SACHER-MASOCH : LA FEMME AU FOUET






Paru le 21 avril 1888 dans la Revue Bleue, ce texte de Sacher-Masoch relate un souvenir d’enfance qui semble avoir été déterminant pour le romancier :
Qu’elle soit princesse ou paysanne, qu’elle porte l’hermine ou la pelisse de peau d’agneau, toujours cette femme aux fourrures et au fouet, qui rend l’homme son esclave, est à la fois ma créature et la véritable femme sarmate…
Je crois que chaque création artistique se développe de la même façon, comme cette femme sarmate s’est formée dans mon imagination. Tout d’abord, il existe dans l’esprit de chacun de nous une disposition innée à saisir un sujet qui échappe à la plupart des autres artistes ; puis viennent se joindre à cette disposition les impressions de la vie, qui présentent à l’auteur la figure vivante dont le prototype existe déjà dans son imagination. Cette figure l’occupe, le séduit, le captive, parce qu’elle vient au-devant de sa prédisposition, et aussi qu’elle correspond à la nature de l’artiste qui, alors, la transforme et lui donne un corps et une âme. Finalement, il trouve, dans cette réalité qu’il a métamorphosée en œuvre d’art, le problème qui est la source de toutes les apparitions qui en résultent par la suite. La voie inverse, du problème à la configuration, n’est pas artistique.
Déjà, tout enfant, j’avais pour le genre cruel une préférence marquée, accompagnée de frissons mystérieux et de volupté ; et, cependant, j’avais une âme pleine de pitié, et je n’aurais pas fait mal à une mouche. Assis dans un coin sombre et retiré de la maison de ma grand-tante, je dévorais les légendes des saints, et la lecture des tourments endurés par les martyrs me jetait dans un état fiévreux…
À l’âge de dix ans, j’avais déjà un idéal. Je languissais pour une parente éloignée de mon père — nommons-la la comtesse Zénobie — la plus belle et en même temps la plus galante de toutes les femmes de la contrée.
C’était par un après-midi de dimanche. Je ne l’oublierai jamais. J’étais venu voir les enfants de ma belle tante — comme nous l’appelions — pour jouer avec eux. Nous étions seuls avec la bonne. Tout à coup, la comtesse fière et superbe, dans sa grande pelisse de zibeline, entra, nous salua et m’embrassa, ce qui me transportait toujours aux cieux ; puis elle s’écria : « Viens, Leopold, tu vas m’aider à enlever ma pelisse. » Je ne me le fis pas répéter. Je la suivis dans la chambre à coucher, lui ôtai la lourde fourrure, que je ne soulevai qu’avec peine, et je l’aidai à mettre sa magnifique jaquette de velours vert, garnie de petit-gris, qu’elle portait à la maison. Puis, je me mis à genoux devant elle pour lui passer ses pantoufles brodées d’or. En sentant ses petits pieds s’agiter sous ma main, j’y m’oubliai et leur donnai un ardent baiser. D’abord ma tante me regarda d’un air étonné ; puis elle éclata de rire, tout en me donnant un léger coup de pied.
Tandis qu’elle préparait le goûter, nous nous mîmes à jouer à cache-cache, et je ne sais quel démon me guidant, j’allai me cacher dans la chambre à coucher de ma tante, derrière un porte-habit garni de robes et de manteaux. À ce moment, j’entendis la sonnette, et quelques minutes après, ma tante entra dans la chambre, suivie d’un beau jeune homme. Puis elle repousse la porte sans la fermer à clef et attire son ami près d’elle.
