Sartre, années noires


Sartre a-t-il pris, en connaissance de cause, la place d'un professeur juif révoqué par Vichy ? C'est l'une des questions sensibles du "dossier".

Collabo? Résistant? Attentiste? L'attitude du philosophe pendant la guerre a toujours suscité le débat. Entretien avec la grande spécialiste allemand Ingrid Galster.

On a dit tout et son contraire à propos de l'attitude de Sartre sous l'Occupation. Incontestable résistant pour les uns, "collabo" laissant représenter Les Mouches devant un parterre vert-de-gris pour les autres, ou encore prudent attentiste selon certains...

 

En 1945, Sartre est considéré comme le champion de l'engagement, mais, à partir des années 1980, certaines voix évoquent des compromissions avec les Allemands. Qu'en est-il vraiment?

J'ai toujours souligné la complexité du personnage. Durant la guerre, Sartre ne fut ni un saint ni un criminel, ni un résistant pur et dur ni un "collabo". Avant guerre, avec Simone de Beauvoir, ils se définissaient comme des "spectateurs" de l'actualité. Pensez que Sartre n'a même pas voté en 1936, l'année du Front populaire! Sous l'Occupation, il n'a pas voulu renoncer à sa vocation d'écrivain. Mais il n'a pas écrit n'importe quoi. Même si, pour vivre, il a occupé le poste d'un professeur juif révoqué par Vichy...

Dans quelles circonstances?

Fait prisonnier en juin 1940 dans les Vosges, alors qu'il était soldat météorologiste, Sartre est détenu plusieurs mois en Allemagne. Il rentre à Paris au printemps 1941. Marqué par sa rencontre avec des prisonniers antifascistes, il est plutôt sur une ligne dure. Il reproche à Beauvoir d'avoir signé, comme devaient le faire les enseignants sous Vichy, une déclaration sur l'honneur affirmant qu'elle n'était ni franc-maçonne ni juive.
En toute logique, on pensait donc qu'il avait lui-même refusé de signer une telle attestation. Mais, en 2006, une chercheuse a retrouvé aux Archives nationales la déclaration sur l'honneur de Sartre assurant qu'il n'avait jamais adhéré à une "association secrète" comme la franc-maçonnerie ! C'est Beauvoir, plus pragmatique, qui l'avait convaincu de céder. Précisons que beaucoup de résistants, comme Jean Guéhenno, ont signé ce document à l'époque.

C'est alors qu'intervient l'épisode controversé du lycée Condorcet...
A la rentrée 1941, Jean-Paul Sartre est nommé professeur de philosophie dans la khâgne du lycée Condorcet, à Paris. Le seul problème est que le précédent titulaire de ce poste, Henri Dreyfus-Le Foyer, avait été révoqué par Vichy en 1940, parce qu'il était juif. Il avait été remplacé brièvement par le philosophe Ferdinand Alquié, avant que Sartre n'occupe le poste. Les sartriens fervents ont toujours argué du fait que c'était le nom d'Alquié qui figurait sur l'arrêté de nomination de Sartre et non celui de Dreyfus-Le Foyer, comme l'a prouvé une vérification de l'historien Michel Winock aux Archives nationales.
Certes. Mais le philosophe pouvait-il ignorer qu'il occupait la place d'un juif révoqué par Vichy ? Alquié ne le lui a-t-il pas dit lors de la passation de poste ? Le fils de Dreyfus-Le Foyer m'a confié que son père, prêt à pardonner, conçut une certaine amertume de n'avoir jamais reçu le moindre signe, sans parler même d'excuses, de la part de Sartre, après guerre...

Autre point de controverse : le théâtre de Sartre sous l'Occupation. Alors, oeuvre déconnectée de l'actualité ou acte de résistance?
Tout d'abord, balayons la légende d'un parterre vert-degris qui aurait assisté à la première des Mouches, le 3 juin 1943, au théâtre de la Cité (ex-théâtre Sarah-Bernhardt, débaptisé en raison des origines juives de la comédienne). C'est faux. Il y avait, bien sûr, quelques officiers assez cultivés maîtrisant le français, mais surtout un fonctionnaire allemand du sous-groupe théâtre du département de la propagande, venu vérifier que le texte était conforme à celui soumis à la censure, ainsi qu'un journaliste du Pariser Zeitung, qui, d'ailleurs, entre les lignes, a relevé la signification politique de la pièce.
Car, selon moi, il ne fait guère de doute que Les Mouches est bien une pièce résistante, une apologie de la liberté. Certes, l'action se déroule dans l'Antiquité et le message est certainement passé au-dessus de la tête de la plupart des spectateurs. Pourtant, un rapport des Renseignements généraux de la préfecture de police de Paris, découvert récemment par une chercheuse, prouve que les autorités ne s'y sont pas trompées (voir le fac-similé) : "Certains prétendent que la présentation de cette nouvelle pièce qui serait, diton, une "apologie de la liberté", risque de provoquer des réactions. [...] L'auteur passe pour avoir manifesté des sympathies aux partis d'extrême gauche avant la dernière guerre."

