Oblomov



Oblomov : ce nom tout en rondeur provoque le plus souvent chez un Russe l’apparition d’un sourire rêveur. Ilia Ilitch Oblomov, héros d’Oblomov, roman paru en 1859 et dû à la plume d’Ivan Gontcharov, écrivain quelque peu éclipsé en France par les grands noms de la littérature russe du XIXe, est un propriétaire terrien noble velléitaire qui préfère son divan à tout autre lieu, et l’un des personnages clé de la culture russe : devenu un type littéraire et psychologique, il a donné naissance à un terme, l’oblomovchtchina, « l’oblomovisme », qui désigne un trait fréquent chez les Russes – une profonde paresse mêlée de mélancolie [1].
Gontcharov a réussi l’exploit d’écrire un roman entièrement placé sous le sceau d’une paresse pathologique. La vie d’Oblomov est insérée dans une structure romanesque qui a la rigueur de la tragédie : la première partie décrit longuement une journée de notre héros allongé sur son divan, présentation qui inclut des retours en arrière vers l’enfance du personnage et s’achève avec l’arrivée d’Andreï Stolz, l’ami énergique et entreprenant, l’anti-Oblomov, qui prépare la rencontre d’Oblomov avec la jeune aristocrate Olga Ilinskaïa ; la deuxième conte le développement de l’idylle entre Oblomov et Olga, pendant laquelle Oblomov quitte son divan, et culmine sur la déclaration d’amour ; la troisième voit le déclin de cet amour et le retour progressif d’Oblomov en intérieur, déclin entériné par la rupture qui nous mène à la quatrième partie, la vie d’après l’espoir de changement, où Oblomov épouse à la fois la petite maison au confort douillet qu’il loue et sa propriétaire, Agafia Matveevna Pchenitsyna, veuve potelée et avenante. Le roman s’achève sur un dernier chapitre en forme d’épilogue, où l’on apprend la mort du héros et dans lequel Stolz rencontre un écrivain à qui il conte toute l’histoire, pensant que « peut-être un jour ça servira à quelqu’un ». L’intrigue est donc régie par le schéma ternaire endormissement/éveil/rendormissement [2], qui clôt le destin du personnage.

Le roman est placé sous le signe de la circularité : sa temporalité est cyclique, proche de la temporalité mythique [3], et fermée sur elle-même, puisque la cohabitation finale d’Oblomov avec la veuve n’est autre qu’un retour à l’enfance, bien que sous une forme dégradée, rétrécie. La force du désir de ce retour (symbolisée par le songe d’Oblomov dans la première partie, où Oblomovka, la propriété familiale d’Oblomov est décrite comme un Éden et le monde autour comme une source de menaces) a été notée par presque tous les exégètes du roman, qui consacrent de nombreuses pages à l’étude de ce rêve [4] et au portrait idyllique que Gontcharov y brosse de la vieille Russie, portrait qui n’est pas sans évoquer les tableaux que peindra à la fin du XIXe siècle un Boris Koustodiev.
La première partie, qui couvre un tiers du roman, s’étire sur une seule journée, et n’offre au lecteur presque aucune action d’envergure – on assiste aux petits événements du quotidien d’Oblomov, à ses chamailleries avec son valet Zakhar et à la visite de quatre personnages. La répétition y apparaît comme une figure centrale, la sécurité du même déterminant la perception du monde d’Oblomov (ce qui apparaît d’emblée dans le redoublement de ses prénom et patronyme, qui assure la permanence filiale). Par ce ralentissement extrême de la vitesse narrative et le procédé de la répétitivité, Gontcharov rend presque palpable la paresse.
