d’une image de soi qui s’écarte plus ou moins des images de soi antérieurement reconnues et assumées –, Walser est, dans Le brigand, en situation de devoir étayer la construction de l’identité instable et fuyante de son personnage sur la transposition dans le registre fictionnel d’une image de lui-même matérialisée par l’existence de l’aquarelle peinte en 1894 par son frère.
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Dès lors, c’est d’une construction par la fiction romanesque de l’ego de l’écrivain [43][43] Le texte déjà cité, pratiquement contemporain du Brigand..., suppléant à l’absence d’une constitution identificatoire du moi du sujet, que me paraît témoigner l’élaboration du Brigand et ce, d’une manière sans doute plus exemplaire que tout autre texte de Walser.
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Pourtant, cette fonction de sinthome assumée par l’écriture semble différer assez profondément du mode de fonctionnement du sinthome joycien. Elle se fonde sur un substitut d’image du corps propre, si l’on peut dire sur l’image d’une image, qu’elle transmue sans doute en un texte.
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Mais, contrairement à ce qui est le cas pour Joyce, le support d’écriture utilisé, ainsi qu’il apparaîtra, n’opère aucune consolidation du nom de Walser pour l’avenir. Il précarise plus qu’il n’assure la dimension de la reconnaissance présente ou future de celui-ci par la communauté des écrivains.

L’« énigme » du brigand

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Un second aspect de la spécificité de la fonction de sinthome que revêt l’écriture de Walser est repérable dans Le brigand. Il a trait à la suppléance du défaut de la signification phallique.
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Une scène située dans les débuts du texte [44][44]  Le brigand, p. 28-29. retient l’attention tant par l’étrangeté de son contenu que par la multiplicité des renvois et allusions dont elle fait l’objet par la suite.
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Dans ce passage remarquable à plus d’un titre, assez comparable, par le procédé de censure sur lequel repose sa structure, à un récit de rêve, le brigand est invité à un souper où sont servis des haricots blancs, désignés aussi comme « petits pois ». L’hôte, présenté comme un auteur reconnu, « membre du comité de défense de la culture [45][45]  Ibid., p. 28. », fait précisément au brigand le reproche de se mettre « à l’écart » de la communauté des écrivains. Le brigand réagit vivement à ces propos puis, après avoir déclaré qu’il « représente le beau malheur », écarte les pans de son manteau et donne à voir quelque chose aux yeux de son hôte. Ce qui est montré n’est pas nommé. En revanche, les effets produits par le geste du brigand sur son interlocuteur sont observés et décrits. L’auteur célèbre pâlit puis prononce des paroles incompréhensibles. En réponse au geste du brigand, il exhibe les articles qu’il a publiés en grand nombre. Enfin, là où la parole lui manque pour répondre à ce qu’il a vu malgré lui, il fait appel à la lecture d’un passage de la Bible. Le brigand le sollicite en vain : « Tu as vu ce que je t’ai honnêtement montré à l’instant. » L’écrivain reste muet sur ce qu’il ne peut d’aucune façon reconnaître avoir vu. La scène se termine sur l’intervention du narrateur, qui prend ses distances pour déclarer que ce qu’a « honnêtement montré » le brigand reste, pour lui aussi, « une énigme ».
49
Le lecteur apprend bien plus tard qu’« il fut question de sexe [46][46]  Ibid., p. 108. » au cours du souper chez l’« importante personnalité ».
50
L’on ne peut par ailleurs manquer de rapprocher cette scène d’autres passages qui traitent de la nature féminine du désir du brigand, en liant précisément celle-ci soit au caractère énigmatique que revêt pour autrui la personnalité du héros, soit au statut « d’exception » qui est celui du brigand [47][47]  Ibid., p. 11. L’énigme que revêt le brigand pour autrui....
