Harun Farocki . Images du monde et inscription de la guerre / En sursis





On pourrait dire que Harun Farocki n’a globalement qu’un objet et sujet : l’image. Son œuvre filmique ne peut être séparée de son travail théorique passant par la critique – au sein de la revue Filmkritik – et l’enseignement, en Allemagne et aux États-Unis. Images du monde et inscription de la guerre et En sursis s’inscrivent dans ce mouvement, il s’agit d’une pédagogie – dans le sens d’un accompagnement, non d’un enseignement – et d’une critique de l’image. Comme Andreï Ujica (avec lequel il a coréalisé Videogramme einer Revolution en 1992), Harun Farocki est un des tenants d’un cinéma du montage et travaille essentiellement à partir d’archives, d’images déjà là. Ainsi En sursis est-il constitué des rushes muets d’un film tourné au camp de transit de Westerbork aux Pays-Bas par Breslauer, un prisonnier juif, à la demande du commandant SS de ce camp. Si Images du monde et inscription de la guerre est centré sur la photographie aérienne d’Auschwitz prise le 4 avril 1944 par un avion américain espion, les statuts d’images abondent – certaines sans doute filmées par Farocki lui-même : d’autres photographies, gravures, dessins (ceux d’Alfred Kantor, ci-dessous), écrans de contrôles et de simulateurs de vol, extraits de films institutionnels...

dessin alfred kantor

Au-delà de leur évidente dissemblance, Images du monde et inscription de la guerre et En sursis forment indéniablement un diptyque, pas seulement thématique. L’un et l’autre portent sur l’entreprise d’extermination de la Seconde Guerre mondiale et questionnent ce presque angle mort de la représentation. On sait que ce sujet donne lieu à un clivage fondamental entre les tenants de « l’usage » des rares images et leurs farouches adversaires, parmi lesquels Claude Lanzmann, via des épigones tels que Gérard Wajcman et Élisabeth Pagnoux, voyant dans cette démarche une forme d’iconolâtrie confinant au refoulement négationniste, au prétexte que la shoah se situe au-delà du seuil du représentable et de l’imaginable. Une violente controverse avait agité ces deux positions inconciliables à la suite de la publication du catalogue de l’exposition Mémoires des camps. Photographies des camps de concentration et d’extermination nazis 1933-1999 [1], où Georges Didi-Huberman établissait une analyse phénoménologique des quatre photographies prises depuis l’intérieur de la chambre à gaz d’Auschwitz II par un membre du Sonderkommando [2] avec un appareil de fortune, dans l’optique de faire sortir ces clichés par le biais de la résistance polonaise. Suite aux turbulences nées de la réception de cet article, le philosophe est revenu sur ce sujet avec un ouvrage fondamental et passionnant sur la question, Images malgré tout (2003). L’un de ces « quatre bouts de pellicule arrachés de l’enfer » [3] figure dans Image du monde et inscription de la guerre, la position d’Harun Farocki sur cette question ne fait donc aucun mystère. Signalons d’ailleurs que ces deux films encadrent chronologiquement cette polémique puisque Images du monde et inscription de la guerre fut réalisé en 1988, et En sursis en 2007. Ainsi, il est fort logique que Georges Didi-Huberman se soit lancé dans un essai autour de la filmographie et des installations du cinéaste [4].
À de nombreux égards, Harun Farocki procède face à l’image selon une approche phénoménologique. Notamment en tant qu’apparition et exploration de celle-ci, où le voir peut conduire au savoir, l’intuition sensible devant l’image pouvant amener une formulation de l’expérience du faire – les conditions de leur fabrication – et du sens qu’elle recèle. Ces deux films constituent ainsi la réunion des conditions d’un possible savoir voir qui passe par un retour sur des images, en leur faisant « subir » l’expérience du temps et du regard. En 1944, les équipes chargées de l’interprétation des clichés aériens du site d’Auschwitz n’ont trouvé que le site industriel de IG Farben (Monowitz-Buna, Auschwitz III) : on ne peut pas voir ce que l’on ne cherche pas. Le camp de concentration (Auschwitz I) et d’extermination (Auschwitz II) ont échappé à l’examen des photographies, puisque les interprétations et recherches se fondaient sur des objectifs industriels. Peu avant la fin de la guerre, deux détenus se sont évadés pour dire l’extermination, or Farocki, avec un art magistral du montage et de l’auscultation des images, formule l’idée que ce dit était visible sur les clichés aériens, loin de l’idée que ce dit seraitderrière l’image, il s’avère dans celle-ci, à condition de savoir voir.
Farocki s’attache à saisir l’image et le regard non comme une épiphanie, mais comme un flux et une fabrication. L’émission d’une image ne peut être séparée de sa réception, ce que semble suggérer les plans inauguraux d’un canal expérimental où des vagues sont virtuellement formées et terminent leur parcours sur une plage plus qu’artificielle.

