Anne Wiazemsky, 68, Jean-Luc Godard et elle (un an après)
Jean-Luc Godard, La Chinoise
« Nous venions d’emménager dans un appartement (…) au 17 de la rue Saint-Jacques, dans le Ve arrondissement », « idéalement situé, près de la Sorbonne, du boulevard Saint-Michel et de la Seine », offrant une vue panoramique sur tout le quartier à Anne Wiazemsky et son compagnon, Jean-Luc Godard. La jeune femme en avait assez de la proximité de leur ancien appartement avec l’Élysée et la place Beauvau, sous protection policière permanente. Mai 68 éclate quelques jours après le déménagement du couple, les policiers sont à tous les carrefours, les identités contrôlées, les manifestants lourdement chargés et arrêtés. « – Et c’est toi qui voulais habiter le quartier Latin parce que tu en avais marre de la proximité avec (…) tous ces flics ? demanda Jean-Luc. »
68 et son « beau mois de mai » est au cœur d’Un an après, roman d’Anne Wiazemsky qui narre l’histoire alors en cours selon un angle autobiographique.
Anne Wiazemsky dans La Chinoise de Jean-Luc Godard
Anne Wiazemsky est née en 1947, elle a 21 ans en 68 ; petite fille de François Mauriac, elle vient de tourner dans Au hasard Balthazar, Les Gauloises bleues et La Chinoise, a déjà une carrière et un nom ; pourtant beaucoup, durant les manifestations et meetings, l’ignorent et ne s’adressent qu’à son compagnon et mentor, Godard.
Anne Wiazemsky un an aprèsDans Un an après, 68 est d’abord vu d’en haut : depuis le balcon de l’appartement de la rue Saint-Jacques des Wiazemsky / Godard ou celui de « Rosier et Bambam ». Et en parallèle, pour tenter de comprendre ce qui s’énonce dans le désordre et la violence quotidienne, Anne et Jean-Luc allument la radio. Tout événement est vécu deux fois, en direct dans la rue et via les commentaires des journalistes « courant d’un endroit à l’autre, à la fois pour se protéger et demeurer au centre des affrontements ». Anne Wiazemsky raconte, elle aussi les pavés, les slogans, les grèves générales, les usines occupées et la pénurie d’essence, les gaz lacrymogènes, les blessés, les CRS.
Et ce même 3 mai, le rôle grandissant de « Dany », « mon camarade anarchiste de Nanterre, celui qui voulait faire de moi une militante révolutionnaire tout en me draguant dans les couloirs en hurlant : “Solidarité des Rouquins !” Un Dany joyeux, solaire, qui appelait à la mobilisation générale » et dont la photo fait désormais la une des quotidiens.
« Et dire que je les avais pris, Dominique, Jean-Pierre et lui, pour les Pieds Nickelés ! » Anne Wiazemsky est au cœur des événements, elle fréquente Truffaut, Deleuze, Pasolini, Bertolucci. Comme le résume avec une ironie tendre son frère, lycéen et militant (Wiaz) : « Je suis fier de ma sœur. Non seulement elle épouse Jean-Luc Godard, mais elle est copine avec un leader révolutionnaire qui a une bonne bouille, en plus. »
« C’était subversif, insolent, plein d’invention »
« Jean-Luc filmait l'arrivée du cortège avec une caméra Beaulieu 16 mm, debout sur un banc » (Un an après)
« Jean-Luc filmait l’arrivée du cortège avec une caméra Beaulieu 16 mm, debout sur un banc » (Un an après)
68, c’est aussi la remise en cause des héritages artistiques et littéraires.
« Je ne peux plus continuer à faire ce cinéma-là.
— Quel cinéma-là ?
— Celui que vous aimez et que vous me réclamez. »
L’affrontement du monde ancien et de l’avenir à construire se fait autour de deux noms symboliques : d’un côté François Mauriac, le grand-père d’Anne Wiazemsky (qui apparaît dès la première page du roman), de l’autre Jean-Luc Godard, et leur rupture est consommée autour d’un tract.