51
L’un de ces passages met en scène une visite du brigand chez un médecin, auquel il confesse tout à la fois son absence d’attirance physique pour les femmes [48][48] Walser insiste quant au fait que l’impuissance du brigand..., ses penchants pour une position féminine face à autrui, qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes : « …J’entrais dans une excitation amoureuse chaque fois que je m’imaginais en serviteur, peu importe de qui  [49][49]  Ibid. p. 115. C’est moi qui souligne. », et sa certitude fondamentale de ne pas être une femme : « Mais une fille vraiment fille, naturellement, je n’en suis pas une [50][50]  Ibid., p. 114.. » Ce savoir s’inscrit contre les manifestations de jouissance féminine : « De temps en temps, je me sens comme si j’étais une fille [51][51]  Ibid., p. 114. L’on voit ainsi que la position de.... » Cette scène avec le médecin peut être rapprochée de la scène du souper par le biais d’un livre dont le médecin, au lieu d’accepter un paiement pour la consultation, fait don au brigand. Mais, contrairement à l’hôte du souper, le médecin ne reste pas purement silencieux et, en dépit même de certains propos du brigand indiquant qu’« il est difficile de s’expliquer l’inexplicable », clôt l’entretien en affirmant au héros : « Vous vous arrangez très bien de vous-même. »
52
Enfin, dans le « résumé » qui conclut ironiquement le texte et où le contenu de la scène du repas chez l’écrivain est à nouveau évoqué par le rappel des « petits pois sexuels » qui y ont été servis et « mangés jusqu’au dernier », il s’avère que l’énigme revient du côté de l’autre sexe : c’est en effet la bouche d’Édith qui « est restée pour ce voyou de brigand une insoluble énigme [52][52]  Ibid., p. 151. Ce thème est récurrent chez Walser.... ».
53
Ainsi, au cours du texte auquel elle sert en un sens de fil conducteur, l’énigme du brigand, qui est celle de l’identité sexuelle, tend à se dédoubler. Elle comporte d’une part, dans sa présentation au lecteur comme pour le brigand lui-même, une dimension relative et réductible, qui concerne la question de la nature féminine du désir du brigand : « [Le brigand] demanda à ce garçon : “Puis-je être ta servante ? Cela me plairait bien.” […] Ce sont ces genoux-là que la brigande servante embrassa [53][53] Cf. Le brigand, p. 24.. » Et : « [Le brigand] se déplaçait toujours avec le même ridicule petit coffret de dame [54][54]  Ibid., p. 50. […]. » Ainsi que : « Sa façon [du brigand] d’être assis […] était celle d’une nonne composant des cantiques [55][55]  Ibid., p. 74. » ; « [Le brigand] fut donc transformé en servante. Il semble qu’il se soit promené avec un tablier et […] qu’il ait pris sincèrement goût à cette charmante toilette. Il faut dire aussi que curieusement elle lui allait on ne peut mieux [56][56]  Ibid., p. 110. » ; « […] Les grossiers éveillaient en lui un côté fille [57][57]  Ibid., p. 81. […] » ; enfin : « La douce nature d’Édith était passée pour ainsi dire dans le brigand [58][58]  Ibid., p. 128.. » Le brigand nous est présenté comme s’accommodant assez bien de cet aspect de l’énigme.
54
Mais elle met en jeu d’autre part un noyau irréductible qui s’affirme dans la scène du souper et dont la référence à la bouche d’Édith marque le retour dans le réel. Ce second aspect paraît toucher plus précisément à la question de la différence des sexes et à la forclusion de la signification phallique.
55
On ne saurait, à mon avis, considérer ici qu’il y a équivalence entre ce qui est donné à voir dans la scène avec l’écrivain et ce qu’il est possible de dire ou de nommer dans une scène telle que la scène avec le médecin.
56
Ce qui est montré dans la scène du souper n’est, semble-t-il, ni culotte de petit garçon, ni accessoire féminin, ni tablier de servante, quoi qu’il en soit par ailleurs des allusions faites ici ou là dans le texte au rôle de tels attributs vestimentaires dans le désir du brigand. C’est en cela que la scène n’est pas une scène d’exhibition, mais me paraît plutôt un appel à l’Autre, une tentative de prise à témoin.