canal artificiel

La construction éclatée d’Images du monde semble déambuler parmi des chemins de traverse voire des impasses, convoquant aussi bien la naissance du regard « moderne » initié lors de la Renaissance que la constitution progressive du point de vue aérien, ou la virtualisation à la fin du XXe siècle. Dans ce temps assez long, la Seconde Guerre mondiale s’avère un âge – photo/cinématographique – intermédiaire entre la traduction de l’image en valeur numérique (mise en place de la perspective mathématique) et la traduction en image de valeurs numériques (informatique). À la moitié du XXe siècle, l’image semble répondre à trois fonctions : identifier, conserver, détruire ; le commentaire mettant fort bien en valeur que l’acte photographique cohabite alors avec le fait de bombarder.

photo-bombe

Cet éclatement gravite autour des clichés aériens à la manière de cercles concentriques qui finissent par converger et se resserrer sur eux, tout en étendant la réflexion à l’après. Farocki anticipe en effet avec une impressionnante acuité les problématiques actuelles d’une civilisation panoptique potentiellement opérationnelle. Dans laquelle il y a plus d’images que de regards, et surtout où les conditions d’un savoir voir – ou encore d’un voir possible – seraient rendues impossibles, terrain fertile pour un effacement de la donnée humaine, non comme une réplique de l’entreprise d’extermination, plutôt comme un inquiétant écho, sous une forme forcément différente. Et Georges Didi-Huberman de poser cette question dans son essai sur Farocki : « pourquoi, en quoi et comment la production des images participe-t-elle si souvent de ladestruction des êtres humains ? » [5Images du monde fonctionne comme un vaste réseau dialectique entre texte et image, mais également entre les images, par la mise en dialogue de documents visuels déficients, et même obéissants. Il en est ainsi des clichés de L’Album d’Auschwitz (ci-dessous) [6] que Farocki utilise à plusieurs reprises, sorte de pendant au sol du point de vue aérien.

Chacune de ces images seules n’ont que peu de valeur, mais incorporées dans le fonctionnement réticulaire du film, elles produisent des échos, alimentent ce réseau, produisent une imagination potentiellement porteuse d’une connaissance supplémentaire. D’une provenance pourtant tout à fait différente, les dessins d’Alfred Kantor répondent, d’une certaine façon, à la même « utilité ».

Ce que l’on voit du camp de Westerbork dans En sursis s’avère pour le moins perturbant. Les rushes de Breslauer ne documentent pas l’horreur concentrationnaire, au contraire. Le commandant Gemmeker (ci-dessus, le cerclage rouge est incorporé par Farocki dans le film) entend faire de cette infrastructure de transit un modèle, la dotant même d’un logo à la manière d’une entreprise labellisée. On y part pour le pire, Auschwitz ou Theresienstadt, on s’y divertit – sport (ci-dessous) et théâtre –, on y travaille.

