La marginalité du Baron de Charlus


 le comte Robert Montesquiou-Fezensac

 

Un homme-femme

Il appartenait à la race de ces êtres moins contradictoires qu’ils n’en ont l’air, dont l’idéal est viril, justement parce que leur tempérament est féminin, et qui sont dans la vie pareils, en apparence seulement, aux autres hommes (…) Race sur qui pèse une malédiction et qui doit vivre dans le mensonge et le parjure, puisqu’elle sait tenu pour punissable et honteux, pour inavouable, son désir, ce qui fait pour toute créature la plus grande douceur de vivre (…) fils sans mère, à laquelle ils sont obligés de mentir même à l’heure de lui fermer les yeux ; amis sans amitiés, malgré toutes celles que leur charme fréquemment reconnu inspire et que leur cœur souvent bon ressentirait ; mais peut-on appeler amitiés ces relations qui ne végètent qu’à la faveur d’un mensonge2.
Surnommé « mémé » par les intimes, « Taquin le superbe » par sa belle sœur Oriane de Guermantes, le baron de Charlus est le frère cadet du Duc de Guermantes. À ce titre, il appartient à la plus haute et à la plus ancienne noblesse d’Europe. De prime abord, il ne vient pas à l’esprit de l’associer à la figure d’un marginal. Mais Charlus est un inverti et cette seule situation, au moment où paraît Sodome et Gomorrhe est en soi suffisamment problématique. Proust, nous allons le constater, ne se contente pas de nous livrer des types de personnages selon le modèle balzacien, cela serait contraire à sa position esthétique ; l’inverti qu’est Charlus n’est pas seulement l’homosexuel mis au banc de la société. Le narrateur de la Recherche fait de ce personnage une figure tout à fait particulière qui occupe une place centrale dans Sodome et Gomorrhe, il souhaite nous offrir un autre point de vue sur un univers auquel, lui-même, il n’adhère pas totalement.
2 .
La marginalité est-elle alors à considérer comme une dimension majeure de l’œuvre proustienne ? Est-il possible de lire au moins Sodome et Gomorrhe sous cet angle ? Il ne semble pas absurde ou fantaisiste de le penser à la lumière de ce très curieux personnage dont il convient d’étudier ici les signes, la genèse. Il apparaît aussi que la fonction romanesque évidente et centrale de notre personnage au milieu de la Recherche est inséparable de la théâtralité : marginalité intrinsèque au personnage, donc, mais aussi marginalité mise en scène et l’on prend alors conscience de la profondeur d’un monde que fait surgir un éclairage sur ce personnage.

Le cas particulier de Sodome et Gommorrhe

3.
On remarque tout d’abord qu’il est impossible d’envisager la complexité du personnage sans prendre en considération le fait que Sodome et Gomorrhe tout entier est placé sous le signe de l’inversion : Sodome et Gomorrhe 1 : rencontre de Charlus et de Jupien, découverte faite par le narrateur de la véritable nature du baron, double parade amoureuse, dissertation sur la malédiction qui pèse sur la race des tantes ; Sodome et Gomorrhe 2 se termine sur la prise de conscience de la nature véritablement gomorrhéenne d’Albertine. On pourrait en conclure que Sodome et Gomorrhe est un roman exclusivement consacré à l’homosexualité, masculine tout d’abord, féminine ensuite. Il n’en est rien, et la chose tient en grande partie au procédé d’écriture de la Recherche. Soyons sensibles tout d’abord à un effet d’écriture : Proust met bien en évidence un effet de rupture dans le cycle de la Recherche. Sodome et Gomorrhe commence par un coup de théâtre qui est une nouvelle perspective sur le monde du narrateur. L’inversion de Charlus nous ouvre les yeux sur l’immensité du monde des invertis. La Recherche est avant tout un point de vue, une vision, et, cette fois, l’existence du personnage est liée à la subjectivité du narrateur. Le personnage de Charlus est traversé par des rencontres, des désirs ou des répulsions qui viennent de Proust lui-même. Charlus est multiple et complexe, marginal aussi par nécessité romanesque. Charlus est multiple et complexe, marginal aussi par nécessité romanesque. Charlus est un personnage de premier plan et, dans cette hiérarchie nécessaire, le monde proustien n’apparaît pas seulement par le prisme du narrateur.