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Anne Wiazemsky raconte le besoin de changement du cinéaste, ses colères et sa rage, son refus des films bourgeois, de « votre conception romantique du cinéma et de l’œuvre d’art en général », sa radicalisation mais aussi son désespoir profond durant cette année de combat. Dans les semaines qui précèdent Mai 68, il défend la place d’Henri Langlois à la tête de l’équipe de la Cinémathèque, il se rapproche des étudiants maoïstes. Il « aimait ces échanges et se passionnait de plus en plus pour la politique et l’envie de changer le monde de ces jeunes gens ; les marches de protestation contre la guerre au Vietnam, le Black Power ». Godard entre dans la bataille, il participe aux manifestations, les filme, s’associe à Chris Marker et ses « ciné-tracts ». Il a la tentation de renoncer au cinéma, accepte de filmer les Rolling Stones à Londres où ils enregistrent Sympathy for the Devil.
« Leur chanson commençait à s'affirmer et, pour les témoins dont je faisais partie, c'était incroyable d'assister à un tel moment de création.» (Un an après)
« Leur chanson commençait à s’affirmer et, pour les témoins dont je faisais partie, c’était incroyable d’assister à un tel moment de création.» (Un an après)
Peu à peu, les tournages s’arrêtent, le festival de Cannes est interrompu. Godard cherche un nouveau souffle, un cinéma qui refléterait les aspirations nouvelles. Mais Anne Wiazemsky ne fait ni dans l’hagiographie ni dans la nostalgie guimauve, elle dit son incompréhension, à l’époque de cette histoire en marche — « j’avais du mal à m’y retrouver » — l’exaltation des débuts puis les doutes qui se lèvent. L’après n’est pas une relecture qui ordonnerait artificiellement, le roman garde l’énergie et le chaos du moment.
Anne Wiazemsky dit la peur lors des manifestations, les fuites, sa rage de voir le théâtre de l’Odéon saccagé par les militants qui l’occupent. Elle dit aussi la parenthèse enchantée que fut, en partie, cette période pour elle, quand elle profite d’être au Lavandou pour « aller sur la plage profiter au mieux de cette drôle de parenthèse que ce drôle de mois de mai nous offrait ». Et les reproches violents de Godard, « furieux » : « nous n’étions pas en vacances », « il était hors de question de rentrer à Paris bronzés ». Elle dit son regret de ne pas avoir été présente quand Godard, Truffaut, Malle et les autres ont mis fin au festival de Cannes. Elle dit la place paradoxale des femmes à la fin des années 1960 : elle n’a ni compte en banque, ni chéquier, « Jean-Luc me donnait quand je le souhaitais de l’argent de poche ». À son amie Rosier, « horrifiée », Anne dit qu’elle va remédier à la situation. « Je promis et n’en fis rien. Au fond, cela me convenait. »
Anne Wiazemsky et Jean-Luc Godard
Anne Wiazemsky et Jean-Luc Godard
Penser ce « beau mois de mai » revient à interroger les engagements politiques comme littéraires, à fouiller archives historiques et privées. Et, pour Anne Wiazemsky, à montrer que la libération se trouve dans l’écriture, la littérature, la distance que cette dernière permet, face à l’histoire collective comme intime. Mai 68 met au centre de la réflexion la question des héritages : être soi, un « je » qui ne soit plus celui de « petite fille de » ou « femme de ». Entre adhésion et distance nécessaire, celle du souvenir, Anne Wiazemsky dit une année complexe, ambiguë, entre exaltation et doute.
Anne Wiazemsky poursuit avec Un an après son entreprise de narration autobiographique, tissant événements collectifs et culturels avec son histoire intime. Chaque date historique du livre entre en écho avec un moment privé : 68 et son amour pour Godard, l’histoire d’un couple qui se défait ; l’assassinat de Robert Kennedy qui ravive la douleur de la mort de son propre père. Elle montre aussi comment, peu à peu, les propositions de films s’enchaînent et les tournages la séparent de Godard, qui accepte mal que sa femme ne demeure pas à ses côtés (« Mais qu’est-ce qu’ils ont tous ces vicieux de cinéastes à vouloir déshabiller ma femme ? »). « Rue Saint-Jacques, l’ambiance était tendue », la séparation semble inéluctable.
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