Le segment consacré à la culture des terres renvoie à la singulière impression d’être en présence de captations au sein d’un kolkhoze ou d’une préfiguration d’un kibboutz. En ce sens, l’instance de filmage s’avère ici plus complexe que celle du film réalisé à Theresienstadt (Le Führer donne une ville aux Juifs) par Kurt Gerron, sous une contrainte totale et avec un cahier des charges très précis. On peut ici considérer que Breslauer, cinéaste amateur (photographe de son état), jouit d’une certaine latitude, on perçoit notamment qu’il domestique et expérimente l’appareil, utilisant même le ralenti pour rendre compte du travail au sein du camp. Dans de telles conditions se pose évidemment la question de « qui fait le film », et le point de vue du filmeur se dilue ici dans d’autres : dans l’autorité du commandant-commanditaire forcément, mais aussi, de façon moins évidente, dans les formes de revendications des filmés adressant gestes et regards bouleversants à la caméra.
Breslauer et son film se situent donc à la rencontre de ces points de vue pour le moins divergents, ce qui induit une grande polysémie des images. Mais surtout, le montage et les intertitres créent d’autres images – le film reste muet, ce qui conduit à une expérience particulière dans la façon dont on est mis en présence de ces rushes. Premièrement avec les mêmes images, mais vues une seconde fois ou agencées différemment, ce ne sont plus les mêmes. Sans que ce soit marqué de façon évidente et systématique, En sursis contient un second mouvement, celui, après la première vision, d’une déconstruction – opérant notamment par recadrage ou arrêt sur images –, où il y a davantage à voir. Ce que formule Georges Didi-Huberman : « Il lui [Farocki] suffit de montrer les choses et de les monter, souvent de les remontrer avec toujours plus de précision, pour que l’injustice crie toute seule, objectivement, dans la crudité ou cruauté de ses dispositifs, fussent-ils camouflés par des sourires d’apparences ou des apparences de rationnalité. » [7] Comme si elle étaient disposées sur le ruban de Moebius, ces images se sont imperceptiblement retournées, devenues autres, la terreur ensevelit la première impression de normalité. D’une façon complémentaire, sans mettre le regard en présence d’un réseau d’images comme dans Images du monde, Farocki en créée pourtant un. Celui-ci peut être considéré, parfois appuyé par les cartons, comme un imaginaire – du hors-champ et des représentations – qui se déploie, et donne à savoir voir.
Arnaud Hée

Notes

[1] Sous la direction de Clément Chéroux, Paris, Marval, 2001.
[2] « Commando spécial », il s’agissait de détenus des camps affectés au processus d’extermination, notamment au transport des corps de la chambre à gaz au crematorium. Ils se voyaient ainsi accorder un sursis.
[3] Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Les Éditions de Minuit, 2003, p 11.
[4] « Ouvrir les temps, armer les yeux : montage, histoire, restitution », in Remontages du temps subi, l’oeil de l’histoire, 2, Les Éditions de Minuit, 2010.
[5Ibid, p 84.
[6] Album réunissant des clichés réalisés par des officiers SS lors de l’arrivée de convois à Auschwitz II, il fut retrouvé au domicile d’une survivante à sa mort.
[7Remontage du temps subi, p 123.

On pourrait dire que Harun Farocki n’a globalement qu’un objet et sujet : l’image. Son œuvre filmique ne peut être séparée de son travail théorique passant par la critique – au sein de la revue Filmkritik – et l’enseignement, en Allemagne et aux États-Unis. Images du monde et inscription de la guerre et En sursis s’inscrivent dans ce mouvement, il s’agit d’une pédagogie – dans le sens d’un accompagnement, non d’un enseignement – et d’une critique de l’image. Comme Andreï Ujica (avec lequel il a coréalisé Videogramme einer Revolution en 1992), dont on a beaucoup parlé dans nos colonnes ce printemps, Harun Farocki est un des tenants d’un cinéma du montage et travaille essentiellement à partir d’archives, d’images déjà là. Ainsi En sursis est-il constitué des rushes muets d’un film tourné au camp de transit de Westerbork aux Pays-Bas par Breslauer, un prisonnier juif, à la demande du commandant SS de ce camp. Si Images du monde et inscription de la guerre est centré sur la photographie aérienne d’Auschwitz prise le 4 avril 1944 par un avion américain espion, les statuts d’images abondent – certaines sans doute filmées par Farocki lui-même : d’autres photographies, gravures, dessins (ceux d’Alfred Kantor, ci-dessous), écrans de contrôles et de simulateurs de vol, extraits de films institutionnels...