Origine et situation du Baron de Charlus

4.
Donc Charlus est un personnage romanesque, cela va de soi, mais aussi un être complexe au croisement de l’histoire, de multiples personnages connus de Proust depuis longtemps. Bien sûr, la marginalité du personnage se manifeste par des traits physiques, des attitudes qui vont retenir notre attention, ces traits sont donnés en nourriture à notre imagination, mais il faut avoir présent à l’esprit qu’ils ne sont pas là seulement pour construire une image, ils mettent en œuvre un vaste système de signes.
5.
Charlus est un bien curieux personnage, figure du parfait dandy, celle qui nous rappelle le fameux Comte de Montesquiou, mais à condition d’en retirer les traits particuliers et de s’imaginer avec Charlus, cette fois, un personnage bedonnant, qui vieillit rapidement et se dégrade à la fin de la Recherche. À la manière d’un acteur, Charlus semble triompher royalement de sa situation de marginal dans Sodome et Gomorrhe, puis retombe comme personnage lamentable et déchu, comme en marge de l’histoire. Sans nul doute, et pour des raisons qui n’échappent pas à la lecture de la correspondance de Marcel Proust, les possibilités de confrontation entre Robert de Montesquieu fut d’abord un modèle pour Des Esseintes avant d’influencer le narrateur de la Recherche, c’est une figure de l’époque qui dépasse le cadre restreint des salons de la haute aristocratie. Il serait tout aussi maladroit de l’ignorer que d’affirmer que Charlus est Montesquiou.
  • 3 SG, 450.
  • 4 Id., 451.
  • 5 Du côté de chez Swann, I, 141.
  • 6 Id.
  • 7 Swann, I, 34.
6.
 Un certain nombre de traits physiques, des attitudes, donnent une idée de ce personnage aux confis de la folie ; personnage brillant et navrant, fier de son haut lignage et, en même temps, clown grotesque. Un jour Morel lui refuse un moment sa compagnie après un déjeuner chez les Verdurin, le narrateur voit « des larmes faire fondre le fard de ses cils, tandis qu’il rest(e) hébété devant le train3 », puis se rend en sa compagnie jusqu’à un café, Charlus « dandin(e) son gros corps, ses yeux de jésuite baissés4 ». Presque imperceptiblement, l’on perçoit ce qui caractérise fortement l’écriture de Sodome et Gomorrhe : le regard du narrateur (qui a pour corollaire la scène, la théâtralité, sur lesquelles nous reviendrons) et un personnage très singulier qui appelle à une découverte, quand il ne s’agit pas de révélation. Mais nous ne retiendrons pas que le regard du narrateur, les yeux de Charlus sont aussi le détail physique qui frappe l’attention. Dès la première rencontre de Charlus avec le narrateur, à la fin de Combray, le baron se manifeste d’abord sous les traits d’« un monsieur habillé de courtil (…) et qui fixait sur (lui) des yeux qui lui sortaient de la tête5 ». L’apparition de Charlus fait d’ailleurs suite au regard amoureux que le narrateur porte sur Gilberte : « Je la regardais, d’abord de ce regard qui n’est pas que le porte-parole des yeux, mais à la fenêtre duquel se penchent tous les sens, anxieux et pétrifiés6 ». Première figure de la marginalité, insolite, dérangeante, troublante, déplacée ? – nécessaire, en tout cas, à la cause romanesque. Première figure qui prendra corps dans la Recherche, première apparition physique qui fait suite à une évocation trompeuse, trompeuse comme le regard d’un jésuite car le baron de Charlus, non sans habileté et pour brouiller subtilement les cartes, passe pour être l’amant de Madame Swann ! C’est « la fable de la ville7 ». Chalus est profondément attaché à son rang, il cultive l’art de la distinction extrême. Force est de reconnaître qu’il n’est pas n’importe quel aristocrate, c’est un Guermantes et le baron, sur un mode grandiose et spectaculaire proclame son ascendance (trop facilement ?) dans le salon des Verdurin alors que le maître de maison commet un impair sur son importance nobiliaire :
  • 8 SG, 333.
« Permettez, répondit M. de Charlus avec un air de hauteur, à M. Verdurin étonné, je suis aussi duc de Brabant, damoiseau de Montargis, Prince d’Oléron, de Carency, de Viareggio et des Dunes. D’ailleurs cela ne fait absolument rien. Ne vous tourmentez pas », ajouta-t-il en reprenant son fin sourire, qui s’épanouit sur ces derniers mots : « Jai tout de suite vu que vous n’aviez pas l’habitude8. »
  • 9 Id.
  • 10 Voltaire, Candide, Ch. XV.
  • 11 Saint-Simon, Mémoires, textes choisis par Y. Coirault, T.1, éd. Folio-classique-Gallimard, pp. 422- (...)
7.
 Si Charlus est si attaché à son rang, pourquoi se fait-il appeler baron et non marquis, comme tout l’y autorise ? Le personnage affirme n’accorder « aucune importance aux titres de noblesse9 » mais le narrateur, lui, aime à le tenir en marge, de façon ironique en maintenant ce titre de baron, peut-être par allusion au baron de Thunder-Ten-Tronkh qui, après avoir vu la soldatesque Bulgare violer sa sœur, tuer père et mère, se trouve pris « en grande amitié » par un père jésuite10… Quant au nom « Charlus » lui-même, il est emprunté aux Mémoires de Saint-Simon : une aventure cocasse arrive à Madame de Charlus11… Proust peut ainsi donner à son personnage une coloration très ancienne, sérieuse, divertissante et grotesque. Un état civil, un portrait se constituent par additions successives, soumettant ce personnage à une vision, écartant donc un type pour atteindre une complexité supérieure.