Cette densité de la paresse est renforcée par l’organisation de l’espace qui lui aussi est soumis à la circularité. Oblomov est un paresseux fœtal, replié sur lui-même et enveloppé dans ses draps et/ou dans sa robe de chambre qui est une partie de lui-même (« l’insouciance se communiquait aux mouvements du corps tout entier, jusque dans les plis de sa robe de chambre », 14 [5]). Comme le note Larry R. Andrews, Oblomov « crée une série d’enceintes concentriques autour de lui, qui lui servent à la fois d’autoprotections et d’autoextensions [6] ». Ce n’est que dans le silence et l’obscurité de la maison qu’il peut exister dans l’état d’immobilité qui est son être-là naturel. Oblomov se complaît au creux de la matière du réel : l’espace se réduit autour de lui, rempli de bric-à-brac, comme si les angoisses existentielles, que l’inactivité ne peut faire oublier, pouvaient être dissimulées, diminuées derrière l’amoncellement d’objets. La chambre-cocon où tout est couvert de poussière est l’écrin de la chenille Oblomov, enroulée dans sa robe de chambre deuxième peau. Comme l’écrit Gaston Bachelard, « l’intimité de la maison bien fermée, bien protégée appelle tout naturellement les intimités plus grandes, en particulier l’intimité d’abord du giron maternel, ensuite du sein maternel [7] » et, finalement, de l’utérus maternel [8], réalisant ainsi ce retour à la mère, « qui se présente comme une des plus puissantes tendances à l’involution psychique [9] ».
Le paresseux Oblomov est plongé dans l’immanence et jouit d’un présent ancré dans le sensible. L’abondance de détails et d’objets apparente Gontcharov aux peintres flamands du quotidien : l’immobilité d’Oblomov [10] gonfle l’importance de ce monde matériel qui l’entoure et que n’a de cesse d’abîmer Zakhar, son double maladroit (parce qu’il doit bien bouger, il est le valet…), ce qui au fond est indifférent à son maître, car le paresseux évolue sur le mode de l’être tandis que l’actif (en l’occurrence Stolz) sur celui de l’avoir. La paresse chez Oblomov est d’abord matérialité hédoniste. C’est son corps qui est décrit en premier lieu au lecteur et c’est ce corps qu’il contente, lui offrant pitance et confort. Le seul moment de ritualisation, qui ordonne la vie amorphe d’Oblomov, est lié à la nourriture : chaque repas est un événement attendu qui rythme les journées, comme dans la mythique Oblomovka, où « la nourriture est le principal souci » (111) et où le temps est rythmé par les fêtes. Le nom de Pchenitsyna est dérivé du mot blé, ce qui fait ouvertement d’Agafia Matveevna une Déméter russe qui réintègre Oblomov dans le sein de la nature primitive. L’appétit de ce dernier n’est pas une déviation du désir sexuel non réalisé, comme on peut le penser au début du roman, mais est plutôt l’expression de l’abandon aux sens qui caractérise le personnage.

De fait, le roman est pénétré d’une sensualité discrète à partir du moment où Oblomov rencontre Agafia, femme simple non noble, incarnation pour Oblomov d’un érotisme sécurisant, car sans aucune tension. La beauté d’Agafia Matveevna est présentée comme suscitant chez Oblomov un désir gourmand, comme le signale la réduction presque fétichiste de son corps à ses coudes, sa gorge et son cou dénudés. Cet érotisme convient à Oblomov qui ne peut supporter les paroxysmes sensuels – ainsi la scène dans le parc un soir d’orage où le désir d’Olga trouve son exutoire dans une crise d’hystérie très typique de la littérature russe, qui prend Oblomov tout à fait dépourvu et le prive de toute forme d’action. La placidité d’Agafia Matveevna protège le héros de telles échappées vers la passion, héritée d’un romantisme aux aspérités angoissantes, et de toute forme de conflit : l’auteur souligne à plusieurs reprises qu’elle est incapable de parler dès lors qu’on l’oblige à sortir de son domaine nourricier. La parole est le lieu de l’intelligence, de la rationalité et est caractéristique d’Olga qui parle sans cesse, tandis qu’Oblomov tend vers le silence – non par manque d’intelligence, mais par choix.