57
Ce qui est montré se trouve sur le corps du brigand et demeure sans image spéculaire, si ce n’est dans l’œil de l’autre, comme sidération, refus de voir.
58
Je formulerai une hypothèse. Ce qui fait le brigand, c’est, nous l’avons vu, son costume. Le costume lui donne un corps et une personnalité [59][59] « Il eut de nouveau un cordial entretien avec un rédacteur.... C’est aussi ce qui fait sa renommée. Ainsi, la servante du médecin que le brigand est amené à voir s’assure-t-elle de son identité en lui demandant s’il est bien « le brigand à la fameuse écharpe [60][60]  Ibid., p. 113. ». Or, cette écharpe que le brigand porte à la taille évoque, dans d’autres passages du texte, sa féminisation, qui consiste à la fois à se sentir comme une fille et à imiter le comportement des filles – ce que Walser désigne à l’aide d’un néologisme remarquable, gaminer. Voici ce passage : « Il étudiait les manières, les mines, les mouvements, les visages, les réactions des filles […]. Il observait très exactement ces caractéristiques et bien d’autres et il s’en faisait comme une ceinture, une sorte d’arme. Il appelait cela en lui-même faire la gamine et il gaminait [61][61] Ces deux expressions successives dont use le traducteur... donc gaiement sans arrêt [62][62]  Ibid., p. 111.. »
59
Ce qui est donné à voir dans la scène du souper paraît donc avant tout de l’ordre de la métaphore et du voile. La ceinture du brigand, outre le fait qu’elle est l’un des attributs essentiels tirés par Walser de l’aquarelle peinte par son frère Karl, pourrait constituer dès lors l’une des métaphores privilégiées par lesquelles s’indique la recherche d’un équivalent de la signification sexuée.
60
Reste la question essentielle de la fonction exacte du traitement d’une telle énigme dans le texte sinthomatique que constitue Le brigand.
61
L’énigme du brigand fait corps avec le personnage. De même que le costume de celui-ci, elle est en un sens l’objet même du récit, dont elle peut expliquer, aux yeux de Walser, la structure de glose.
62
Alors qu’au regard de la forclusion de la signification phallique la castration n’a en principe pas d’existence dans la psychose, la monstration du brigand peut, à certains égards, paraître constituer une référence indirecte à la castration. N’est-elle pas en effet cadrée par le récit dans une scène évoquant une fonction de censure et une position de sidération, sinon de quasi-déni, position occupée par un autre qui se comporte comme n’ayant pas vu ce qu’il a aperçu ?
63
Si l’on accepte cette dernière hypothèse, Walser s’avérerait parvenir, par l’écriture, à faire une énigme quasi romanesque et un objet de jouissance littéraire de sa relation à la signification forclose.
64
Il n’est pas indifférent, à cet égard, que la scène de monstration du souper s’enchaîne avec une scène où sont montrées des publications [63][63] En allemand Aufsätze : terme dont il convient de rappeler..., le lien entre, d’une part, la castration et la fonction phallique et, d’autre part, l’écriture et ses produits se trouvant ainsi pointé par le texte.
65
Il y a là, semble-t-il, un indice de ce que l’écriture a pour partie tenu lieu à Walser de choix d’identification sexuelle. On ne peut par ailleurs manquer d’être frappé, en lisant Le brigand, par le fait que le thème de l’énigme interfère à plusieurs reprises avec une référence à la beauté [64][64] Dans la scène même du souper, où il est fait allusion..., dénotant ainsi l’existence d’une articulation entre la présentation de l’énigme et la création littéraire [65][65] Un autre passage du Brigand établit un lien entre ce....


Notes

[*]
Lucile Charliac, psychanalyste à Paris.
[1]
R. Walser, Le brigand, Paris, Gallimard, 1994, p. 64. Je préfère pour sa plus grande exactitude la traduction récemment proposée par Marion Graf (numéro consacré à Robert Walser de la revue Europe, mai 2003, note 9, p. 126) à la traduction de Jean Launay, qui a rendu le texte original « Eine Feder redet lieber… » (Der Räuber, Suhrkamp Verlag, 2000, p.77) par « Une plume préfère écrire… », gommant ainsi la métaphore de l’écrivain selon laquelle une plume « parle ».