Je ne comprenais pas ce qu’ils disaient, encore moins ce qu’ils faisaient ; mais je sentis mon cœur battre avec force, car je me rendais parfaitement compte de la situation où je me trouvais : si j’étais découvert, on allait me prendre pour un espion. Dominé par cette pensée qui me causait une angoisse mortelle, je fermais les yeux et me bouchais les oreilles. J’étais sur le point de me trahir par un éternuement que j’avais grand-peine à maîtriser, lorsque, tout à coup, la porte fut ouverte avec violence, livrant passage au mari de ma tante, qui se précipita dans la chambre, accompagné de deux amis. Son visage était pourpre et ses yeux lançaient des éclairs. Mais tandis qu’il hésitait un instant, se demandant sans doute lequel des deux amants il allait frapper le premier, Zénobie le prévint.
Sans souffler mot, elle se leva en sursaut, se précipita au-devant de son mari et lui lança un vigoureux coup de poing à la figure. Il chancela. Le sang lui coulait du nez et de la bouche. Pourtant, ma tante ne paraissait pas satisfaite. Elle saisit sa cravache et, la brandissant, elle désigna la porte à mon oncle et à ses amis. Tous, en même temps, profitèrent de l’occasion pour disparaître, et le jeune adorateur ne fut pas le dernier à s’esquiver. À cet instant, le malheureux porte-habit tomba par terre, et toute la fureur de Mme Zénobie se déversa sur moi. « Comment ! tu étais caché ? Tiens, voilà qui t’apprendra à faire l’espion ! »
Je m’efforçai en vain d’expliquer ma présence et de me justifier : en un clin d’œil elle m’eut étendu sur le tapis ; puis, me tenant par les cheveux de la main gauche, et me posant un genou sur les épaules, elle se mit à me fouetter vigoureusement. Je serrais les dents de toutes mes forces ; malgré tout, les larmes me montèrent aux yeux. Mais, il faut bien le reconnaître, tout en me tordant sous les coups cruels de la belle femme, j’éprouvais une sorte de jouissance. Sans doute son mari avait éprouvé plus d’une fois de semblables sensations, car bientôt il monta dans la chambre, non comme un vengeur, mais comme un humble esclave et c’est lui qui se jeta aux genoux de la femme perfide, lui demandant pardon, tandis qu’elle le repoussait du pied. Alors, on referma la porte à clef. Cette fois, je n’eus pas honte, je ne me bouchais pas les oreilles, et je me mis à écouter très attentivement à la porte — peut-être par vengeance, peut-être par jalousie puérile — et j’entendis de nouveau le claquement du fouet, dont je venais moi-même de goûter à l’instant.
Cet événement s’était gravé dans mon âme comme avec un fer ardent. Alors je ne comprenais pas cette femme, en fourrures voluptueuses, trahissant le mari et le maltraitant ensuite, mais je haïssais et aimais en même temps cette créature qui, par sa force et sa beauté brutale, paraissait créée pour mettre insolemment son pied sur la nuque de l’humanité. Depuis, de nouvelles scènes étranges, de nouvelles figures, tantôt en hermine princière, tantôt en peau de lapin bourgeoise ou en peau d’agneau rustique, m’ont causé de nouvelles impressions, et j’ai vu un jour se dresser devant moi nettement dessiné, ce même type de femme qui devint plastique dans l’héroïne de L’Émissaire.
C’est beaucoup plus tard que je trouvai le problème qui donna naissance au roman : La Vénus à la fourrure. Je découvris d’abord l’affinité mystérieuse entre la cruauté et la volupté ; puis l’inimitié naturelle des sexes, cette haine qui, vaincue pendant quelque temps par l’amour, se révèle ensuite avec une puissance tout élémentaire, et qui, de l’une des parties, fait un marteau, de l’autre une enclume.