La division féminin/masculin, animus/anima est un des thèmes présents en filigrane dans le roman. D’emblée, Oblomov est présenté sous le signe du féminin : son corps flasque paraît « trop efféminé » (13). Son extrême passivité générale, et en particulier dans la relation avec Olga, inverse les schémas de genre traditionnel – Olga ne se dit-elle pas le Pygmalion de ce(tte) nouveau(lle) Galatée ? Oblomov trouve refuge dans la féminité la plus traditionnelle qui soit, la plus animale, et c’est de cette féminité dévorante, emprisonnante que se défend si violemment Stolz, qui rompt avec son ami après avoir appris son mariage avec Agafia Matveevna : ce n’est pas tant la mésalliance qui le choque, puisqu’il est lui-même à moitié bourgeois, ni la déchéance que cette union représente à ses yeux par rapport à l’idylle avec Olga, c’est cette féminité primitive qui l’effraie et qu’il perçoit comme un piège.
Le cercle est un symbole ambivalent, comme l’ouroboros qui se mord la queue et se dévore lui-même, et il devient prison une fois les désirs satisfaits. Dans la première partie, Oblomov est encore régulièrement taraudé par le remords de ne rien faire, mais presque plus dans le quatrième, car il a trouvé son idéal. Il n’est plus un paresseux qui culpabilise, il est le paresseux heureux qui refuse de bouger, car il n’en a plus besoin.

Dans le rêve d’Oblomov, si essentiel pour la définition du personnage, comme on l’a vu, il est un moment clé, la fin de la journée, celui où sa nourrice raconte à Oblomov enfant des contes merveilleux :
« Par une interminable soirée d’hiver il se serre timidement contre sa nounou qui lui chuchote quelque chose à l’oreille sur un pays inouï où l’on ne connaît ni la nuit, ni le froid, pays des miracles où coulent des rivières de miel et de lait, où toute l’année personne ne fait rien de ses dix doigts, et où de braves jeunes gens comme Ilia Ilitch ne font que s’amuser toute la journée en compagnie de jeunes filles si belles que l’on ne peut ni le conter ni le décrire. Une bonne fée, dans nos contes, apparaît parfois sous l’aspect d’un brochet qui choisit pour le choyer un homme doux et inoffensif, en d’autres mots un paresseux persécuté par tout le monde, le comble de bienfaits sans aucune raison : il n’a plus qu’à manger et endosser des habits tout prêts pour épouser plus tard une jeune fille d’une beauté inouïe : Militrissa Kirbitievna » (p. 116).
C’est un des plus populaires personnages de conte folklorique qu’introduit ici Gontcharov, Emelia le benêt, bienheureux paresseux allongé sur son poêle, un de ces immenses poêles russes sur le dessus desquels presque toute la famille peut dormir, véritable invitation à se coucher sans tarder. Presque sans rien faire – il accepte simplement de délivrer le brochet qui l’a pêché et qui ensuite exaucera tous ses souhaits – il gagne épouse (la fille d’un tsar, bien sûr), royaume et richesses. Emelia offre un exemple de ces nombreux héros de conte russe passifs sous la forme la plus aiguë du paresseux, et la filiation entre Oblomov et lui est exprimée explicitement. Juste après, Gontcharov cite un deuxième héros du folklore russe, non moins important symboliquement pour le personnage d’Oblomov, Ilia de Mourom, célèbre preux des bylines, les chansons de geste russes, auquel fait référence le prénom d’Oblomov. De fait, Gontcharov utilise dans son roman le canevas du conte et de la chanson de geste sous forme parodique. Ilia de Mourom entre également dans la catégorie du personnage longtemps immobile car paralysé des jambes jusqu’à trente-trois ans (l’âge du Christ… et d’Oblomov au début du roman) ; miraculeusement guéri, il se trouve doté d’une force peu commune et part en guerre. L’immobilité est ainsi assimilée à une accumulation interne d’énergie qui se résoudra dans les batailles.