Signes corporels et postures de la marginalité

8.
La marginalité du Baron s’exprime par tout un ensemble de signes physiques, une sémiologie du corps qui nous invite à construire l’image d’un être hors du commun, qui se distingue de la diversité extraordinaire des personnages de la Recherche par son aspect monstrueux :
  • 12 La Prisonnière, III, 204.
Au moment d’arriver chez Mme Verdurin, j’aperçus M. de Charlus naviguant vers nous de tout son corps énorme, traînant sans le vouloir à sa suite un de ses apaches ou mendigots que son passage fait maintenant infailliblement surgir mêmes des coins en apparence les plus déserts, et dont ce monstre puissant était, bien malgré lui, toujours escorté quoique à quelque distance, comme le requin par son pilote12.
  • 13 Swann, I, 163.
  • 14 Dans la première scène, Proust met d’ailleurs bien en lumière cette forme de théâtralisation qui pe (...)
9.
 Dans cette image extraordinaire qui exagère les traits du réel, Proust agit à la fois en romancier et en écrivain de théâtre. Charlus est un monstre qui peut agir au plus mal, dans la plus grande perversité, la plus grande cruauté, à partir du moment où il y a un public pour apprécier ses postures, écouter ses monstruosités verbales. Le monstre est mis en scène dans la tragédie, ici, un narrateur témoin rend compte du spectacle. Ainsi la scène de la découverte de l’inversion qui ouvre Sodome et Gomorrhe est annoncée par la scène de sadisme à Montjouvain13 et trouve un écho dans la scène de flagellation à l’hôtel de Jupien. La réalité d’un théâtre de cruauté s’impose de plus en plus aux yeux du narrateur et c’est ainsi que les traits et les attitudes de Charlus semblent de plus en plus exagérés au cours de la rédaction de la Recherche14.
  • 15 SG, 356.
10.
 Les yeux, le regard occupent donc une place centrale dans le roman proustien, la chose est bien compréhensible quand elle s’applique au baron de Charlus. Mais la marginalité se fait plus encore « entendre » : la voix et le rire de Charlus sont autant de signes distinctifs de la marginalité du personnage. Dans Sodome et Gomorrhe, la voix est caractérisée dans le fameux épisode de la fraisette, une occasion de révéler la nature profonde du personnage, elle « établit un rapport plus direct entre le signe révélateur et le secret15 » :
  • 16 Id.
Alors M. de Charlus, avec un sourire gracieux, sur un ton cristallin qu’il avait rarement et avec mille moues de la bouche et déhanchements de la taille, répondit : « Non, j’ai préféré la voisine, c’est de la fraisette, je crois, c’est délicieux. » il est singulier qu’un certain ordre d’actes secrets ait pour conséquence extérieure une manière de parler ou de gesticuler qui les révèle. (…) Mais en entendant M. de Charlus dire de cette voix aiguë et avec ce sourire et ces gestes de bras « Non, j’ai préféré sa voisine, la fraisette », on pouvait dire : « Tiens, il aime le sexe fort », avec la même certitude que celle qui permet de condamner, pour un juge un criminel qui n’a pas avoué16.
  • 17 SG, 332.
  • 18 Id.
11Le rire de Charlus, quant à lui, n’est pas marginal par son aspect extravagant mais par sa nature très particulière : un petit rire qui lui était spécial17 et qui ne se contente pas de marquer son ascendant noble, « rire qui lui venait de quelque grand-mère bavaroise ou lorraine (…) inchangé, depuis pas mal de siècles dans de vieilles petites cours de l’Europe18 ». Le rire du baron est unique, spécifique, indescriptible ; seule la prétérition permet d’en saisir les aspects :
  • 19 SG, 333.
Il y a des moments où pour peindre complètement quelqu’un il faudrait que l’imitation phonétique se joignît à la description, et celle du personnage que faisait M. de Charlus risque d’être incomplète par le manque de ce petit rire si fin, si léger, comme certaines suites de Bach ne sont jamais rendues exactement parce que les orchestres manquent de ces « petites trompettes » au son si particulier19.
12À cette voix, à ce rire s’associe parfois un langage vulgaire qui trahit le désir concupiscent. Dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, l’attitude de Charlus se fait de plus en plus étrange, le narrateur n’a pas encore complètement élucidé la nature du personnage :
  • 20 À l’ombre des jeunes filles en fleurs (AJJF), I, 761.
J’aurais voulu deviner quel était le secret que ne portaient pas en eux les autres hommes et qui m’avait déjà rendu si énigmatique le regard de M. de Charlus quand je l’avais vu le matin près du casino. Mais avec ce que je savais maintenant de sa parenté, je ne pouvais plus croire ni que ce fût celui d’un voleur, ni, d’après ce que j’entendais de sa conversation, que ce fût celui d’un fou20.
  • 21 Id., 762.
13Charlus masque son attirance pour les jeunes gens par des attitudes blessantes, froides, tout particulièrement à l’égard du narrateur. « Ce sont de petites canailles21 » dit-il à propos des jeunes gens qu’il considère trop efféminés. Le comble de la mauvaise foi est atteint dans Sodome et Gomorrhe alors que la « Patronne » veut retenir Morel :
  • 22 SG, 355.
« Il faut qu’il rentre se coucher, comme un enfant bien obéissant, bien sage » ajouta-t-il d’une voix complaisante, maniérée, insistante, comme s’il trouve quelque sadique volupté à employer cette chaste comparaison22.
14Selon les circonstances, Charlus dissimule ou exhibe sa féminité, sa voix n’est pas constante, trahissant de la sorte les variations de ses attitudes, elle se confond avec les situations ou trahit ses pensées :
  • 23 AJJF, I, 764.
Sa voix elle-même, pareille à certaines voix de contralto en qui on n’a pas assez cultivé le médium et dont le chant semble le duo alterné d’un jeune homme et d’une femme, se posait, au moment où il exprimait ces pensées si délicates, sur des notes hautes, prenait une douceur imprévue et semblait contenir des chœurs de fiancées, de sœurs qui répandaient leur tendresse23.
  • 24 SG, 358.
15À d’autres moments encore, Charlus cultive la distinction de la noblesse, par des gestes et des attitudes qui ne visent qu’à asseoir « ses maximes favorites sur le prestige de l’aristocratie et la lâcheté des bourgeois24 ».