[2]
C. Sauvat, Robert Walser, Monaco, Éditions du Rocher, 2002, p. 13.
[3]
C. Seelig, critique et bienfaiteur d’un certain nombre d’écrivains, rendit régulièrement visite à Walser à Herisau à partir de 1936, avant de devenir son tuteur en 1944.
[4]
Propos recueillis par C. Seelig, Promenades avec Robert Walser, Paris, Rivages, 1989, p. 22.
[5]
Ibid., p. 26.
[6]
C. Sauvat, ibid., et M.-L. Audiberti, Le vagabond immobile, Robert Walser, Paris, Gallimard, coll. « L’un et l’autre », 1996.
[7]
À Adolph Schär-Riss, dans une lettre du 4 octobre 1927.
[8]
Dans « Meine Bemühungen », Gesammelte Werke, X, p. 431.
[9]
Dans Robert Walser : danser dans les marges, Genève, Zoé, 2001.
[10]
C. Seelig, op. cit., p. 122.
[11]
J. Lacan, Le sinthome, séminaire 1975-1976, inédit. Lacan définit le sinthome comme une construction qui, dans la psychose, tient lieu du Nom du Père forclos en faisant tenir ensemble, dans la figure du nœud borroméen, les ronds du réel, du symbolique et de l’imaginaire. Le sinthome, s’il existe, ce qui n’est pas toujours le cas, permet d’éviter des moments de déclenchement de la psychose ou de crise grave.
[12]
M.-L. Audiberti, op. cit., p. 195.
[13]
« On n’a jamais vu ce qu’il écrivait, on voyait juste qu’il écrivait », rapporté par C. Sauvat, op. cit., p. 222.
[14]
Cf. G. Morel, « The young man without ego », Art, Sublimation or Symptom, sous la direction de Parveen Adams, Londres, The Other Press, 2003.
[15]
Walser a développé une intense et constante activité de feuilletoniste de ses débuts littéraires à Berlin en 1905 jusqu’à son second internement en 1933. Le « feuilleton » désigne, en allemand, à la fois l’emplacement de publication dans le journal – dans le tiers inférieur de la première page dont il est isolé « sous le trait » – et le bref texte en prose qui y est publié.
[16]
À Max Rychner, dans une lettre du 20 juin 1927, cité par Peter Utz dans sa postface au Territoire du crayon, Genève, Zoé, 2003, p. 364.
[17]
Le mot de « microgrammes » revient à Jochen Greven, le premier à découvrir en 1957 que les cinq cent vingt-six feuillets remis vingt ans plus tôt par Lisa, la sœur de Walser, à Seelig, ne relevaient pas d’une écriture secrète, ainsi que Seelig en avait accrédité l’idée, mais étaient écrits dans une ancienne écriture allemande miniaturisée ne dépassant guère un à trois millimètres. C’est aux transcripteurs Werner Morlang et Bernhard Echte que l’on doit l’édition intégrale des microgrammes, qui représentent environ 4 000 pages imprimées.
[18]
La fonction de l’écriture micrographique chez Walser et la dissociation du symptôme et du sinthome qu’elle entraîne feront l’objet d’une seconde partie de cette étude, à paraître.
[19]
Cf. Le brigand, p. 150.
[20]
Ibid., p. 76. Ainsi que l’ont remarqué les commentateurs, personnages et narrateur ne peuvent se constituer, dans Le brigand, une identité stable. D’une manière plus générale, en ce qui concerne les noms propres cités dans Le brigand, le texte est émaillé de nombreux indices de glissements de ceux-ci vers des noms communs, caractéristiques d’une situation où le Nom du Père n’assure plus la nomination, qu’il s’agisse de personnages historiques et reconnus ou de personnages fictifs. Voir aussi à cet égard Peter Utz dans Robert Walser : danser dans les marges, p. 444 et 445, Genève, Éditions Zoé, 2001, pour la version française.