Notre roman a le même fonctionnement que celui du conte tel que le décrit Vladimir Propp dans sa Morphologie du conte  : dès la deuxième partie, Oblomov surmonte une série d’épreuves (les tâches qu’exige de lui Olga, qui n’a de cesse de vouloir le transformer, le « sauver » de son apathie), reçoit l’aide d’auxiliaires, en l’occurrence Stolz qui lui présente Olga puis lui évite la ruine, enfin, notre doux héros, d’ordinaire incapable de toute forme d’agressivité, se débarrasse d’au moins un de ses ennemis lorsqu’il administre une gifle sonore à Tarantiev, l’un des escrocs qui l’aurait dépouillé sans la vigilance et l’énergie de Stolz). Mais pourtant, tout dérape, et la structure du conte se modifie : Oblomov retourne à son état premier, c’est Stolz qui recevra la princesse (en l’occurrence Olga, qu’il épouse) et les richesses.
Car l’on n’est plus au temps du conte ni du mythe. La littérature du XIXe siècle fragmente le personnage, qui ne forme plus un tout organique indivisible : l’unité du héros épique s’est effritée, fêlée, l’épopée s’est transformée en roman réaliste et psychologique. Ainsi dans notre roman, le preux Ilia, se levant enfin, se transforme en Stolz, et sa partie impuissante, soudée au lit – ou à la douceur du sein/foyer féminin – s’incarne en Oblomov. Oblomov est incomplet, comme le suggère son nom [11] : il est le fragment immobile d’Ilia le preux. Il n’est pas étonnant dès lors qu’il souffre de sa paresse presque uniquement en présence de Stolz, cette autre moitié de lui-même qui s’est détachée de lui.
Oblomov envisage d’ailleurs son existence sous le sceau de la brisure, lors de l’ultime visite que lui rend Stolz :

« Ne me rappelle rien, ne remue pas le passé ! dit Oblomov d’un air conscient, en pleine possession de son esprit et de sa volonté. Qu’est-ce que tu veux faire avec moi ? Je me suis séparé à jamais du monde où tu veux m’entraîner : tu peux ressouder, remettre ensemble les deux moitiés brisées. Je me suis enraciné dans ce trou, il me tient. Essaye de m’y arracher, et ce sera la mort » (464)
Selon la logique de cette division, Gontcharov construit son roman sur le schéma de base de la dualité et de l’opposition [12]. Chacun voit pourtant son rêve réalisé, même si c’est sur le mode mineur pour Oblomov qui reçoit non la princesse, mais la servante (ce qu’est au fond Agafia Matveevna). Les six courtes (le bonheur peut-il se raconter ?) pages évoquant son bonheur simple, les quelques années où le principe de réalité et le principe de plaisir sont pour lui enfin réunis, sous-entendent l’harmonie de l’unité épique retrouvée – même si l’on y perçoit l’ironie coutumière de l’auteur : « Seule la plume d’un nouvel Homère [13] aurait pu décrire avec tous les détails et dans toute sa plénitude tout ce qui était amassé dans tous les coins, sur chaque étagère de cette petite arche de vie domestique » (453).

Le conte s’arrêterait là, sur ce refuge tranquille, mais Gontcharov ne veut décidément pas laisser son héros « vivre longtemps et avoir beaucoup d’enfants » et subvertit une nouvelle fois le modèle du conte. Oblomov aura un enfant, certes, qu’il appellera Andreï en hommage à son ami, mais très vite son corps va le trahir sous la forme de crises d’apoplexie, ce qui le privera de son plaisir premier, la bonne chère.