dessin alfred kantor

Au-delà de leur évidente dissemblance, Images du monde et inscription de la guerre et En sursis forment indéniablement un diptyque, pas seulement thématique. L’un et l’autre portent sur l’entreprise d’extermination de la Seconde Guerre mondiale et questionnent ce presque angle mort de la représentation. On sait que ce sujet donne lieu à un clivage fondamental entre les tenants de « l’usage » des rares images et leurs farouches adversaires, parmi lesquels Claude Lanzmann, via des épigones tels que Gérard Wajcman et Élisabeth Pagnoux, voyant dans cette démarche une forme d’iconolâtrie confinant au refoulement négationniste, au prétexte que la shoah se situe au-delà du seuil du représentable et de l’imaginable. Une violente controverse avait agité ces deux positions inconciliables à la suite de la publication du catalogue de l’exposition Mémoires des camps. Photographies des camps de concentration et d’extermination nazis 1933-1999 [1], où Georges Didi-Huberman établissait une analyse phénoménologique des quatre photographies prises depuis l’intérieur de la chambre à gaz d’Auschwitz II par un membre du Sonderkommando [2] avec un appareil de fortune, dans l’optique de faire sortir ces clichés par le biais de la résistance polonaise. Suite aux turbulences nées de la réception de cet article, le philosophe est revenu sur ce sujet avec un ouvrage fondamental et passionnant sur la question, Images malgré tout (2003). L’un de ces « quatre bouts de pellicule arrachés de l’enfer » [3] figure dans Image du monde et inscription de la guerre, la position d’Harun Farocki sur cette question ne fait donc aucun mystère. Signalons d’ailleurs que ces deux films encadrent chronologiquement cette polémique puisque Images du monde et inscription de la guerre fut réalisé en 1988, et En sursis en 2007. Ainsi, il est fort logique que Georges Didi-Huberman se soit lancé dans un essai autour de la filmographie et des installations du cinéaste [4].
À de nombreux égards, Harun Farocki procède face à l’image selon une approche phénoménologique. Notamment en tant qu’apparition et exploration de celle-ci, où le voir peut conduire au savoir, l’intuition sensible devant l’image pouvant amener une formulation de l’expérience du faire – les conditions de leur fabrication – et du sens qu’elle recèle. Ces deux films constituent ainsi la réunion des conditions d’un possible savoir voir qui passe par un retour sur des images, en leur faisant « subir » l’expérience du temps et du regard. En 1944, les équipes chargées de l’interprétation des clichés aériens du site d’Auschwitz n’ont trouvé que le site industriel de IG Farben (Monowitz-Buna, Auschwitz III) : on ne peut pas voir ce que l’on ne cherche pas. Le camp de concentration (Auschwitz I) et d’extermination (Auschwitz II) ont échappé à l’examen des photographies, puisque les interprétations et recherches se fondaient sur des objectifs industriels. Peu avant la fin de la guerre, deux détenus se sont évadés pour dire l’extermination, or Farocki, avec un art magistral du montage et de l’auscultation des images, formule l’idée que ce dit était visible sur les clichés aériens, loin de l’idée que ce dit seraitderrière l’image, il s’avère dans celle-ci, à condition de savoir voir.
Farocki s’attache à saisir l’image et le regard non comme une épiphanie, mais comme un flux et une fabrication. L’émission d’une image ne peut être séparée de sa réception, ce que semble suggérer les plans inauguraux d’un canal expérimental où des vagues sont virtuellement formées et terminent leur parcours sur une plage plus qu’artificielle.

canal artificiel

La construction éclatée d’Images du monde semble déambuler parmi des chemins de traverse voire des impasses, convoquant aussi bien la naissance du regard « moderne » initié lors de la Renaissance que la constitution progressive du point de vue aérien, ou la virtualisation à la fin du XXe siècle. Dans ce temps assez long, la Seconde Guerre mondiale s’avère un âge – photo/cinématographique – intermédiaire entre la traduction de l’image en valeur numérique (mise en place de la perspective mathématique) et la traduction en image de valeurs numériques (informatique). À la moitié du XXe siècle, l’image semble répondre à trois fonctions : identifier, conserver, détruire ; le commentaire mettant fort bien en valeur que l’acte photographique cohabite alors avec le fait de bombarder.

photo-bombe

Cet éclatement gravite autour des clichés aériens à la manière de cercles concentriques qui finissent par converger et se resserrer sur eux, tout en étendant la réflexion à l’après. Farocki anticipe en effet avec une impressionnante acuité les problématiques actuelles d’une civilisation panoptique potentiellement opérationnelle. Dans laquelle il y a plus d’images que de regards, et surtout où les conditions d’un savoir voir – ou encore d’un voir possible – seraient rendues impossibles, terrain fertile pour un effacement de la donnée humaine, non comme une réplique de l’entreprise d’extermination, plutôt comme un inquiétant écho, sous une forme forcément différente. Et Georges Didi-Huberman de poser cette question dans son essai sur Farocki : « pourquoi, en quoi et comment la production des images participe-t-elle si souvent de ladestruction des êtres humains ? » [5Images du monde fonctionne comme un vaste réseau dialectique entre texte et image, mais également entre les images, par la mise en dialogue de documents visuels déficients, et même obéissants. Il en est ainsi des clichés de L’Album d’Auschwitz (ci-dessous) [6] que Farocki utilise à plusieurs reprises, sorte de pendant au sol du point de vue aérien.