La question de l’homosexualité

  • 25 SG, 359.
  • 26 Id., 297.
16.
La marginalité du Baron de Charlus est loin d’être le seul résultat de l’invention d’un personnage. La question de l’homosexualité doit évidemment accompagner toute approche, elle porte en elle une autre question en corollaire : la reconnaissance et l’exclusion. « M. de charlus, est-ce que vous en êtes25 ? « - Le baron sursaute à ce qu’il entend comme une « étrange question » celle-ci ne vise pas ses mœurs, mais c’est peut-être dans ces moments que se profile la folie du baron qui est de ne pouvoir inscrire et faire reconnaître en toute clarté son identité sexuelle : homme-femme, c’est un être maladivement jaloux. Dans la sphère de l’éros, il laisse pressentir un insondable mystère. Charlus est toujours en marge de sa propre identité, ce qui le pousse à une quête permanente de jouissance sadique quand elle n’obéit pas à des raisons obscures. Charlus est donc un être fragmenté qui ne peut s’en tenir à une limite définie du désir et de l’éros, sa marginalité sur ce point tient principalement au fait que son désir se trouve dans une instabilité permanente ; la perspective que Morel puisse prendre la virginité d’une jeune fille pure puis l’abandonner lui cause « un plaisir sensuel momentané26 ». Cette fiction entretenue avec Morel ne fait qu’attiser le plaisir sadique qui sommeille en lui, prêt à surgir à tout instant.
17.
 Cette oscillation permanente entre l’être et le paraître possède une origine et une signification dans l’ensemble de l’œuvre. Si Charlus apparaît aussi exceptionnel, aussi multiple et complexe, c’est qu’il porte en lui l’histoire intime du narrateur de la Recherche et, d’une certaine manière, celle de la marginalité de son auteur.
  • 27 Augustin Thierry, Histoire de la Conquête d’Angleterre, nouvelle édition, Paris, Garnier-Frères, 18 (...)
  • 28 Voir Correspondance, tome 1, p. 105.
18.
Les personnages proustiens expriment sans nul doute une époque mais Charlus nous livre un cas d’une étonnante densité. Pour mieux le comprendre, on peut se rappeler les lectures que fait le jeune Marcel Proust, celle d’Augustin Thierry27 par exemple. Dans la formation intellectuelle du jeune Marcel, il y a la fascination pour des noms aussi étranges que celui du Roi Hérald, de Rolf, du Roi Knut, pour les vainqueurs et les vaincus, les minorités écrasés, les massacres et les supplices, un imaginaire féodal semble rester présent dans la mémoire de l’auteur et tout particulièrement à travers les paroles et les actes du baron de Charlus. On ne peut s’empêcher non plus d’évoquer le sentiment d’immense solitude éprouvée par Marcel Proust adolescent, « accusé » de tendances pédérastiques et déplorant le fait d’être réduit à une seule image nécessairement réductrice28.
19La marginalité de Charlus, c’est pour beaucoup celle de l’inverti. Celle-ci, soulignée au début de Sodome et Gomorrhe, prend une place et une importance particulières. La longue dissertation qui ouvre le récit et qui n’est pas à proprement parler dans l’ordre du romanesque, éclaire rétrospectivement le premier versant de la Recherche et donne une tonalité nouvelle à ce qui va suivre. Ce long préliminaire sur l’inversion ne peut se lire sans avoir présente à l’esprit l’affaire Oscar Wilde, condamné à deux ans de travaux forcés puis exilé en France :
  • 29 SG, 17.
Sans honneur que précaire, sans liberté que provisoire jusqu’à la découverte du crime ; sans situation qu’instable, comme pour le poète la veille fêté dans tous les salons, applaudi dans tous les théâtres de Londres, chassé le lendemain de tous les garnis sans pouvoir trouver un oreiller où poser sa tête29.
  • 30 Id., 16.
20.
 L’inverti possède bel et bien un destin de marginal, inscrit en toutes lettres au début de Sodome et Gomorrhe ; dans ce passage, se trouve la phrase la plus longue de la Recherche elle souligne l’accablement, la fatalité qui caractérise l’inverti en général, mais aussi le baron de Charlus, lui qui appartient à cette « race sur qui pèse une malédiction et qui doit vivre dans le mensonge et le parjure, puisqu’elle sait pour punissable et honteux, pour inavouable, son désir30 ». En ce début de l’ouvrage, on voit que la marginalité de Charlus n’est pas seulement celle d’un personnage littéraire, il y a dans le début de Sodome et Gomorrhe quelque chose de tragique tant pour les aspirations propres du narrateur que pour le personnage lui-même.
21.
 Dans « Sainte-Beuve et Balzac », Proust ne faisait déjà que théoriser ce qu’il mettrait en pratique dans ses ouvrages à venir, l’œuvre pourra être d’un intérêt supérieur à la vie elle-même, ce qui légitime, d’une autre manière, la présence d’un être aussi marginal que Charlus :
  • 31 CSB, 273.
Oscar Wilde, à qui la vie devait hélas apprendre plus tard qu’il est de plus poignantes douleurs que celles que nous donnent les livres, disait dans sa première époque (…) : « Le plus grand chagrin de ma vie ? La mort de Lucien de Rubempré dans Splendeur et misères des courtisanes31. »
  • 32 Id., 274, nous soulignons.
22.
Le parallélisme de ces figures fictionnelles et non-fictionnelles est d’autant plus de mise que, commentant le passage du roman de Balzac où « les deux voyageurs passent devant les ruines du château de Rastignac (le narrateur) appelle cela la Tristesse d’Olympio de l’homosexualité32 ». Le terme est repris mot pour mot dans Sodome et Gomorrhe dans la bouche de Charlus. Il y a quelque chose d’Oscar Wilde dans l’admiration éprouvée par Charlus pour Balzac.
  • 33 SG, 437, c’est Charlus qui s’exprime en ces termes.
(…) C’est si beau, le moment où Carlos Herrera demande le nom du château devant lequel passe sa calèche : c’est Rastignac la demeure du jeune homme qu’il a aimé autrefois. Et l’abbé alors de tomber dans une rêverie que Swann appelait, ce qui était bien spirituel, la Tristesse d’Olympio de la pédérastie33
23.
Ce type de parallélisme ne doit pas nous surprendre au moment où Proust met au point son esthétique et commence son grand œuvre : il mêle des figures de la marginalité balzacienne à celles de son ouvrage. L’exagération marginale de l’auteur de la Recherche ; donc, la solitude de l’inverti n’est pas seulement celle d’un type particulier de personnage elle est en fait plus profonde et universelle. Le personnage en marge ne fait qu’exprimer hyperboliquement, dans la sphère de l’esthétique, des préoccupations intimes et qui touchent à l’universel.
  • 34 « Nous formions alors le rêve, presque le projet de vivre de plus en plus avec l’autre, dans un cer (...)
24.
Charlus représente aussi le rêve d’un cercle choisi qui correspond bien à une forme de relations amoureuses de la fin du siècle et du début du nouveau. On trouve de ces manifestations préraphaélites et Wildiennes dans le snobisme du Baron de Charlus34. Le jeune Marcel Proust focalise cet idéal d’élévation spirituelle et de cercle restreint sur la personne de Robert de Montesquiou, le temps de sa formation intellectuelle et sur le baron de Charlus quand il s’agit de créer une œuvre romanesque avec ses personnages.

