Duras et l'alcool
Née le 4 avril 1914 à Gia Dinh, banlieue nord de Saïgon en
Cochinchine, dans une famille de la petite bourgeoisie, d’un père
professeur de mathématiques et d’une mère institutrice, Marguerite
Duras, alors Donnadieu, a une enfance malheureuse. Son
père meurt alors qu’elle n’a que sept ans. Son frère aîné, Pierre,
opiomane, la frappe régulièrement, la traumatise sexuellement ;
sa mère, dépressive, hystérique, en découd souvent physiquement
avec Marguerite. Ce qui lui fait écrire amèrement dans
L’amant : « Dans mon enfance, le malheur de ma mère a occupé
le lieu du rêve ». De surcroît, sa mère n’a jamais caché sa
préférence pour l’aîné, ce que Duras subit « comme un grand
malheur ».
C’est dans ce contexte peu réjouissant que sa mère l’incite à boire
alors qu’elle est encore très jeune. Elle lui dit : « Chez nous, dans
le Nord, quand les filles sont maigres, on leur fait boire de la
bière ». Incontestablement, c’est là-bas, sur ces terres indochinoises,
qu’elle prend l’habitude de boire.
« Dès que j’ai commencé à boire, je suis devenue une alcoolique»
Sa première grande période d’alcoolisme est celle de la Libération,
dès juin1944. Après avoir quitté Saïgon en 1936 afin d’entamer
un cursus universitaire à Paris, d’abord en mathématiques
puis en droit et en sciences politiques ; après s’être engagée dans
la Résistance pendant la deuxième guerre mondiale, Duras participe
pleinement à l’euphorie de l’après guerre. Paris retrouve
son rôle de capitale des Lettres et des Arts que Vichy tenta
d’amoindrir au nom de la décentralisation. François Mauriac
évoque « cet air léger que nous respirons sous ce ciel de Paris,
sous cet azur comme lavé où le drapeau français ressemble à
l’aile vivante d’un grand archange ». Dans le climat fiévreux du
quartier latin, Sartre établit peu à peu son magistère et Duras,
en marge, constitue « le groupe de la rue Saint Benoît ». Edgar
Morin, Jean-Toussaint Desanti, Georges Semprun, Georges Bataille,
Claude Roy, Maurice Blanchot, Maurice Merleau-Ponty, Clara
Malraux, Francis Ponge, Gaston Gallimard... se réunissent effectivement
presque tous les soirs au 5 de la rue Saint Benoît chez
Duras et son mari Robert Antelme, pour y discuter littérature et
politique. On est « ivres de joie » et on est bien souvent ivre tout
court. Gin, whisky et rhum ne manquent jamais. A l’époque,
Duras est une des seules femmes à boire beaucoup comme les
hommes, sans pour autant faire scandale.
Elle s’engage politiquement, comme elle le fera toute sa vie. Elle
est membre du PCF de l’automne 1944 à 1950 dans ce souci
constant de se positionner du côté des opprimés.
En 1955, elle court le risque de s’engager dans la Fondation du
Comité des intellectuels contre la poursuite de la guerre en Algérie.
Là encore, après les meetings, on lève souvent le coude au bistrot
tout en parlant politique.
Quelques décennies plus tard, Duras jette un regard sans aménité
sur cette période: « J’ai commencé à boire aux fêtes, aux
réunions politiques, d’abord les verres de vin et puis le whisky.
Dès que j’ai commencé à boire, je suis devenue une alcoolique. J’ai
bu tout de suite comme une alcoolique. J’ai laissé tout le monde
derrière moi. J’ai commencé à boire le soir, puis j’ai bu à midi, puis
le matin, puis j’ai commencé à boire la nuit. Une fois par nuit, et
puis toutes les deux heures. Je ne me suis jamais drogué autrement
».
Ces fêtes à répétition, son alcoolisme mondain ne l’empêchent
cependant pas de mener sa carrière d’écrivain, loin s’en faut. On
compte pas moins d’un livre paru quasiment chaque année dès
1950, date de parution du Barrage contre le pacifique, en 1952
paraît Le Marin de Gibraltar...Et on trouve déjà dans ses livres la
Duras souffrante à travers des portraits d’hommes ou de femmes
alcooliques, déstructurés, en marge, sans repères chronologiques
comme ce marin de Gibraltar qui quitte tout, sa famille, son travail,
son réseau social pour vivre un amour errant avec une femme,
sur un bateau, dans l’enivrement : « Pour me remonter, je buvais
du whisky. J’en buvais de plus en plus. Elle aussi, d’ailleurs, elle
en buvait de plus en plus. Et nous en bûmes toujours plus à
mesure que le voyage avança ».
