Les "fées de Cottingley" Conan Doyle contre Sherlock Holmes
Tout a commencé au début du mois de mai 1920. Arthur Conan Doyle est en train de rassembler des témoignages en vue d'un article sur les fées lorsqu'en causant avec M. Gow, le rédacteur en chef du magazine Light, il apprend que quelqu'un se vante d'en avoir photographié. Le père de Sherlock Holmes, loin de considérer la nouvelle comme un canular, se montre vivement intéressé. Il se passionne depuis de nombreuses années pour le spiritisme, et si l'existence des fées se vérifie, ce serait une révolution qui élargirait "l'horizon spirituel de l'homme" et contraindrait les scientifiques à adopter une position moins hostile face aux phénomènes parapsychiques. C'est du moins ce qu'il croit.
Gow dirige son ami sur Miss Felicia Scatcherd, une dame versée dans l'occultisme qui a dans ses relations une personne ayant eu les clichés sous les yeux. Conan Doyle se met en rapport avec cette dernière, du nom de Miss Gardner, qui lui couche par écrit toute l'histoire.
Conan Doyle apprend ainsi que c'est le frère de Miss Gardner qui est à l'origine de la découverte. Membre éminent de la Société Théosophique, conférencier militant, M. Edward L. Gardner croit dur comme fer aux fées, lutins et autres farfadets; il pense que tout ce petit monde se situe " dans la même lignée d'évolution que les insectes ailés". Il y a quelque temps, il est entré en relation avec la famille de deux fillettes, Elsie et sa cousine Frances, dans le Yorkshire, qui se targuent d'entretenir des contacts avec les fées lors de leurs promenades en forêt. Un jour, Elsie a emprunté l'appareil photo de son père et a réussi à " capter" trois fées et un lutin dansant devant Frances, au bord d'une source. Le père d'Elsie, jusque là incrédule, a développé lui-même la photo et a été stupéfait de découvrir les quatre silhouettes promises. Il a confié le cliché à Gardner, qui l'a fait expertiser. La photo serait authentique et n'aurait subi aucune retouche. Depuis, une autre photo (montrant un gnome) a été prise. Ainsi se termine la lettre de Miss Gardner.
Conan Doyle exulte. Il veut absolument contempler les clichés. En juin, il écrit à une cousine de M. Gardner, Miss Blomfield, qui mène elle aussi une "expertise". Il reçoit copie des photos, comme il l'espérait. Miss Blomfield lui assure qu'elle ne voit "rien qui indique une escroquerie ou un canular". Une lettre d'une autre dame ayant examiné les photos à la loupe va dans le même sens.
Devant l'accumulation de témoignages favorables, Conan Doyle écrit à Gardner pour lui demander de révéler l'affaire au public et d'entreprendre une "enquête impartiale". En réponse, Gardner lui fournit quelques précisions. Les deux principaux experts à qui il a remis les négatifs (dont l'un est présenté par lui comme spécialisé dans les " trucages parapsychiques") semblent convaincus qu'il n'y a pas fraude. Quant aux filles aux fées, ce sont deux adolescentes issues du milieu ouvrier; elles vivent à quelques lieues l'une de l'autre et ont commencé à travailler.
Conan Doyle se rend à Londres pour y rencontrer son correspondant, en vue d'investigations futures. Il le trouve "tranquille, équilibré, réservé, ni excentrique ni illuminé". Les deux hommes tombent d'accord sur un partage des rôles : Gardner est chargé d'établir le contact avec les adolescentes, Conan Doyle donnera pour sa part une "forme littéraire" à l'enquête.
Évoquant l'affaire devant quelques amis, Conan Doyle se trouve confronté aux premières réticences. Sir Oliver Lodge estime qu'il s'agit d'un trucage. Pour lui c'est peut-être une photo de danseurs mise en surimpression sur un paysage rural. Mais il ne parvient pas à convaincre sir Arthur, qui n'admet pas l'idée que des jeunes filles de condition ouvrière soient capables de ce genre de sophistication. Autres "sceptiques", les amis spirites de l'écrivain, pour qui l'apparition ici-bas d'êtres nouveaux... " complique le débat parapsychique" -et un certain Lancaster, extralucide de son état, qui trouve suspecte la "photo avec les fées coiffées à la parisienne"...