Si le conte ne peut plus se prolonger, c’est que, comme l’écrit Gontcharov, l’homme russe est accablé « par une réalité horrible et dépourvue de sens » (118). Gontcharov sait la Russie patriarcale, celle des contes, des chansons de geste et d’Oblomovka condamnée [14] et c’est la fin de cet ordre des choses qu’annonce le roman par le biais du personnage d’Oblomov, dont la paresse est de manière récurrente assimilée par Stolz, et parfois par l’auteur lui-même, à une mort – Oblomov meurt d’ailleurs dans son sommeil, ce qui est une résolution logique de sa vie somnolente.
Oblomov garde une caractéristique du héros épique : sa radicalité. Il va jusqu’au bout de son désir de repos, résiste à la force qui veut l’en faire sortir, faisant preuve de courage, d’indépendance et d’une extraordinaire fidélité à soi-même. Il vit dans un monde déhiérarchisé, qui refuse la verticale masculine du pouvoir, même s’il en est parfois la victime, et refuse de se plier aux usages de la société noble de son temps, où il ne voit qu’ennui, fatuité, hypocrisie : le portrait, très satirique, de ses quatre connaissances qui traversent le premier chapitre souligne ce rejet et le justifie, puisque se succèdent le dandy superficiel, l’écrivain engagé, le rat de bureau incolore et le vulgaire escroc, qui ne manquera pas de tromper Oblomov. Même s’il les supporte, il n’entre jamais vraiment en contact avec eux, restant isolé du monde. Ce détachement presque quiétiste du monde lui donne une liberté intérieure très grande – il refuse toute obligation et c’est précisément l’imposition d’obligations par Olga – obligation de lire, de se cultiver, de marcher dans le parc – qui finira par décourager Oblomov de l’épouser.
Oblomov garde du paresseux du folklore ses caractéristiques positives : la paresse dans l’imaginaire russe est liée à la douceur, la gentillesse, le désintéressement. La paresse, qui laisse le monde vous dominer, vous envahir (même parfois sous ses aspects négatifs), la gourmandise et la luxure, cette gourmandise érotique, se situent à l’opposé de l’avarice, l’orgueil, la colère et l’envie qui dessèchent et aigrissent. Oblomov est une bonne et belle âme, ce qui est souligné au début du roman :
« Par moments son regard s’obscurcissait : était-ce de la fatigue ou de l’ennui ? Mais ni la fatigue, ni l’ennui ne pouvaient chasser de ce visage, ne fût-ce qu’un instant l’expression de douceur, qui dominait non seulement le visage mais aussi l’âme ; l’âme qui rayonnait, si ouverte et si limpide, dans les yeux, dans le sourire, dans chaque geste de la tête et de la main ». (13)
et à la fin, dans le panégyrique que fait Stolz de son ami, expliquant à Olga pourquoi elle est toujours attachée à Oblomov :
« Pour cette qualité plus précieuse que la plus fine intelligence : son cœur honnête et fidèle ! Ce trésor qu’il a sauvegardé tout au long de sa vie. À chaque coup encaissé il tombait, se refroidissait, s’endormait, enfin, abattu et désenchanté, il a perdu les forces vitales, mais non son honnêteté et sa fidélité. Son cœur n’a pas émis une seule fausse note, il ne s’est pas couvert de boue. Aucun mensonge ne le séduira, rien ne lui fera suivre une fausse voie. Même si tout un océan d’ordures ondoyait autour de lui, même si le monde entier se gorgeait de poison et allait à l’envers, jamais Oblomov ne se prosternerait devant l’idole du mensonge. Son âme demeurera toujours aussi pure, limpide et honnête… C’est une âme transparente, cristalline ». (450)
Les dernières années du personnage sont caractérisées par la clarté et la pureté, ce qui suggère une forme de sainteté [15]. Jacques Catteau considère le roman comme la dormition d’Oblomov, et l’on peut même aller plus loin en parlant d’assomption : la pureté sans la sensualité mène à la sublimation finale – la mort. L’enracinement dans le sensible par la nourriture une fois disparu, le personnage n’a plus de raison d’être. Ne pouvant plus goûter aux joies du corps, Oblomov ne devient un ange et retourne à l’état d’essence pure.