Duras la boulimique n’en reste pas là, elle mène sa vie sentimentale
et sexuelle tambour battant, quitte à être vouée aux
gémonies. Elle est outrecuidante, fait peu de cas du regard d’autrui.
Mariée à Robert Antelme en 1939, elle le quitte en 1947
pour son meilleur ami Dyonis Mascolo, qui lui donne un enfant.
Parallèlement, les aventures succèdent aux aventures. Mais un
jour de l’année 1957, elle en pince pour un certain Jarlot, intellectuel,
séducteur notoire, alcoolique. Et Duras rompt délibérément
avec la nébuleuse intellectuelle de la rue Saint Benoît pour
aller au bout de sa passion six mois durant, passion amoureuse
toute imbibée d’alcool : « Et puis à quarante et un ans j’ai rencontré
quelqu’un qui aimait vraiment l’alcool, qui buvait chaque
jour mais raisonnablement. Très vite je l’ai dépassé ». L’amour
fou, surtout quand il est physique, passe nécessairement par la
boisson : « J’ai toujours bu avec des hommes. L’alcool reste attaché
au souvenir de la violence sexuelle, il la fait resplendir, il en
est indissoluble ». Chaque nuit, ils s’enivrent tous les deux, en
passant de bar en bar et se soûlent dans les arrière salles des
boîtes de nuits fréquentées par les voyous. Dans la journée, tout
en glosant sur Joyce, Proust et Swift, ils boivent sans cesse et se
nourrissent de moins en moins. Et les doses s’accroissent quand
elle apprend la mort de sa mère durant l’été 1957. Jarlot ne suit
plus la cadence, il fait une attaque. Les médecins sont formels :
s’il ne renonce pas à l’alcool, la mort l’emportera rapidement.
Quant à Duras, dont l’état n’est pas moins piteux, elle refuse d’aller
consulter.
« Je suis ivre et je suis près de lui. Vide. Vertige »
Elle se sépare de Jarlot, sans pour autant s’arrêter de boire.
Comme une mouche prise dans du miel, Duras connaît sa première
descente aux enfers. Elle est dépendante et continue à
boire, seule cette fois-ci. Qu’importe! Elle reste très active et se
mêle une nouvelle fois de « ce qui ne la regarde pas » en signant
en 1960 le fameux « manifeste des 121 », pétition sur le droit à
l’insoumission dans la guerre d’Algérie. En 1964, Marin Karmitz
lui commande un scénario de court métrage sur l’alcoolisme. Elle
accepte. Le film s’intitulera Nuit noire, Calcutta : un vice-consul,
s’ennuyant à mourir, s’adonne sans mesure à l’alcool, jusqu’au jour
où il découvre sa vocation d’écrivain. Elle y fait une description
minutieuse de l’imprégnation de l’alcool dans son corps. Pour
être au plus près de son personnage, elle boit sans cesse comme
elle l’avoue dans son journal de bord : « Je suis ivre et je suis
près de lui. Vide. Vertige ».
Son scénario doit se prolonger en livre, et pour cela, Duras fuit
à Venise, seule avec son alcoolisme et loue une petite chambre
d’hôtel. Enivrée au whisky, elle suit des gens à longueur de journée.
Chaque soir, quand elle rentre à l’hôtel, elle sanglote. La
nuit, elle écrit.
Ses angoisses sont trop fortes, elle câble à une de ses amies l’état
profond de dépression dans lequel elle a sombré. Son amie lui
envoie un médecin, qu’elle accepte cette fois-ci. Le diagnostic
est sans équivoque : grave dépression. Duras néglige cependant
la part prépondérante que l’alcool a pris dans sa vie et plus précisément
dans sa dépression : « Non, ce n’est pas l’alcool. Alors
quoi ? Je n’ai plus d’âge, je suis sans amour. Tout m’est égal
excepté de connaître la cause de mes larmes ». Alors elle continue
à boire, jusqu’au jour où elle crache du sang. De nouveau
elle se rend chez le médecin. Elle est atteinte d’une cirrhose du
foie alors qu’elle n’a que cinquante ans. Là, consciente d’être
allée très loin, elle opte pour le sevrage total. D’un alcoolisme
joyeux, allègre, festif, amoureux, elle était passée à un alcoolisme
lié à la détresse, la dépression, la mélancolie.