LES CONTRATS DE SACHER-MASOCH

Voici les deux contrats que Sacher-Masoch a réellement signés, le premier avec Fanny Pistor, le second avec Wanda.

Contrat entre Fanny Pistor et Leopold son Sacher-Masoch.
Sur sa parole d’honneur, M. Leopold van Sacher-Masoch s’engage à être l’esclave de Mme de Pistor et à exécuter absolument tous ses désirs et ordres et cela pendant six mois.
Par contre, Mme Fanny de Pistor ne lui demandera rien de déshonorant (qui puisse lui faire perdre son honneur d’homme et de citoyen). En outre, elle devra lui laisser six heures par jour pour ses travaux, et ne jamais regarder ses lettres et ses écrits. À chaque infraction ou négligence, ou à chaque crime de lèse-majesté, la maîtresse (Fanny Pistor) pourra punir selon son bon plaisir son esclave (Leopold von Sacher-Masoch). Bref, le sujet obéira à sa souveraine avec une soumission servile, il accueillera ses marques de faveur comme un don ravissant, il ne fera valoir aucune prétention à son amour, ni aucun droit à être son amant. Par contre, Fanny Pistor s’engage à porter des fourrures aussi souvent que possible, et surtout lorsqu’elle sera cruelle.
(Biffé plus tard :) À l’expiration des six mois, cet intermède de servitude sera considéré comme non avenu par les deux parties, et elles n’y feront aucune allusion sérieuse. Tout ce qui aura eu lieu devra être oublié, avec retour à l’ancienne liaison amoureuse.
Ces six mois ne devront pas se suivre ; ils pourront subir de grandes interruptions, commençant et finissant selon le caprice de la souveraine.
Ont signé, pour confirmation du contrat, les participants :

Fanny Pistor BAGDANOW,
Leopold, chevalier von SACHER-MASOCH.
Commencé d’exécuter le 8 décembre 1869.

***
Contrat entre Wanda et Sacher-Masoch.

Mon esclave,
Les conditions, sous lesquelles je vous accepte comme esclave et vous souffre à mes côtés, sont les suivantes :
Renonciation tout à fait absolue à votre moi.
Hors la mienne, vous n’avez pas de volonté.
Vous êtes entre mes mains un instrument aveugle, qui accomplit tous mes ordres sans les discuter. Au cas où vous oublieriez que vous êtes mon esclave et où vous ne m’obéiriez pas en toutes choses absolument, j’aurai le droit de vous punir et de vous corriger selon mon bon plaisir, sans que vous puissiez oser vous plaindre.
Tout ce que je vous accorderai d’agréable et d’heureux sera une grâce de ma part, et vous ne devrez ainsi l’accueillir qu’en me remerciant. À Votre égard, j’agirai toujours sans faute, et je n’aurai aucun devoir.
Vous ne serez ni un fils, ni un frère, ni un ami ; vous ne serez ainsi rien que mon esclave gisant dans la poussière.
De même que votre corps, votre âme m’appartient aussi et, même s’il vous arrivait d’en souffrir beaucoup, vous devrez soumettre à mon autorité vos sensations et vos sentiments.
La plus grande cruauté m’est permise et, si je vous mutile, il vous faudra le supporter sans plainte. Vous devrez travailler pour moi comme un esclave et, si je nage dans le superflu en vous laissant dans les privations et en vous foulant aux pieds, il vous faudra baiser sans murmurer le pied qui vous aura foulé.
Je pourrai vous congédier à toute heure, mais vous n’aurez pas le droit de me quitter contre ma volonté, et si vous veniez à vous enfuir, vous me reconnaissez le pouvoir et le droit de vous torturer jusqu’à la mort par tous les tourments imaginables.
Hors moi, vous n’avez rien ; pour vous, je suis tout, votre vie, votre avenir, votre bonheur, votre malheur, votre tourment et votre joie.
Vous devrez accomplir tout ce que je demanderai, que ce soit bien ou mal, et si j’exige un crime de vous, il faudra que vous deveniez criminel, pour obéir à ma volonté.
Votre honneur m’appartient, comme votre sang, votre esprit, votre puissance de travail. Je suis votre souveraine, maîtresse de votre vie et de votre mort.
S’il vous arrivait de ne plus pouvoir supporter ma domination, et que vos chaînes vous deviennent trop lourdes, il vous faudra vous tuer : je ne vous rendrai jamais la liberté.
« Je m’oblige, sur ma parole d’honneur, à être l’esclave de Mme Wanda de Dünalev, tout à fait comme elle le demande, et à me soumettre sans résistance à tout ce qu’elle m’imposera. »


SACHER-MASOCH VU PAR WANDA ET SCHLICHTEGROLL


Dans Confession de ma vie, Wanda relate ainsi sa première rencontre avec Sacher-Masoch, « sous la lumière crue d’un bec de gaz ».