Figure de l’aristocratie

  • 35 Les pas effacés, Mémoires, éd. Emile Paul, 1923.
  • 36 E. de Clermont-Tonnerre, Robert de Montesquiou et Marcel Proust, Flammarion, 1925.
25.
 Pour comprendre pourquoi la figure marginale du Baron est liée à l’aristocratie, il faut se rappeler que Montesquiou joue un rôle important dans la formation intellectuelle de Proust. Celui-ci conserve chez Charlus l’idée d’une illustre ascendance. Charlus tient donc quand même en partie de Montesquiou des Maréchaux de France et même d’Artagnan. Dans ses mémoires35, le Comte déclare n’aimer guère que ses parents, il estime devoir à son ascendance toutes ses qualités. Montesquiou fait apparaître une contradiction majeure que l’on retrouve chez Charlus : son amour pour les jeunes gens et une opposition aux goûts de son milieu social. On peut supposer que Proust a été profondément marqué par cette figure, incarnation même de l’excès. E. de Clermont-Tonnerre nous livre le témoignage d’un Montesquiou exécutant un numéro consistant à parler en s’accompagnant de gestes, la voix montant jusqu’à être stridente au plus haut degré, se livrant à d’interminables récits et à des mots d’esprit36 ; Proust fut très probablement frappé par le caractère singulier du Comte et reporta, de manière théâtralisé, dans le roman, la figure du grotesque en lui donnant une épaisseur particulière. Il n’est pas innocent que Charlus effectue sa véritable entrée romanesque, comme sur une scène de théâtre dans le parc des Guermantes, il n’est pas indifférent non plus que Charlus apparaisse dans ce milieu mondain en produisant un jacassement particulier :
  • 37 SG, 39.
On entendait, dominant toutes les conversations, l’intarissable jacassement de M. de Charlus, lequel causait avec Son Excellence le duc de Sidonia, dont il venait de faire la connaissance. De profession à profession, on se devine, et de vice à vice aussi37 ;
26.
 Le romancier exhibe véritablement la marginalité du baron, figure de la noblesse, figure de l’inversion, du dandysme poussé à un degré extrême. Ainsi, la présence marginale à l’intérieur du récit ne peut se faire sans scène et spectateurs. Le bruit que fait Charlus est semblable à celui que l’on entend dans les comédies de Molière où les personnages monologuent sans se comprendre :
  • 38 Id.
Cela avait réalisé ce bruit confus, produit dans les comédies de Molière par plusieurs personnes qui disent ensemble des choses différentes. Le baron, avec sa voix éclatante, était du reste certain d’avoir le dessus, de couvrir la voix faible de M. de Sidonia, sans décourager ce dernier pourtant38.
  • 39 Id., 40.
  • 40 Id., 64.
27.
Même au sein de l’aristocratie, Charlus n’éprouve aucune nécessité de signaler son appartenance au groupe. Inversement, lorsqu’il s’agit de présenter le narrateur aux Guermantes, il refuse le rôle d’initiateur qu’il doit pouvoir tenir aussi (« on n’entre dans ces salons-là que par moi39 »). Le narrateur demeure à ce moment, lui aussi, en marge, temporairement pour le moins. D’ailleurs sa marginalité est tout autre, en rien comparable à celle qui nous intéresse chez Charlus. Mais ce que l’on peut au moins noter à son sujet, c’est qu’il demeure à l’écart pour n’avoir pas suivi les codes de la voie hiérarchique. Peu importe, l’attente de la présentation aux Guermantes sera prétexte à bien des observations. L’inverti est sur la scène, « (il) se croit seul de sa sorte dans l’univers ; plus tard seulement, il se figure – autre exagération – que l’exception unique, c’est l’homme normal40 ».
28Sur la scène où se meut la galerie des personnages de la soirée de la Princesse de Guermantes, se pose en permanence la question du respect des codes et de la marginalité. Une tension, une circulation sous-jacente viennent souligner l’éclairage porté sur le baron de Charlus : laideur de Mme de Vaugouvert, irritation du Duc de Guermantes à l’égard du dreyfusisme de Swann sont autant d’éléments scéniques visant à mettre en perspective les scènes qui célèbrent la marginalité de Charlus. Dans cette fameuse soirée, il exerce sa verve insolente à l’égard de Mme de Saint-Euverte en feignant de ne pas la voir mais procédant de telle manière qu’elle n’en perde pas un mot :
  • 41 Id., 99.
Croyez-vous que cet impertinent jeune homme, dit-il en me désignant à Mme de Surgis, vient me demander, sans le moindre souci qu’on doit avoir de cacher ces sortes de besoin, si j’allais chez Mme de Saint-Euverte, c’est-à-dire, je pense, si j’avais la colique. Je tâcherais en tout cas de m’en soulager dans un endroit plus confortable que chez une personne qui, si j’ai bonne mémoire, célébrait son centenaire quand je commençais à aller dans le monde, c’est-à-dire par chez elle41.
29.
Mme de Saint-Euverte peut enfin franchir l’accès dont Charlus barrait la voie, s’excuse auprès du baron, s’agenouille devant son maître…