[21]
Le brigand, p. 151.
[22]
Ibid., p. 150. Cf. aussi p. 73 : « Ce ne sont là […] que des phrases. » Cette dimension de glose que revêt le texte tient également à ce que les activités du brigand ressortissent en partie à la fonction de l’écriture : « Il écrivait, pour ainsi dire en parlant, un spirituel essai et naturellement y trouvait du plaisir », Le brigand, p. 20.
[23]
Ibid., p. 111.
[24]
Cf. le fragment commençant par les mots : « Temporairement, ma chère maman avait tenu une épicerie », traduit par Marion Graf dans Le territoire du crayon, Genève, Zoé, 2003.
[25]
J. Lacan, « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001.
[26]
Comme on pourrait considérer que l’est, au regard de l’expérience vécue de Walser, le commis, personnage éponyme du récit qui porte ce titre.
[27]
Ibid., p. 28.
[28]
Sur quelques-uns et lui-même, Paris, Gallimard, coll. « Arcades », 1994, p. 136. On ne peut manquer d’être frappé par le fait que la méthode dont Walser indique user à l’égard d’autres textes ne pourrait être appliquée au Brigand.
[29]
Le brigand, p. 136.
[30]
Une interprétation de ce type est proposée par Claudio Magris dans L’anello di Clarisse, Turin, Einaudi, 1984 (extraits traduits par Jean et Marie-Noëlle Pastureau dans le numéro 889 de la revue Europe, Paris, mai 2003).
[31]
Ibid., p. 18.
[32]
Ibid., p. 150.
[33]
L’existence de l’aquarelle et la source du texte qu’elle constitue ont été signalées par la plupart des biographes ou commentateurs (voir sur ce point Catherine Sauvat et Marie-Louise Audiberti, op. cit., ou encore Dominik Müller, « Karl et Robert Walser, une collaboration artistique », numéro de la revue Europe déjà cité). Cette aquarelle, datée et signée par Karl, est conservée aujourd’hui dans les archives Robert Walser de la Carl-Seelig-Stiftung de Zürich. Elle est reproduite dans Félix, Genève, Éditions Zoé, 1997, p. 57, ainsi que dans le numéro spécial de la revue Europe, p. 52.
[34]
L’aquarelle de son jeune frère peinte par Karl Walser fait incontestablement se profiler la figure littéraire de père qui est celle de Schiller. Walser n’est sans doute pas insensible à cette dimension lorsqu’il note ironiquement, à propos du brigand : « Ce garnement est le fruit d’un arbre généalogique puissant », cf. Le brigand, p. 150.
[35]
Dans « Wenzel », Histoires, dans Rédactions de Fritz Kocher, Paris, Gallimard, 1999, p. 170. Glaris est une petite ville suisse célèbre pour ses filatures. Ce costume emprunte pour partie aux attributs vestimentaires du père (gilet de mariage), mais ce trait ne paraît pas essentiel compte tenu de la manière dont est souligné l’hétéroclite du costume du brigand.
[36]
Le brigand, p. 18. Je souligne.
[37]
Ce mode de création du personnage peut éclairer les propos que Walser a pu tenir sur le fait que ses personnages étaient « en papier » ; cf. le fragment : « Enfin, il se passait quelque chose au moins », traduit par Marion Graf dans le recueil d’extraits de fragments posthumes intitulé Le territoire du crayon, Genève, Zoé, 2003.
[38]
« L’audition », dans Rédactions, 1914, p. 157 ; « Wenzel » (1914) ; « Un génie » (1913). La formule de Josef Kainz rapportée par Walser est particulièrement suggestive d’une difficulté du sujet avec l’image de soi.
[39]
Voir supra.
[40]
Cf. la lecture des thèses lacaniennes sur l’art de Joyce comme sinthome proposée par Geneviève Morel dans « The young man without ego », op. cit.