Elle renaît de ses cendres peu à peu et pendant dix ans ne boit
pas une goutte d’alcool.
Pugnace, Duras reprend le combat politique. C’est ainsi que le
30 mai 1967, sept jours avant le début de la « guerre des six
jours », elle signe un « Appel d’intellectuels en faveur de la paix
» que signent d’autres penseurs de haut parage comme Beauvoir,
Morin, Vidal-Naquet, Sartre, Jankélévitch. Toujours peu ou
prou imprégnée par la vulgate marxiste, elle est aussi sur les
devants de la scène au moment de la révolution de mai 1968. Elle
fonde le Comité étudiants écrivains rue Saint Benoît et projette
même d’occuper les locaux de Gallimard. Au début des années
1970, elle soutient les féministes et signe l’appel du 5 avril 1971
des « 343 salopes » avec entre autres Deneuve, Moreau, Beauvoir,
réclamant l’abolition de la loi punissant l’avortement.
Son travail de création n’est pas en reste. En 1964 sort Le ravissement
de Lol. V. Stein , en 1965 c’est le Vice-consul qui paraît
et elle écrit beaucoup de pièces de théâtre. A travers un style qui
n’a cessé de se construire, surtout depuis Moderato cantabile
(1958), usant de plus en plus de la parataxe et de l’asyndète,
figures de style qui suppriment les liens logiques entre phrases
ou groupes de mots, Duras campe encore des personnages mélancoliques,
souvent alcooliques, semblant ne pas être soumis aux
contingences spatio-temporelles et vivant dans un monde absurde.
Ce qui est le cas du vice consul, rejeté par les colons, à la
dérive à Calcutta, qui s’oublie dans l’alcool chaque soir.
L’alcool supprime « l’effroi du face à face »
Comme si toutes ces activités ne lui suffisaient pas, elle se prend
de passion pour le cinéma et devient alors réalisatrice. Ses premiers
pas dans le cinéma se sont faits dans les traces d’Alain
Resnais qui lui avait demandé un scénario pour Hiroshima mon
amour en 1959. Elle réalise son premier film en 1966, La Musica.
Son cinéma d’avant garde, réservé à un public averti, est
consacré en 1975 avec India Song, qui est primé par les professionnels.
Et en 1975, c’est la rechute. Dépressive, pendant cinq ans, elle
se claquemure seule dans sa maison à Neauphle, dans les Yvelines.
Dès lors, seules la boisson et l'écriture comptent . Elle écrit
ici que l’alcool supprime « l’effroi du face à face » avec ellemême.
Elle écrit autre part qu’il prend la place des hommes qu’elle
a tant aimés, qu’il remplace « l’événement de la jouissance ».
Elle passe des nuits entières dans de sombres cafés des Yvelines
à côtoyer des ivrognes. Elle a des caisses entières de vin bon
marché chez elle. Les rares fois où elle invite des amis, elle leur
demande de taire leurs inquiétudes face à son alcoolisme : « Si
vous m’aimez, vous ne voyez rien, vous ne dites rien ». En 1980,
mélancolique, hagarde, elle prend rendez-vous chez le médecin,
sans lui avouer pour autant qu’elle boit litre de vin sur litre de
vin. La dépression est manifeste et il lui administre des antidépresseurs.
Irresponsable ou suicidaire, elle s’enivre toujours autant
tout en suivant son traitement. Résultat : elle fait des syncopes
pendant trois jours. Elle est transportée sine die à l’hôpital de
Saint Germain en Laye où elle demeure cinq semaines.
Après quelques mois d’abstinence, elle sombre une nouvelle fois
dans la mélancolie, qui va naturellement de pair chez elle avec l’alcool.
A une différence près : elle vit dès lors sa dépression avec
Yann Andréa, jeune homosexuel dont elle tombe éperdument
amoureuse.
