CHRONIQUE D'UN ÉTÉ




L'histoire

Eté 60. Jean Rouch et Edgard Morin discutent d'un film à faire, un film qui interrogerait la société française. Ils lancent dans les rues deux jeunes filles avec pour mission de demander aux  passants s'ils sont heureux. Certains les insultent, d'autres rient ou fuient, mais beaucoup se prêtent au jeu. Le film se concentre ensuite autour d'une poignée de personnages qui, chacun à leur manière, répondent à la question : « Comment faites-vous avec la vie ? » De leurs discussions émerge peu à peu un portrait d’une France à cheval entre deux décennies, entre deux moments de son histoire.

Analyse et critique


Fin 1959, le chercheur Edgar Morin déclare à Jean Rouch qu'il est temps pour lui de tourner un film « sur les Blancs » et lui propose de faire un film sur l'amour. Rouch bondit sur l'occasion car régulièrement des intellectuels africains lui reprochent de porter un regard d'entomologiste sur leurs sociétés (une polémique lancée par l'écrivain et futur cinéaste Sembène Ousmane) et il pourrait ainsi montrer avec un film tourné en France « qu'on peut regarder ces Blancs qui sont aussi sauvages, ou aussi peu sauvages qu'eux. » Il apprécie également l'idée de travailler avec un sociologue et d'ainsi filmer l'enquête d'un autre, alors que jusqu'ici il était et le cinéaste et l'ethnologue. De fil en aiguille, le point de départ du film que le duo décide de tourner devient « Comment tu vis ? ». L’idée est d'aborder la question du travail, du logement et plus largement du « comment on se débrouille avec la vie » (1) et c’est ainsi que deux jeunes femmes se lancent cet été de 1960 dans les rues de Paris, abordant les passants en leur posant cette simple question : « Êtes-vous heureux ? »

Après cette délicieuse introduction en forme de micro trottoir, où les passants se prêtent au jeu ou au contraire invectivent les deux « effrontées », Edgar Morin constitue un petit groupe de personnes qu'il imagine être représentatif de la France de 1960 : Régis Debray, qui vient de rentrer à l’Ecole Normale Supérieure ; Jean-Pierre Sergent, un autre étudiant porteur de valise au sein du réseau Jeanson (réseau démantelé cette année-là et dont le procès s’ouvre le 5 septembre) ; Angelo, ouvrier chez Renault ; Marceline Loridan (qui deviendra plus tard l'épouse de Joris Ivens (2) et passera à la réalisation à partir de 1968, avec notamment La Petite prairie aux bouleaux), rescapée d’Auschwitz  et de Theresienstadt et enfin Marilou (Marilu Parolini qui travaillera par la suite dans le cinéma et deviendra scénariste à la fin des années 60), l'exilée italienne triste en amour. Rouch, quant à lui, introduira au cours du film un élément extérieur, Landry, un étudiant ivoirien fraîchement débarqué en France et dont la présence va quelque peu dynamiter ce que Morin a mis en place.
De longues discussions s’engagent entre les membres de ce petit groupe et l’on est d’abord frappé par l’incroyable qualité de la parole de chacun des protagonistes. Ces échanges riches, profonds, passionnants, sont de plus rendus particulièrement vivants grâce aux relances de Morin et aux piques toujours bienvenues d’un Jean Rouch espiègle et provocateur. Ces discussions s’accompagnent de portraits plus intimes des protagonistes, et c’est à partir de cet ensemble que se dessine un formidable témoignage de la France des années 60. La crise, le travail, la consommation, la guerre d’Algérie, le féminisme, l'immigration... On plonge de plein pied dans cette fin des années cinquante marquée par la Cinquième République et la décolonisation. Derrière ces bouleversements, on sent très fort la présence d’une France archaïque et sclérosée qui craint le changement, mais on sent aussi cette aspiration d’une partie de la population à la modernité et la liberté, on sent frémir ce vent nouveau qui va souffler sur le pays quelques années plus tard.