L’esthétique sur la scène théâtrale

30.
 Tout passe par le verbe ; la parole de Charlus est une véritable « performance », un être pour qui dire c’est faire. En témoignent ses diverses métamorphoses de personnage de théâtre : un matamore, dans Sodome et Gomorrhe, lorsqu’il invente un duel pour venger l’honneur de Morel ; cette situation est en-soi suffisamment digne d’une comédie mais la dimension marginale apparaît encore dans son exubérance parce qu’elle est jouée dans des variations multiples dans une gesticulation héroïco-comique :
  • 42 Id., 456-457.
« J’entends châtier même après notre brouille ceux qui ont lâchement essayé de vous faire du tort » (…) Et dans un mouvement d’orgueil presque fou, il s’écria en levant les bras : « Tantus ab uno splendor ! Condescendre n’est pas descendre, ajouta-t-il avec plus de calme, après ce délire de fierté et de joie. » (…) « Je crois que ce sera bien beau, nous dit-il sincèrement, en psalmodiant chaque terme. Voir Sarah Bernard dans L’Aiglon, qu’est-ce que c’est ? du caca. Mounet-Sully dans Œdipe ? caca » (…) « mais qu’est-ce-que c’est à côté de cette chose inouïe, voire batailler le propre descendant du Connétable ? » Et à cette seule pensée, M. de Charlus ne se tenant pas de joie, se mit à faire des contre-de-quarte qui rappelaient Molière42.
31.
 Charlus peut encore devenir Scapin, dans l’Hôtel des Guermantes, lorsqu’il se fait présenter les deux flics de Mme de Surgis, feignant d’ignorer qui ils sont :
  • 43 Id., 95.
« Comme ces deux jeunes gens ont un air étrange ! (…) ce doivent être deux orientaux, ils ont certains traits caractéristiques, ce sont peut-être des Turcs (…) » Peut-être aussi M. de Charlus, de qui l’insolence était un don de nature qu’il avait joie à exercer, profitait-il de la minute pendant laquelle il était censé ignorer qui étaient ces deux jeunes gens pour se divertir aux dépens de Mme de Surgis, et se livrer à ses railleries coutumières, comme Scapin met à profit le déguisement de son maître pour lui administrer des volées de coups de bâton43.
  • 44 Id., 395.
  • 45 Id., 465.
32.
 Au début de cette même soirée, il est assimilé à Orgon et tout au long de Sodome et Gomorrhe, il semble tenir le premier rôle d’une comédie ; il dîne au Grand Hôtel avec in valet de pied que les autres domestiques reconnaissent et il se trouve pris dans un jeu de scène. Dans ses promenades en automobile avec Morel, « M. de Charlus pass(e) pour un vieux domestique ruiné et Morel qui (a) mission de payer les notes, pour un gentilhomme trop bon44 » : inversement très marivaudien des maîtres et valets. Le comble de la situation du personnage de comédie semble être atteint lors de l’épisode de la maison de prostitution de Maineville où Charlus espionne Morel dans un « endroit plus bruyant que la Bourse ou l’Hôtel des Ventes45 ».
33.
Quelle est le sens de cette exhibition, de cette situation marginale ?
34.
 La vision que le baron porte sur le monde ne va sûrement pas à l’encontre du fait que l’accomplissement humain est dans l’œuvre d’art. Conscient que Montesquiou n’est pas parvenu véritablement à faire de sa vie une œuvre d’art, Proust fait de Charlus un être confronté aux mêmes impossibilités, qui demeure un personnage de roman et qui se trouve soumis à des règles de composition esthétique.

Une marginalité esthétique

  • 46 Après la découverte de l’attitude grotesque de Charlus avec le giletier, vient la fameuse chambre 4 (...)
  • 47 SG, 468.
35.
 Après la prodigieuse apparition mise en scène du baron, la Recherche est ponctuée d’actes scandaleux dont le narrateur est le témoin46. Entre ces deux épisodes phares du sadisme, se trouvent une quantité d’autres scènes qui soulignent la nature hystérique des relations que Charlus entretient avec Morel ; la connaissance que nous avons du personnage va alors de plus en plus vers l’étrange. Charlus semble mettre un point d’honneur à échapper à l’humaine condition pour ne retenir de l’éros que le grotesque et pour donner de lui-même une image sadique ou effrayante, il est donc bien au-delà d’un simple personnage de comédie. Il effraie, il paralyse Morel : « le baron sembl(e) immobiliser sur Morel un regard étrange et fixe47 ».
  • 48 « Par-là les invertis, qui se rattachent volontiers à l’antique Orient ou à l’âge d’or de la Grèce, (...)
36.
Tout change décidément dans Sodome et Gomorrhe, cette œuvre qui nous renvoie à l’épreuve et à la hantise, dans cette descente aux enfers du milieu aristocratique et mondain. Sodome et Gomorrhe est le roman de la marginalité : plus que le roman de l’inversion, le livre nous dit une autre face de la réalité. Avec la marginalité de Charlus, c’est aussi le regard de celui qui observe qui se trouve modifié. Il faut bien un être aussi singulier pour offrir un regard multiple et complexe sur le monde. Si l’inversion peut tenir à un hermaphrodisme initial, elle serait un moyen choisi par une nature aveugle pour réguler la propagation de l’espèce48. On peut ajouter une interrogation plus en marge et plus personnelle à Proust, perceptible chez Charlus : si l’identité sexuelle ne tient pas , l’origine ne tient pas non plus, comment admettre ce que l’on refuse au fond de soi d’admettre ? À la fin de Sodome et Gomorrhe, le narrateur ne laisse pas de dérouter le lecteur et de mettre en doute les quelques repères construits au cours de la lecture. Le roman nous montre bien un Charlus, être changeant, qui possède de multiples facettes, et comme insaisissable :
On aurait cru voir s’avancer Mme de Marsantes, tant ressortait à ce moment la femme qu’une erreur de la nature avait mise dans le corps de M. de Charlus. Certes cette erreur, le baron avait durement peiné pour la dissimuler et prendre une apparence masculine. Mais à peine y était-il parvenu que, ayant pendant le même temps gardé les mêmes goûts, cette habitude de sentir en femme lui donnait une nouvelle apparence féminine.
  • 49 Songeons encore à cet épisode qui rappelle que Charlus, pendant la cérémonie funèbre de son épouse (...)
  • 50 Je comprenais maintenant pourquoi tout à l’heure, quand je l’avais vu sortir de chez Mme de Villepa (...)
37.
Cette capacité à se métamorphoser et à être capable des pires perversions comme des revirements les plus surprenants nous rappelle Docteur Jekyll et Mr. Hide de Stevenson, traduit en France en 1890. Le personnage du roman de Steenson, comme Charlus, est habité d’une double temporalité. De même que pour le narrateur de Sodome et Gomorrhe, deux temporalités se superposent offrant deux aspects totalement opposés du monde, aux « intermittences du cœur » correspondent des intermittences sadiques sur fond de quête incompréhensible (songeons à Albertine dont la nature gomorrhéenne apparaît de plus en plus établie49. La marginalité de Charlus a donc pour fondement une crise de l’identité sexuelle, il apparaît, par intermittence que Charlus est une femme50, c’est un élément majeur de sa marginalité : il se trouve condamné à vivre en marge de sa propre apparence, à chercher sans cesse d’autres êtres qui, eux aussi doivent donner le change et vivre dans des situations équivoques. Autour de cette figure extrême du marginal, toute une société vit une situation d’exclusion plus ou moins affirmée. C’est le cas de Mme de Vaugoubert, épouse d’inverti à l’allure hommasse, comme il se doit. Mais cette marginalité qui apparaît de façon constante dans la Recherche nous renvoie toujours à la sphère de l’éros. La Recherche est un roman à lire du point de vue des sentiments, des émotions, d’un cœur en souffrance, dans l’intimité de la chambre retrouvée à Balbec et le souvenir cruel de la mort de la grand-mère. De tels moments qui font ressurgir le moi profond sont inséparables de la figure marginale de Charlus qui apparaît alors comme l’envers de ce moi – sans être pour autant son envers absolu.