Chacune de ces images seules n’ont que peu de valeur, mais incorporées dans le fonctionnement réticulaire du film, elles produisent des échos, alimentent ce réseau, produisent une imagination potentiellement porteuse d’une connaissance supplémentaire. D’une provenance pourtant tout à fait différente, les dessins d’Alfred Kantor répondent, d’une certaine façon, à la même « utilité ».

Ce que l’on voit du camp de Westerbork dans En sursis s’avère pour le moins perturbant. Les rushes de Breslauer ne documentent pas l’horreur concentrationnaire, au contraire. Le commandant Gemmeker (ci-dessus, le cerclage rouge est incorporé par Farocki dans le film) entend faire de cette infrastructure de transit un modèle, la dotant même d’un logo à la manière d’une entreprise labellisée. On y part pour le pire, Auschwitz ou Theresienstadt, on s’y divertit – sport (ci-dessous) et théâtre –, on y travaille.

Le segment consacré à la culture des terres renvoie à la singulière impression d’être en présence de captations au sein d’un kolkhoze ou d’une préfiguration d’un kibboutz. En ce sens, l’instance de filmage s’avère ici plus complexe que celle du film réalisé à Theresienstadt (Le Führer donne une ville aux Juifs) par Kurt Gerron, sous une contrainte totale et avec un cahier des charges très précis. On peut ici considérer que Breslauer, cinéaste amateur (photographe de son état), jouit d’une certaine latitude, on perçoit notamment qu’il domestique et expérimente l’appareil, utilisant même le ralenti pour rendre compte du travail au sein du camp. Dans de telles conditions se pose évidemment la question de « qui fait le film », et le point de vue du filmeur se dilue ici dans d’autres : dans l’autorité du commandant-commanditaire forcément, mais aussi, de façon moins évidente, dans les formes de revendications des filmés adressant gestes et regards bouleversants à la caméra.
Breslauer et son film se situent donc à la rencontre de ces points de vue pour le moins divergents, ce qui induit une grande polysémie des images. Mais surtout, le montage et les intertitres créent d’autres images – le film reste muet, ce qui conduit à une expérience particulière dans la façon dont on est mis en présence de ces rushes. Premièrement avec les mêmes images, mais vues une seconde fois ou agencées différemment, ce ne sont plus les mêmes. Sans que ce soit marqué de façon évidente et systématique, En sursis contient un second mouvement, celui, après la première vision, d’une déconstruction – opérant notamment par recadrage ou arrêt sur images –, où il y a davantage à voir. Ce que formule Georges Didi-Huberman : « Il lui [Farocki] suffit de montrer les choses et de les monter, souvent de les remontrer avec toujours plus de précision, pour que l’injustice crie toute seule, objectivement, dans la crudité ou cruauté de ses dispositifs, fussent-ils camouflés par des sourires d’apparences ou des apparences de rationnalité. » [7] Comme si elle étaient disposées sur le ruban de Moebius, ces images se sont imperceptiblement retournées, devenues autres, la terreur ensevelit la première impression de normalité. D’une façon complémentaire, sans mettre le regard en présence d’un réseau d’images comme dans Images du monde, Farocki en créée pourtant un. Celui-ci peut être considéré, parfois appuyé par les cartons, comme un imaginaire – du hors-champ et des représentations – qui se déploie, et donne à savoir voir.
Arnaud Hée

Notes

[1] Sous la direction de Clément Chéroux, Paris, Marval, 2001.
[2] « Commando spécial », il s’agissait de détenus des camps affectés au processus d’extermination, notamment au transport des corps de la chambre à gaz au crematorium. Ils se voyaient ainsi accorder un sursis.
[3] Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Les Éditions de Minuit, 2003, p 11.
[4] « Ouvrir les temps, armer les yeux : montage, histoire, restitution », in Remontages du temps subi, l’oeil de l’histoire, 2, Les Éditions de Minuit, 2010.
[5Ibid, p 84.
[6] Album réunissant des clichés réalisés par des officiers SS lors de l’arrivée de convois à Auschwitz II, il fut retrouvé au domicile d’une survivante à sa mort.
[7Remontage du temps subi, p 123.

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