« Dans une langue d’une pureté merveilleuse qui me charma aussitôt et sur un ton qu’un souffle de vérité persuasive et de passion profonde et contenue faisait trembler, il me dit à peu près ce qui suit : il avait un double idéal de femme, un bon et un mauvais qui se disputaient son esprit. D’abord il avait penché pour le premier, surtout pendant qu’il s’était trouvé sous l’influence personnelle de sa mère, qui était pour lui le type de femme le plus élevé et le plus noble, mais il s’était vite convaincu que jamais il ne trouverait une femme semblable. L’éducation moderne, leur milieu, la force des convenances sociales faussaient les femmes et les rendaient mauvaises ; la meilleure d’entre elles n’était qu’une caricature de ce qu’elle eût pu être, si on n’avait pas fait violence à son développement normal. Leur moralité et leur bonté étaient faites de calcul et de manque de tempérament ; rien n’était vrai en elles, et le plus pitoyable, c’est qu’elles-mêmes ne se rendaient aucun compte de leur fausseté et de leur déformation mentale. Et rien ne lui répugnait autant que le faux et l’artificiel. La femme mauvaise, par contre, avait du moins la sincérité de sa brutalité, de son égoïsme et de ses mauvais instincts. Trouver une femme noble et forte avait été son plus ardent désir, il l’avait cherchée, mais en vain, et, las d’être déçu, il en appelait à son autre idéal. Il y avait assez de femmes foncièrement mauvaises et il préférait se voir ruiner par un beau démon que de s’ennuyer toute sa vie et de s’embourber l’esprit avec une femme soi-disant vertueuse. La vie n’avait que la valeur qu’on lui accordait. Il prisait davantage une heure de volupté grisante qu’un siècle entier d’existence vide. Tel fut le sens de ce qu’il me dit… ».

Quelques temps après Wanda rendra sa première visite au domicile même de l’écrivain :
« Je fus étrangement impressionnée par ce qu’il y avait d’humble et de suppliant dans son être, et qui semblait dire : “Je ne suis rien, tu es tout… Vois, je suis à tes pieds, foule-moi, et je serai heureux, pourvu que ton pied me touche”. Il y avait là un hommage si grand à la femme que, venant d’un homme de sa valeur, cela devait profondément toucher toute femme ».

Carl Felix von Schlichtegroll porte, pour sa part, sur Sacher-Masoch le jugement suivant :
« Qu’il ait été un algolagnique, donc un pervers dont le nom a servi pour désigner une psychose sexuelle souvent évoquée, il n’a jamais voulu l’admettre. Il en a voulu au célèbre psychiatre Krafft-Ebing d’en avoir fait le prototype d’un « masochiste », en affirmant que le plaisir qu’il éprouvait en subissant des tortures physiques et morales n’était pas le fait d’une disposition anormale, mais résultait de causes ataviques et ethnographiques provenant de son origine slave (en vérité, il n’avait que peu de sang slave dans les veines). Les femmes slaves, expliquait-il, sont presque sans exception des despotes-nés, alors que les hommes slaves acceptent congénitalement d’être dominés et même torturés par les femmes.
Cette explication un peu spécieuse ne résiste pas à l’examen. Sacher-Masoch avait une sensibilité typiquement algolagnistique s’il en fut. Tout au plus peut-on se demander s’il n’était pas plutôt un fétichiste qu’un masochiste. La fourrure en tant que vêtement était pour lui le symbole de l’autorité et de la puissance ; voir et toucher la fourrure l’excitait sensuellement à un degré extrême, presque autant que les tortures physiques et morales tant désirées, et il ne se lasse pas, dans ses ouvrages, ses lettres et son journal intime, d’insister sur l’effet produit sur lui par un manteau ou une couverture de fourrure…
Mais cet aspect anormal de sa pensée et de sa sensibilité était largement compensé par un idéalisme élevé qui s’exprime en toute pureté dans son œuvre et dans son art. Il disposait d’une force créatrice d’une telle vigueur et d’une telle fraîcheur que de nombreux critiques, tout en blâmant son dérèglement érotique, l’ont comparé aux plus grands, à Tourguéniev et même à Goethe. » 



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