Les deux couples formés sont construits sur le principe de la redondance et non celui de la complémentarité, ce qui est de nouveau le signe d’une unité perdue et non retrouvée et induit un déséquilibre : la paresse encouragée (bien qu’Agafia Matveevna tente elle aussi de sortir Oblomov de son apathie dangereuse) d’Oblomov le conduit à la tombe ; Olga, femme active et moderne, parfois insatisfaite de son sort, se demande si son propre esprit n’est pas sec et ne manque pas de féminité. Gontcharov semble suggérer par là que c’est par la complémentarité que l’harmonie peut être atteinte, ce qu’il illustre dans le personnage de Stolz qui symbolise l’union assez réussie, même si le personnage est souvent perçu comme trop actif aux yeux des lecteurs russes [16], entre la rigidité allemande et la sensibilité russe, héritées respectivement de son père et de sa mère. Peut-être cette harmonie s’incarnera-t-elle dans le deuxième Andreï, le fils qu’Oblomov confie à Stolz et que ce dernier élèvera après la mort de son père. Voici ce que pense Stolz en quittant Oblomov pour la dernière fois :
« […] je mènerai ton Andreï là où tu ne pouvais aller. Avec lui nous réaliserons nos rêves de jeunesse ». Adieu, vieille Oblomovka ! dit-il, se retournant pour la dernière fois vers les fenêtres de la vieille maison. Tu as vécu ! » (466)
Mais cet avenir est laissé hors champ par l’auteur…
Oblomov n’est certes pas une apologie de la paresse. Gontcharov utilise l’ironie comme rempart à son indulgence, par ailleurs très sensible, pour son héros. Par le jeu de l’alternance des points de vue et l’utilisation fréquente du discours indirect libre, Gontcharov brouille les pistes de l’interprétation et se garde d’apporter une réponse univoque aux problèmes qu’il évoque.



 Le roman est paru en 1859, soit deux ans avant l’abolition du servage, réforme qui allait transformer profondément la société russe et inaugurait l’« ère des grandes réformes ». C’est dire s’il est apparu dans un contexte idéologique effervescent, au milieu d’âpres discussions entre les partisans d’une modernisation de la société patriarcale sur le modèle européen – les occidentalistes – et les réfractaires à cette européanisation – les slavophiles. Aussi n’est-il pas pour nous surprendre que les premières exégèses du roman se soient concentrées sur ses aspects sociaux, ainsi le célèbre article de Nikolaï Dobrolioubov : « Qu’est-ce que l’oblomovisme ? ». Cette approche sociologique allait être reprise, en toute logique, par la critique marxiste soviétique. De quels torts n’a-t-on pas accusé notre pauvre héros et de quels qualificatifs ne l’a-t-on pas affublé : parasite social, exploiteur incapable de s’assumer lui-même parce qu’habitué dès l’enfance à être servi par autrui, « homme superflu » comme il y en avait tant dans la littérature russe de cette période, symbole d’une société condamnée… De là à faire du roman une allégorie plus générale, il n’y a qu’un pas : Oblomov représente la Russie asiatique (sa robe de chambre est perse et « n’a rien d’européen »), fainéante, qui ne peut évoluer sans l’apport occidental – en l’occurrence l’ami à moitié allemand d’Oblomov, Stolz. Ou à l’inverse, Oblomov incarne la fameuse « âme russe » opposée à la sécheresse petite-bourgeoise allemande et plus généralement occidentale…
Le personnage du paresseux, pour lequel la culture russe a au fond beaucoup de tendresse, comme elle en a pour les faibles, les pauvres, les malheureux, a été au fil du temps doublement discrédité : d’une part par l’utopie de l’homme nouveau communiste, dont le travail devait être la pierre de touche de l’édifice de la société soviétique, comme l’a montré la mise en valeur officielle des exploits productivistes d’un Stakhanov. Et d’autre part, par le bourgeois capitaliste travaillant pour son confort individuel qui est apparu la fin du XIXe siècle dans la Russie tsariste, puis au tournant du XXIe dans la Russie postsoviétique. C’est à ce deuxième type qu’a pensé Gontcharov lorsqu’il a créé le personnage de Stolz : il ne pouvait même pas imaginer le premier type, attaché qu’il était à la vieille Russie et souffrant de la savoir condamnée. Gontcharov n’avait rien d’un socialiste ou d’un révolutionnaire.