Marginalité et reconnaissance

  • 51 Aristote, Poétique, 1454 b. Edition de M. Magnien, Livre de Poche.
38.
 La marginalité romanesque et sociale de Charlus nous renvoie inéluctablement au jeu de l’exclusion et de la reconnaissance (il faut « en être »). Cette notion est évidemment très importante dans le domaine de la création littéraire. Dès la Poétique d’Aristote, on trouve un examen de formes de la reconnaissance : celle qui s’effectue par signes distinctifs (« la plus étrangère à l’art poétique51 »), reconnaissances imaginées par le poète, celle amenée par le souvenir ou encore reconnaissance issue d’une déduction. Le chapitre de La Poétique consacré à la reconnaissance se termine ainsi :
  • 52 Id., 1455 a.
De toutes les reconnaissances, la meilleure est celle qui résulte des actes accomplis eux-mêmes car l’effet de surprise selon les lois de la vraisemblance52
  • 53 Id., 1452 b.
39.
Or la Recherche et principalement Sodome et Gomorrhe, se déroule bien selon le modèle aristotélicien des actions complexes. La marginalité de Charlus apparaît alors nécessaire à l’élaboration du récit, elle nous permet de mieux comprendre pourquoi ces facettes de Charlus nous sont ainsi offertes, par découvertes, par effets de surprise. « La reconnaissance(…) est le retournement qui conduit de l’ignorance à la connaissance53 nous dit encore Aristote ; le personnage grotesque mais aussi complexe de Charlus est fabriqué selon ces lois de la connaissance et du dévoilement – ce qui nous renvoie à une toute autre dimension de la marginalité : celle de Charlus est inséparable d’un récit qui mise sur les coups de théâtre et les révélations.
40.
 On observera encore que les modèles servant à étayer les affirmations d’Aristote sont principalement Œdipe et Ulysse, noms de héros qui figurent eux-mêmes dans Sodome et Gomorrhe. Ainsi, quand il s’agit de qualifier le regard de Charlus :
  • 54 SG, 87. Il s’agit de la figure du jeune Marquis de Surgis qui absorbe ainsi le regard de Charlus.
Les yeux lui sortaient de la tête(…) on eût pu croire que le baron cherchait à découvrir l’énigme du Sphinx, si ce n’avait pas été plutôt celle d’un jeune et vivant Œdipe, assis précisément dans ce fauteuil54.
  • 55 SG, 15.
41.
 Proust établit d’ailleurs ce rapprochement après le choc de la révélation de l’inversion de Charlus, au début de Sodome et Gomorrhe : « Ulysse lui-même ne reconnaissait pas d’abord Athéné55. » Il n’est pas indifférent de rappeler qu’Ulysse et Œdipe sont des héros marginaux, mis en marge par les dieux et, par conséquent voués à un destin extraordinaire, ici dans le cadre de l’épopée, là dans la tragédie. Le lecteur de Sodome et Gomorrhe ne peut pas se sentir étranger à ces figures constitutives de notre culture. Il reconnaît cette dimension du héros nécessairement marginal.
42.
 Les figures picaresques, rocambolesques et théâtrales de Charlus se fondent pour constituer un être extraordinaire et marginal. Certes, apparaissait d’abord, en la personne de Charlus, la figure de l’inverti, être en marge de son temps, caractérisé par le déséquilibre et la mégalomanie, conforme, en cela, au discours médical de l’époque. Mais au-delà des attitudes et du langage de Charlus, la dimension pathologique du personnage, son orgueil, son délire nous placent face aux stéréotypes du début du siècle ; un en particulier nous intéresse ici pour conclure : la connexion de l’homosexuel et du créateur : en être, c’est être du côté de l’art. La figure de Charlus incarne l’idolâtrie de l’art.
43.
 Marginal, il le demeure jusqu’au bout dans sa dimension romanesque : c’est un héros qui va vers la déchéance et qui paiera sa démesure mondaine. Le personnage marginal est ici plus qu’une simple personne. Il est à la fois dans le monde réel et à l’écart. Le souci de Proust était bel et bien de ne pas se contenter de décrire une réalité sociale mais aussi une dimension intérieure, de livrer une vérité psychologique. Proust va donc au-delà du portrait de l’inverti.
44.
 L’examen de la figure marginale de Charlus nous a renvoyés à des questions de construction romanesque et l’une des leçons les plus importantes que nous puissions ici tirer est que la marginalité offre toujours la possibilité de recevoir un éclairage nouveau sur une face restée obscure ; en cela, le roman proustien poursuit la tache commencée par Sophocle et Homère.