Il y a des confrontations lors de ces discussions, notamment sur la question algérienne, chacun n’étant pas engagé de la même manière dans le processus de libération du pays. (3) Rouch, qui aime titiller ses interlocuteurs, amène sur le tapis la question du racisme en évoquant lors d'un repas un fait divers qui a défrayé la chronique (des nonnes violées à Léopold Ville), ce qui lui permet de mettre à jour des clichés sur l’Afrique profondément ancrés dans l’esprit des gens. Les deux auteurs travaillent ainsi beaucoup sur ce qui sépare les protagonistes du film (des barrières sociales, culturelles) afin d’être en mesure dans un deuxième temps d’œuvrer à leur rencontre.
Ce qui nous frappe d’entrée de jeu, et qui fait forcément écho à notre situation actuelle, c’est une souffrance, un mal-être généralisé. Personnage emblématique de sa classe sociale, Angelo n'en peut plus d'aller à l'usine chaque jour, il se sent réduire, disparaître peu à peu. Cet ancien militant n’a plus aucune illusion quant à la capacité de la société à améliorer le bien-être de ses citoyens. Il y a aussi des déceptions non pas vis-à-vis de la société, mais des déceptions intimes, liées au rapport à l’autre, à l’amour. C’est le cas de Marilou ou encore de Marceline qui, en couple avec Jean-Pierre au moment du film, comprend lors d’une scène bouleversante qu'elle n'est qu'une parmi d'autres aux yeux de l’être aimé. La force du film tient dans sa capacité à faire tenir ensemble ces niveaux sociaux et intimes, et même dans des petits drames - ces peines de cœur à priori bien éloignées de la gravité de la situation algérienne - rien ne nous apparaît futile. Tout fait sens, tout nous touche profondément car les différents protagonistes en s’impliquant totalement dans le film nous entraînent à leur suite, nous ménagent une place dans le cercle. On est dans un rapport si intime avec eux que l’on ne peut qu’être bouleversés, concernés par ce qu’ils nous livrent. Notre attention est ainsi constamment mise en éveil par l’émotion qui nous étreint, par la proximité que les auteurs parviennent à créer entre eux et nous, Ce qui est mis en branle est si fort, si impressionnant, que même lorsque Jean Rouch trouve qu’il faut faire respirer le film et qu’il emmène toute la troupe en vacances à Saint Tropez, il continue à se passer des choses profondes et magnifiques. Ainsi, lorsqu’ils croisent une pin-up le long des quais où s’entassent des yachts luxueux, on s’attend à une parenthèse humoristique, voir ironique… Et l’on se retrouve finalement avec une séquence incroyablement émouvante où la pseudo BB raconte des choses essentielles sur sa vie qui résonnent en nous de façon inattendue.

La force du film tient à la qualité des intervenants, mais aussi et surtout au dispositif mis en place par Rouch et Morin. Il est évident pour eux qu’il ne faut pas cacher la caméra, qu'il faut complètement intégrer les artifices du cinéma au film et ce même s’ils souhaitent faire du « cinéma-vérité ». Le film se termine sur la projection d’un premier montage au petit groupe, idée géniale qui permet à Rouch d'incarner pleinement sa vision d'un cinéma documentaire rendu possible par la mise en fiction du réel. Si certains disent ne pas se reconnaître à l'écran, les autres sont là pour leur assurer qu'au contraire, c'est bien eux, c'est totalement eux. « Il y a deux façons de concevoir le cinéma du réel : la première est de prétendre donner à voir le réel ; la seconde est de se poser le problème du réel. De même, il y avait deux façons de concevoir le cinéma-vérité. La première était de prétendre apporter la vérité. La seconde était de se poser le problème de la vérité » explique un Edgar Morin qui fait complètement sienne la théorie du cinéma telle que pratiquée par Jean Rouch depuis ses débuts. Le film est ainsi partagé entre des séquences très écrites (le long travelling arrière qui suit Marceline déambulant dans les Halles) et d'autres prises sur le vif, souvent au cours de repas bien arrosés.

Raoul Coutard (4) utilise à certains moments (comme pour les scènes dans l’usine Renault) une lourde caméra 35mm (5), mais l'essentiel du film est tourné grâce à une 16 mm très légère (une Coutant-Mathot) reliée à un Nagra, ce qui permet pour la première fois à Jean Rouch de travailler en majeure partie en son synchrone. Rouch et Morin peuvent avec ce petit matériel s'immiscer dans le groupe, être au plus près des personnages. Ils n'entendent pas par là voler des images, faire oublier leur présence, mais simplement être partie prenante de la dynamique du film. Ce dispositif, ils l’affichent donc et le remettent même en question. On les voit ainsi s'interroger sur ce qu'ils font, sur leurs choix, partager leurs doutes à la fois avec le spectateur et avec les protagonistes du film, comme lorsqu’ils pensent à un moment que cela ne va pas marcher parce que comme le dit Morin : « Rouch, il trouve que la vie est marrante et moi je trouve qu'elle ne l'est pas. » Certaines séquences sont clairement affichées comme étant mises en scène avec la complicité des intervenants et ces changements de régime d’image, cette volonté de briser le tabou entre cinéma documentaire et fiction confère au film un aspect vivant et ludique, lui permet d’aller toujours là où on ne l'attend pas, de surprendre chacune de nos attentes. On reprochera beaucoup aux deux auteurs de jouer ainsi avec la vérité, mais il est devenu évident aujourd'hui que pour documenter le monde, pour toucher une vérité, il faut en passer par la fiction, le mensonge.