Il n’est pas étonnant que les années 1970, celles où l’utopie révolutionnaire a perdu tout son sens et où se développe dans la société soviétique un consumérisme cynique, aient partiellement réhabilité Oblomov, comme on le voit dans le film de Nikita Mikhalkov, Quelques jours de la vie d’Oblomov, sorti en 1979. Incarné par un acteur très populaire, Oleg Tabakov, Oblomov reste néanmoins caricatural et présenté sous un angle grotesque – le grotesque n’est certes pas absent, en particulier de la première partie, mais à un degré moindre – et le metteur en scène fait totalement l’impasse sur le plaisir sensuel que procure au héros sa paresse, supprimant du film toute la relation d’Oblomov avec Agafia Matveevna, à peine évoquée en voix off.
En ce début de XXIe siècle, la Russie est prise dans la frénésie capitaliste et une nouvelle forme de cynisme, et il n’est pas étonnant que les intellectuels, laissés sur le bas-côté par cette nouvelle (r)évolution de leur pays, se tournent de nouveau vers la figure d’Oblomov comme vers un rempart contre le nihilisme moral de la nouvelle classe d’entrepreneurs [17]. Plus largement, notre civilisation si pressée, si avide de réussite et d’efficacité, qui édulcore, désensualise, virtualise l’univers, ferait bien de se tourner plus vers ces chenilles qui ne deviennent pas papillons, ces laissés-pour-compte de la vitesse et du progrès, car c’est chez eux, dans leur obstination à rester à côté, en deçà, que l’on peut trouver le si précieux supplément d’âme.

Hélène Mélat

Notes

[1Ce terme est inventé par Gontcharov lui-même et placé dans la bouche de Stolz, l’ami d’Oblomov.
[2Ce qui s’insère dans le cadre du schéma plus général passivité /action/passivité que relève Milton Ehre. Milton Ehre, Oblomov and His Creator : The Life and Art of Ivan Goncharov. Princeton : Princeton University Press, 1973, p. 162.
[3On consultera l’article très complet de Christine Borowec sur ce sujet : « Time after Time : The Temporal Ideology of Oblomov », Slavic and East European Journal, Vol. 38, n° 4 (Winter, 1994), pp. 561-573. Borowec montre de façon convaincante que l’organisation temporelle du roman est liée aux caractéristiques des deux personnages principaux : cyclique et lente pour Oblomov, chronologique et rapide pour Stolz.
[4Cf. en particulier : Jean Blot, Ivan Gontcharov ou le réalisme impossible. Lausanne : L’Âge d’Homme, 1986. Il est à noter que ce songe est en soi une miniature autonome que Gontcharov a publiée dix ans avant le roman.
[5Notre édition de référence sera l’excellente traduction de Luba Jurgenson : Ivan Gontcharov, Oblomov, Lausanne : L’Âge d’homme, 1988. Avec une préface de Jacques Catteau.
[6Larry R . Andrews, « The Spatial Imagery of Oblomovism », Neophilologus, 72 (1988), p. 321. Dans cette étude, Andrews dresse un inventaire très précis des couches d’objets qui entourent Oblomov et montre le rapport agoraphobique du personnage à l’espace.
[7Gaston Bachelard, La terre et les rêveries du repos. Paris : José Corti, 1948, p. 122.
