Jean Eustache & Jean-Michel Barjol - Le cochon (1970)

La mort du cochon n’est pas un souvenir d’enfance de Jean Eustache, mais de Jean-Michel Barjol (Au temps des châtaignes, La Peau dure), qui durant son enfance ardéchoise assista à maintes reprises à la mise à mort de l’animal à des fins bouchères. Il prévoit déjà d’enregistrer l’évènement (à Auzon, où il a filmé les Jurassiens du Temps des châtaignes) quand il rencontre au petit matin à Paris un Eustache éméché rentrant de fête. Lui expliquant le projet sur lequel il part, Eustache se propose de le rejoindre « pour voir »… en compagnie d’une équipe technique toute constituée quand il arrive. Barjol et lui vont, chacun de leur côté, filmer la journée de l’abattage, captant des évènements simultanés, pour, au moment du montage (effectué par chacun concernant son propre matériau), en tirer une matière filmique commune. Un projet d’ambition ethnographique devient ainsi un véritable dispositif expérimental, où deux cinéastes bénéficient grâce à une équipe « adverse » et un budget de plus que le leur seul, du confort de regarder « en même temps » où ils ne sauraient pas être. Comme souvent dans les collaborations (le cas Les Hommes le dimanche fait jurisprudence), chacun tirera ensuite la couverture à son avantage. Difficile dans les faits de se prononcer sur « qui » a filmé « quoi » de la mise à mort à la préparation de la viande en passant par les diverses étapes de convivialité. Barjol sera un peu affligé, peu après la mort d’Eustache, d’apprendre qu’il s’était inélégamment attribué l’entière paternité dudit document auprès du registre public. Au petit matin, après le chant du coq, des hommes prennent le café et le petit-déjeuner, maugréent un peu, vite ils se lèvent, sortent dans la cour. On amène non sans quelques difficultés un porc (filmé avant les personnages, dans sa fange au préalable), duquel on s’approche lame en main, alors que celui-ci résiste de toutes ses dernières forces à un plaquage au sol. Le groin enserré, la bête crie, se convulse de spasmes, agonise alors qu’on la vide de son sang par l’artère de la nuque. Son cadavre réchauffe l’air de ses boyaux et entrailles éventrées. Ce qui est en train de se jouer, sans sensationnalisme aucun, c’est l’acte de barbarie qui préside à la civilisation (rien de plus méticuleux, organisé que le métier de boucherie). Ni Barjol, ni Eustache, n’ont aucun commentaire à dispenser sur ce qu’ils filment (ils ne sont pas végétariens et le dégoût que peut provoquer à un œil non-averti l’abattage d’un animal reste, de toute façon, une raison pour le moins faible de défendre le végétarisme). De même que le Franju du Sang des bêtes, Eustache ne milite que pour la conscience, l’attention à une chaîne de production duquel émerge la consommation, cette trame de gestes, occultes à un regard aliéné (on sait avec quelle opiniâtreté les abattoirs industriels rechignent à la transparence), sur laquelle repose la magie du social - couronnement de la Rosière ou mise en boîte des victuailles. « Le cochon meurt au bout de cinq minutes… comme dans un film d’Hitchcock. » (Eustache) Entamé par la partie la plus éprouvante (la lutte de cinq hommes contre un animal paniqué, condamné à être en un quart d’heure dépecé en entier), le document se poursuit par le filmage en parallèle des étapes préparatoires. Côté cour : déplacement du cochon sur une branche portée à bout de bras (étrange procession païenne), élagage de la peau, division méthodique du « meilleur » et de l’immangeable (mais, c’est bien visible, presque tout est bon dans le cochon). Aux portes du village : débarrassage des déchets. Dans la maison d’en face : réception par le boucher en chef, figure d’autorité des lieux. A l’étage : extraction des abats, disposition de la viande, ébouillantage, verres d’alcool apportés au bons travailleurs. Alors que ceux-ci étaient au cours de la capture réduits à l’inaudibilité (on les regarde plus qu’on les écoute), la caméra porte alors son attention sur chacun d’eux, invités à expliquer leur rôle dans le processus. Refus évident de la déshumanisation, du filmage à l’identification amoindrie qu’aurait appelé une ambition de dénonciation. La mort du cochon est, aussi, une journée sacrée du calendrier fermier (1) où la communauté resserre ses liens autour d’une pratique ancestrale, hautement ritualisée. La nuit tombe sur le village, sa vieille femme, ses hommes en béret, sa petite fille rassasiée. Quelle prescience ont, en 1970, Eustache et Barjol de filmer un monde qui meurt, condamné à terme par l’exode rural des fils ? Le cochon, on aura appris à le tuer « proprement », c’est-à-dire à l’abri des regards. Reste ce document essentiel qui, plus que bien des tracts et pensums, œuvre à nous interroger sur notre consentement. Le Cochon compte parmi les chefs-d’œuvre d’un cinéaste qui n’aura jamais prétendu à plus que cela : être là – « pour voir ». (1) Raison de fascination, mais, mêmement, de méfiance : « la musique pop est devenue sacrée et je n’aime que ce qui est populaire », préviendra Alexandre dans La Maman et la Putain.

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