Les Renseignements généraux s'inquiètent de troubles possibles avant la première des Mouches de Sartre.
Les Renseignements généraux s'inquiètent de troubles possibles avant la première des Mouches de Sartre.
© Service de presse
Et Huis clos, l'autre pièce de Sartre jouée sous l'Occupation, en 1944?

En mettant en scène une lesbienne, une nymphomane infanticide et un don Juan, il s'inscrit clairement contre le "vertuisme" de Vichy, qui plaçait la famille au centre de la société. N'oublions pas que Sartre et Beauvoir furent interrogés par la police en 1942, car ils étaient soupçonnés d'organiser des soirées dissolues avec des jeunes femmes, ce qui, malgré un non-lieu, valut à Beauvoir d'être révoquée de l'Université. C'était une mesure d'épuration. Sartre, lui, bien que considéré comme pornographe, échappa à la sanction, sans que l'on sache pourquoi.

Sartre a-t-il fait partie de réseaux de résistants?

Soyons clairs : il n'a jamais jeté de bombes! On sait qu'il a créé le groupe clandestin Socialisme et liberté, à son retour de captivité. Il aurait rédigé une sorte de Constitution pour la République censée advenir à la Libération, mais aucun document de ce groupe ne nous est parvenu. Un témoin dit aussi qu'il a participé à une réunion du réseau Combat. Et il a écrit des textes contre les écrivains collaborationnistes dans les Lettres françaises clandestines.

Fut-il sensible au sort des juifs pendant la guerre?

On connaît l'affaire malheureuse avec Bianca Bienenfeld, cette jeune femme juive avec laquelle Sartre avait noué une relation en 1939. Au printemps 1940, ils rompent, et la jeune femme est inquiète pour sa situation. "Elle hésite entre le camp de concentration et le suicide", écrit, non sans désinvolture, Beauvoir à Sartre. Précisons que "camp de concentration" ne faisait alors pas référence à ce qui sera la Solution finale. Mais Bianca, qui fut obligée de se cacher pendant la guerre, ne reçut jamais le moindre signe de son ex-amant. On peut se demander, mais l'on entre ici dans le domaine de la spéculation, si le surengagement de Sartre exprimé dans ses Réflexions sur la question juive, publiées en 1946, ne traduit pas aussi une sorte de culpabilité cachée vis-àvis d'une forme d'indifférence humaine pendant la guerre.

Votre regard sans concession sur Sartre ne doit pas vous valoir que des amis, en France?

Oui, on a même essayé de m'écarter de l'équipe préparant le volume de la Pléiade consacré à son théâtre, car j'avais estimé qu'il fallait débattre de sa prise du poste au lycée Condorcet. J'ai dû faire intervenir un avocat pour que mon nom figure bien dans le volume. Et en mai dernier, dans l'annonce sur Internet d'un colloque à Paris III, j'ai encore eu droit à une diffamation par l'un de mes adversaires. En revanche, il y a quelques jours, après la sortie de mon livre, j'ai reçu une lettre très équitable et même compréhensive de la fille adoptive et ayant droit de Sartre, Arlette Elkaïm-Sartre, qui, c'est bien normal, défend plutôt le point de vue de l'auteur des Mots.

Dans le dernier texte de votre ouvrage, vous êtes également très dure avec Claude Lanzmann, ex-amant de Simone de Beauvoir et réalisateur de Shoah...

J'ai parfois l'impression que c'est une icône que personne n'ose affronter, en France. Simone de Beauvoir a contribué à financer Shoah et a aidé au lancement via un article retentissant en première page du Monde. Mais ce que je rappelle aussi, c'est que Lanzmann, dans ses Mémoires, est beaucoup plus elliptique sur une autre source de financement de son film. Comme l'a montré la thèse récente d'une élève de l'historien israélien Shlomo Sand, le département de l'information du ministère des Affaires étrangères israélien a financé le film dès 1974. Non sans arrière-pensées de propagande, alors qu'Israël était durement critiquée pour l'occupation de territoires après la guerre des Six-Jours. D'ailleurs, pour éviter que l'Etat israélien n'apparaisse officiellement dans le financement du film, une société-écran a été créée à Genève. Cela n'enlève rien à la qualité de Shoah, mais pourquoi n'aurait-on pas le droit d'écrire cela ?

Comment expliquez-vous une certaine tendance au "Sartre bashing" qui a pu sévir en France ces dernières années?

De modèle pour jeunesse, il est devenu bouc émissaire. Comme si c'était lui et lui seul qui avait entraîné toute une génération dans l'erreur - URSS, Cuba, gauchisme... C'est injuste. Là encore, les choses sont plus complexes. Comme pour l'Occupation.

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