Il témoigne dans son livre M.D de leur relation décadente. Du
matin au soir, ils boivent. C’est lui qui lui écrit ses textes car Duras
tremble trop pour cela. Elle ne change plus de vêtements et
marche difficilement, obligée alors de se tenir au mur pour ne
pas chuter. Elle vomit les verres de vin du matin et reboit. Elle
avoue être en dépression mais ne s’estime pas pour autant malade
: «Vous dites : ce n’est pas la peine de m’examiner, je ne suis
pas malade, je suis simplement alcoolique, je le sais complètement
». Pendant un temps, n’aimant pas les médecins, elle refuse
de se faire soigner : « Vous dites votre méfiance à l’endroit de
la médecine.( ...) Vous dites : je ne supporte pas les médecins,
personne ne peut rien faire pour moi. Je dois seule décider ».
Cependant, elle décide dans un dernier élan de survie de mettre
un frein à ce calvaire autodestructeur et accepte de suivre une
cure de désintoxication le 18 octobre 1982 à l’hôpital américain.
Le traitement est le suivant : deux comprimés de Témesta® et
une piqûre de Tranxène® pour dormir ; Aldactone® et Atrium®
trois fois par jour. Diagnostic du médecin : la cure se passe bien
et Duras remonte la pente plus vite que la moyenne. La cirrhose
a été prise à temps. L’ultime stade avait été atteint et seul le sevrage
brutal pouvait arrêter la destruction des cellules. Mais son foie
est dans un tel état qu’il ne parvient plus à éliminer l’alcool et
les toxines médicamenteuses. Aussi le mélange de ces deux éléments
provoque chez elle de nombreuses crises délirantes : elle
croit voir des poissons dans les bouteilles d’eau et des infirmières
en smoking ! A posteriori, elle a très mal vécu sa cure : « Je vais
faire un article, je dirai comment c’est effrayant une cure antialcoolique.
Je regrette de l’avoir faite ».
« L’alcool a été fait pour supporter le vide de l’univers, le balancement des planètes… »
Après une rechute violente trois ans après, durant laquelle elle
boit 6 à 8 litres de vin par jour et après avoir obtenu le prix Goncourt
en 1984 pour L’amant, Duras donne une explication dans
La vie matérielle (1987), d’ordre métaphysique, à son alcoolisme
profond. Dieu est mort, l’alcool est là comme substitut : « On
manque d’un Dieu. Ce vide qu’on découvre un jour d’adolescence,
rien ne peut faire qu’il n’ait jamais eu lieu. L’alcool a été
fait pour supporter le vide de l’univers, le balancement des planètes,
leur rotation imperturbable dans l’espace, leur silencieuse
indifférence à l’endroit de votre douleur. L’homme qui boit est un
homme interplanétaire. C’est dans cet espace interplanétaire qu’il
se meut. C’est là qu’il guette. L’alcool ne console en rien, il ne
meuble pas les espaces psychologiques de l’individu, il ne remplace
que le manque de Dieu. Il ne console pas l’homme. C’est
le contraire, l’alcool conforte l’homme dans sa folie. Aucun être
humain, aucune femme, aucun poème, aucune musique, aucune
littérature ne peut remplacer l’alcool dans cette fonction qu’il
a auprès de l’homme, l’illusion de la création capitale. Il est là
pour la remplacer. Et il le fait auprès de toute une partie du monde
qui aurait dû croire en Dieu et qui n’y croit plus ».
Une autre hypothèse peut être soutenue : Duras éprouve une
jouissance dans la douleur, dans la souffrance ou dans la mélancolie
qu’alimente sans nul doute l’alcool. Dans un entretien à
France culture, elle concède : « Ca me plaisait de me dégoûter.
Je me voyais me défaire. C’était jouissif cette dégringolade ».
Julia Kristeva démontre dans le même sens que Duras à l’instar
de nombre de ses personnages de roman, se plaît à demeurer
dans « la permanence de la blessure », sans volonté aucune de
se battre contre l’absurdité du monde qui frappe tout athée, même
si comme on l’a vu, Duras, plus d’une fois, tente de donner sens
au monde. Il n’en reste pas moins qu’elle a selon ses propres
mots « une soif pour la douleur jusqu’à la folie » et qu’elle aime
de ce fait se complaire dans « l’insignifiance frigide d’un engourdissement
psychique, sans tragédie ni enthousiasme, sans distance
et sans échappée. Et ce plaisir mélancolique semble ne
faire qu’un avec l’alcool.
Elle achève sa vie dans la solitude, claquemurée chez elle rue
Saint Benoît. Insomniaque, elle n’écrit plus, regarde la télévision
et se coupe du monde extérieur, hormis Yann Andréa qui
passe de temps à autre. Duras meurt le 3 mars 1996 à l’âge
de 82 ans.
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