[41]
R. Walser, Le commis, Paris, Gallimard, 1985, p. 21-23.
[42]
R. Walser, « Les mots que je m’apprête à prononcer ici ont leur volonté bien à eux », Le territoire du crayon, Genève, Zoé, 2003, p. 44.
[43]
Le texte déjà cité, pratiquement contemporain du Brigand et intitulé « Un “journal” », fournit un témoignage révélateur de Walser quant à une caractérisation possible de son écriture comme tentative d’écrire un livre de l’ego : « Tel une sorte d’enfant prodigue, par ailleurs très méritant, j’en reviens dans le paragraphe qui suit, à la mission entreprise : écrire un livre de l’ego », dans Sur quelques-uns et sur lui-même, Paris, Gallimard, p. 162. Il est vrai que cette formule prête à contresens si on l’entend comme témoignant du projet de rendre compte d’un moi préexistant à l’écriture.
[44]
Le brigand, p. 28-29.
[45]
Ibid., p. 28.
[46]
Ibid., p. 108.
[47]
Ibid., p. 11. L’énigme que revêt le brigand pour autrui tient au fait qu’il manque de quelque chose que les femmes continuent, semble-t-il, à lui prêter, alors qu’il estime lui-même ne l’avoir jamais eu ; cf., sur ce point, Le brigand, p. 16 et 17 : « Je ne possède […] aucun bien dont je n’aurais eu envie de faire usage. […] Pourquoi voulez-vous absolument que je possède ce dont je ressens vivement que cela me manque ! […] Je n’ai pas pu perdre ce que je n’ai jamais eu. »
[48]
Walser insiste quant au fait que l’impuissance du brigand ne le rend pas malheureux. « Cette impuissance, je ne la reconnais nullement », déclare-t-il au médecin, dans une remarquable formule d’approche de la forclusion.
[49]
Ibid. p. 115. C’est moi qui souligne.
[50]
Ibid., p. 114.
[51]
Ibid., p. 114. L’on voit ainsi que la position de Walser se distingue à la fois de la position du transsexuel et de la position schrébérienne.
[52]
Ibid., p. 151. Ce thème est récurrent chez Walser. Cf. « Le baiser » : « C’était [le baiser] quelque chose d’indépendant, de l’ordre de l’âme, quelque chose de fantomatique, et lorsqu’il m’eut frappé, compréhensible et pourtant extrêmement incompréhensible, je me sentis dissoudre […] », dans Rêveries et autres petites proses, Nantes, Le Passeur, 1996.
[53]
Cf. Le brigand, p. 24.
[54]
Ibid., p. 50.
[55]
Ibid., p. 74.
[56]
Ibid., p. 110.
[57]
Ibid., p. 81.
[58]
Ibid., p. 128.
[59]
« Il eut de nouveau un cordial entretien avec un rédacteur qui s’intéressait vivement à lui. Il trouva non seulement qu’il n’y avait rien à dire au costume mais même qu’à son avis il s’accordait parfaitement au caractère du brigand. », Le brigand, p. 43.
[60]
Ibid., p. 113.
[61]
Ces deux expressions successives dont use le traducteur correspondent à deux occurrences du verbe backfischeln.
[62]
Ibid., p. 111.
[63]
En allemand Aufsätze : terme dont il convient de rappeler qu’il a servi à l’intitulé de la première publication de proses de Walser, celle des Rédactions [Aufsätze] de Fritz Kocher.
[64]
Dans la scène même du souper, où il est fait allusion au « beau malheur » que représente le brigand et à la beauté de la destinée de celui-ci, cf. aussi : « Mais qu’est-ce donc qu’avait honnêtement montré le brigand au membre ? Nous n’en avons pas la moindre idée. Cela reste pour nous une énigme, mais comme indiennement belle lui parut la nuit sur le chemin de la maison ! », Le brigand, p. 29.
[65]
Un autre passage du Brigand établit un lien entre ce que l’on ne doit pas savoir du sexe et le sentiment de la beauté de la nature. Cf. Le brigand, p. 71-72.

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