[8Nous ne développerons pas ici ce thème qui a été étudié très en détail. On pourra se reporter aux articles et ouvrages suivants : François de Labriolle, « Oblomov n’est-il qu’un paresseux ? », Cahiers du monde russe et soviétique, 1969, Vol. 10, n° 1, p. 38 – 51, et à plusieurs des articles de l’ouvrage suivant : Galya Diment (éd.), Goncharov’s Oblomov. Evanston : Northwestern University Press, 1998. Les critiques n’ont pas manqué de poser un diagnostic clinique à l’oblomovisme : dépression mélancolique, dont la paresse est le symptôme, infantilisme et incapacité à affronter le principe de réalité, le personnage se réfugiant dans le rêve – éveillé ou non, et trouvant la sécurité affective auprès de l’« épouse-mère » nourricière.
[9Gaston Bachelard, La Terre…, op. cité, p. 55.
[10Si le corps d’Oblomov tend vers l’immobilité – jusqu’à la mort (le sang cessera d’y circuler correctement, se pétrifiera, l’apoplexie dont il mourra en est le signe clinique), son esprit en revanche est très actif : la paresse d’Oblomov est fantasmatiquement riche. Ses rêves éveillés le transportent, on l’a vu, dans le passé idyllique de la propriété familiale, mais aussi dans un futur où il réalise de grands plans dans le but de retourner ensuite à la sérénité d’une propriété campagnarde.
[11Gontcharov aime utiliser le procédé des noms parlants. Même si pour beaucoup de Russes le nom d’Oblomov n’est pas immédiatement relié à un sens concret, l’étymologie du nom Oblomov recouvre deux significations : oblom, la brisure (ce que suggère Jacques Catteau), ou oblomok, le fragment.
[12Outre les oppositions thématiques nombreuses, cela est mis en évidence par le jeu spatial entre les deux héros : Stolz est entièrement vertical, et s’oppose à la mollesse horizontale d’Oblomov ; de plus, son nom, outre sa signification directe – la fierté, qui s’oppose sémantiquement au nom d’Oblomov, s’y oppose aussi phonétiquement avec ses sonorités très dures.
[13Homère est déjà évoqué une fois dans le roman, précisément en relation avec la nourrice qui raconte ses histoires « avec la simplicité et la bonhomie d’un Homère, la même vérité palpitante des détails, le même relief des images […] » (117).
[14Milton Ehre estime que cette « unité perdue du moi » est analogue à l’unité perdue du lieu de l’enfance, où Stolz et Oblomov étaient réunis, unité qu’ils cherchent à restaurer. Op. cité, p. 202.
[15Mais nous ne pouvons partager l’avis d’Yvette Louria et Morton I. Seiden, qui voient en Oblomov un héros/héraut de la chrétienté : la paresse d’Oblomov empêche quelque engagement profond religieux que ce soit. Yvette Louria et Morton I. Seiden, Ivan Goncharov’s Oblomov : The Anti-Faust As Christian Hero, Canadian Slavic Studies, III, N°1 (Spring 1969), pp. 39-68.
[16Stolz est injustement sévèrement jugé et a été comparé à tort au diable, comme le signale V. Kantor, dont nous partageons l’avis : « la double culture est proposée par Gontcharov comme la voie la plus féconde pour le développement de la personnalité humaine et donc pour son activité pour le bien d’autrui, la plus productive pour enrichir spirituellement le pays, la culture où cette personnalité se trouve ». V. Kantor, « Dolgij navyk k snu » (Un long entraînement au sommeil), Voprosy literatury, 1989, n°1, p.174. L’ouverture d’esprit de ce critique est à saluer dans une Russie d’où la germanophobie n’est pas absente et redouble l’ostracisme fréquent auquel est soumis ce personnage.
[17La pièce tirée du roman montée en 2002 (et toujours à l’affiche en 2009) par un dramaturge connu, Mikhaïl Ougarov, le montre bien, qui condamne ouvertement les arrivistes d’aujourd’hui.

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