Notes

1 Nous utilisons : L’édition de À la recherche du temps perdu de Marcel Proust publiée chez Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1954, annotée par Pierre Clarac et André Férré, trois volumes ; T1, T2, T3, que nous simplifions sous la forme I, II, III. Contre Sainte-Beuve, précédée de Pastiches et mélanges, et suivi de Essais et articles, éd. De P. Clarac et A. Férré, Bibl. de la Pléiade, 1971. (CSB). Les Plaisirs et les Jours, Livre de poche, éd. de 1971. (CPJ) Pour le cas particulier de Sodome et Gomorrhe, (SG), nous utilisons l’édition établie et annotée par Antoine Compagnon, Paris, Gallimard, Folio classique, 2000.
2 SG, p. 16-17
3 SG, 450.
4 Id., 451.
5 Du côté de chez Swann, I, 141.
6 Id.
7 Swann, I, 34.
8 SG, 333.
9 Id.
10 Voltaire, Candide, Ch. XV.
11 Saint-Simon, Mémoires, textes choisis par Y. Coirault, T.1, éd. Folio-classique-Gallimard, pp. 422-423
12 La Prisonnière, III, 204.
13 Swann, I, 163.
14 Dans la première scène, Proust met d’ailleurs bien en lumière cette forme de théâtralisation qui permet de comprendre les excès de ses personnages : « c’est à la lumière de la rampe des théâtres du boulevard plutôt que sous la lampe d’une maison de campagne véritable qu’on peut voir une fille faire cracher une amie sur le portrait d’un père qui n’a vécu que pour elle ; et il n’y a guère que le sadisme qui donne un fondement dans la vie à l’esthétique du mélodrame ». (Swann, I, 163)
15 SG, 356.
16 Id.
17 SG, 332.
18 Id.
19 SG, 333.
20 À l’ombre des jeunes filles en fleurs (AJJF), I, 761.
21 Id., 762.
22 SG, 355.
23 AJJF, I, 764.
24 SG, 358.
25 SG, 359.
26 Id., 297.
27 Augustin Thierry, Histoire de la Conquête d’Angleterre, nouvelle édition, Paris, Garnier-Frères, 1872.
28 Voir Correspondance, tome 1, p. 105.
29 SG, 17.
30 Id., 16.
31 CSB, 273.
32 Id., 274, nous soulignons.
33 SG, 437, c’est Charlus qui s’exprime en ces termes.
34 « Nous formions alors le rêve, presque le projet de vivre de plus en plus avec l’autre, dans un cercle de femmes et d’hommes magnanimes et choisis, assez loin de la bêtise, du vice et de la méchanceté pour nous sentir à l’abri de leurs flèches vulgaires », « A mon ami Willie Heath in Les Plaisirs et les jours, éd. Livre de poche, p. 11.
35 Les pas effacés, Mémoires, éd. Emile Paul, 1923.
36 E. de Clermont-Tonnerre, Robert de Montesquiou et Marcel Proust, Flammarion, 1925.
37 SG, 39.
38 Id.
39 Id., 40.
40 Id., 64.
41 Id., 99.
42 Id., 456-457.
43 Id., 95.
44 Id., 395.
45 Id., 465.
46 Après la découverte de l’attitude grotesque de Charlus avec le giletier, vient la fameuse chambre 43 de l’hôtel de passes de Jupien : « je vis, déjà tout en sang, et couvert d’ecchymoses qui prouvaient que le supplice n’avait pas lieu pour la première fois, je vis devant moi M. De Charlus ». (TR, III, 815)
47 SG, 468.
48 « Par-là les invertis, qui se rattachent volontiers à l’antique Orient ou à l’âge d’or de la Grèce, remonteraient plus haut encore, à ces époques d’essai où n’existaient ni les fleurs dioïques ni les animaux unisexués, à cet hermaphrodisme initial dont quelques rudiments d’organes mâles dans l’anatomie de la femme et d’organes femelles dans l’anatomie de l’homme semblent conserver la trace. » (SG, 31)
49 Songeons encore à cet épisode qui rappelle que Charlus, pendant la cérémonie funèbre de son épouse « eut l’ignominie de laisser entendre que (…) il avait trouvé le moyen de demander son nom et son adresse à l’enfant de chœur. (SG, 344)
50 Je comprenais maintenant pourquoi tout à l’heure, quand je l’avais vu sortir de chez Mme de Villeparisis, j’avais pu trouver que M. de Charlus avait l’air d’une femme : c’en était une ! (SG, 16)

51 Aristote, Poétique, 1454 b. Edition de M. Magnien, Livre de Poche.
52 Id., 1455 a.
53 Id., 1452 b.
54 SG, 87. Il s’agit de la figure du jeune Marquis de Surgis qui absorbe ainsi le regard de Charlus.
55 SG, 15.

Hervé Menou



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