L’affichage du dispositif permet aux personnes interrogées par Rouch et Morin de prendre conscience qu'ils s’adressent non pas seulement aux deux hommes mais aussi à un public. On les voit ainsi au cours du film devenir les sujets de leur propre histoire et l'on comprend que le projet de Rouch et Morin est aussi de les aider à avancer dans la vie. En endossant un rôle pour se raconter, ils trouvent ce recul qui leur permet de prendre conscience qu’ils sont des êtres entiers alors même qu’ils évoluent dans une société qui ne cesse de fractionner, d’isoler, de nier l’individu. Grâce au film, ils sortent de leur isolement, se raccrochent à l’autre, au monde qui les entoure et c’est du commun qui se crée, se réinvente là où il n’y en avait pas ou plus. On pense bien sûr à la rencontre que provoquent Rouch et Morin entre deux mondes, celui ouvrier d’Angelo et celui estudiantin de Régis et Jean-Pierre. Si la rencontre s’avère houleuse - Angelo accusant à juste titre les deux étudiants de fantasmer le monde ouvrier - le pont qui se créé entre deux univers jusqu’ici totalement imperméables préfigure quelque part les mouvements de Mai-68. On pense surtout à la rencontre magnifique entre Angelo et Landry, chacun venant avec ses complexes et ses préjugés et où une amitié vraie et profonde éclot littéralement sous nos yeux.
Si tous les personnages sont traités à égalité dans le film, on aura tout de même une tendresse particulière pour Angelo qui raconte si merveilleusement l'aliénation par le travail, la façon dont l'ouvrier est retenu prisonnier de sa condition et n'a pas la possibilité de découvrir comment vivent les autres, qui ils sont. Mais ce qu'il exprime est vrai des autres protagonistes du film, tout le monde étant lié au milieu culturel et social dans lequel il évolue. Rouch et Morin n’entendent pas combler ces multiples fossés qui séparent ces hommes et ces femmes mais montrer qu’il est possible par la parole de sortir de ses ornières, de son milieu, d'échanger un peu de sa vie avec l'autre.

On est avec Chronique d’un été dans l’essence même d’une certaine conception du documentaire qui travaille à l’émergence de la parole et à la création de commun. C'est la présence de la caméra qui permet aux choses de s'exprimer, c'est elle qui provoque le surgissement de ce qui jusqu’ici a été tu, voir ignoré par la personne car celle-ci n’avait jamais eu l’occasion de mettre des mots dessus. Sans le film, Marceline n'aurait peut-être jamais raconté sa déportation dans un camp de la mort, Marilou n'aurait pas guéri de sa dépression. On sent ainsi que tous les personnages se sont réappropriés le film, qu'ils y ont trouvé une utilité. « Ce film n'a pas été joué par des acteurs, mais vécu par des hommes et des femmes qui ont donné des moments de leur existence à une expérience nouvelle de cinéma-vérité » explique Rouch en exergue du film. C'est exactement ce qui se passe : les personnages vivent le film de l'intérieur, lui donnent beaucoup et, en retour, reçoivent des choses qu'ils n'attendaient pas. Chaque protagoniste de Chronique d'un été devient alors multiple : il est la trace de ce qu'il était avant le film, il est le personnage qu'il s'invente lorsque la caméra tourne et il est déjà celui qu'il sera une fois le projet achevé.

Chronique d'un été est aussi passionnant par ce qu'il raconte de la société et de l’homme que par la démarche de ses auteurs et les questions de cinéma qu’il soulève. Mélancolique et joyeux, profond et léger, grave et futile, c’est l'un des grands chefs-d'œuvre du cinéma documentaire.


(1) Denis Gheerbrant reprendra trente ans plus rad ces questions dans son magnifique Et la vie, complément indispensable au film de Rouch et Morin.

(2) Joris Ivens qui dit du film qu'il est « une expérience absolument neuve et passionnante, un film formidable. Une leçon de choses pour les acteurs. »

(3) Des choses restent d’ailleurs cachées pour d’évidentes raisons de sécurité ou de censure, comme le fait que Jean-Pierre a été porteur de valises.

(4) Côté image, il ne faut pas oublier de citer la participation de Michel Brault - grand documentariste canadien - qui est ici l'un des quatre chefs opérateurs du film.

(5) Morin et Rouch surnomment cette caméra la « Coutard » car le chef opérateur est le seul à être capable de la porter sur ses larges épaules, chose rendue nécessaire par la volonté de ne pas utiliser de trépied.

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