Pour lever le doute, on décide que les plaques seront une nouvelle fois soumises à expertise. Gardner se rend chez le photographe Snelling, à Harrow, un homme de "trente ans d'expérience", qui lui répond que :
- il n'y a eu qu'une seule prise de vue;
- Toutes les silhouettes de fées ont bougé pendant la prise de vue, qui était "instantanée.
Conan Doyle, qui s'est fait expédier les négatifs, se rend aux bureaux de la compagnie Kodak à Kingsway, où il demande l'avis de deux autres experts. Ceux-ci sont nettement plus nuancés que Mr. Snelling. S'ils ne trouvent pas trace de surimpression, ils estiment tout de même qu'ils seraient capables d'obtenir un résultat identique en usant d'artifices. La grande compagnie photographique Illingworth partage ce point de vue. Snelling est donc le seul à exclure la possibilité d'un trucage. Pour Conan Doyle, d'ailleurs, cette "possibilité" ne débouche sur rien : "cela ressemble un peu trop au vieux raisonnement antispiritualiste, tout à fait discrédité, selon lequel un prestidigitateur pouvant produire certains effets, alors une femme ou un enfant qui produisent des effets semblables utilisent eux aussi des techniques de prestidigitation." Retour à la case "départ".
Pour se forger une opinion définitive, Conan Doyle décide qu'il est grand temps de rencontrer les deux adolescentes. A ce titre, il envoie un de ses livres à l'aînée (présent que celle-ci apprécie beaucoup d'ailleurs).
Fin juillet, tel Watson sur la lande des Baskerville, Gardner part en éclaireur dans le Yorkshire. Dans un article publié dans le Strand Magazine pour Noël 1920, Conan Doyle a relaté le périple de son collaborateur.
Il raconte comment Gardner a approché la famille "Carpenter" (qui se nomme en réalité Wright ; Wright est le patronyme de l'aînée des deux filles, Elsie -sa cousine porte le nom de Griffiths) du village de "Dalesby" (lisez : Cottingley). Les contacts ont été facilités par le fait que Mrs. Carpenter avait étudié la Théosophie. Gardner s'est rendu sur les lieux des photos et les a reconnus. N'est-ce pas suffisant pour rejeter l'hypothèse d'un montage effectué en studio? Il a discuté avec les jeunes filles qui lui paraissent parler avec l'accent de la sincérité : autre bon point. Leur famille n'a jamais cherché à monnayer les photos : nouveau signe d'honnêteté. Bref, Gardner est convaincu de l'authenticité des apparitions : fées et lutin apparaissent vraiment à Dalesby-Cottingley, telle est son irrévocable conclusion.
Évoquant un trucage, sir Arthur n'hésite pas à certifier que "toutes les objections possibles et imaginables ont été formulées et réfutées". Il balaye l'objection des photographes "selon laquelle les silhouettes de fées projettent des ombres très différentes de celles des humains". En fait, "les ectoplasmes, comme on nomme aujourd'hui les protoplasmes éthérés, ont une faible luminosité qui leur est propre et qui modifie considérablement les ombres".
Sa conclusion: "il me semble que si nous les étudions davantage et découvrons de nouveaux moyens de les voir, ce petit peuple nous paraîtra aussi vivant et réel que le peuple des Esquimaux"; il précise que les fées sont "un composé d'humain et de papillon tandis que le lutin tient plus du lépidoptère"... Et si les fées paraissent tellement "conventionnelles", "c'est sans doute parce que, de génération en génération, les hommes ont vraiment vu les fées et en ont transmis une description exacte".
Bref, aucun argument ne résiste au créateur du célèbre détective du 221B Baker Street. Une seule question le préoccupe : les silhouettes ne pourraient-elles pas être le produit de l'imagination médiumnique des fillettes -autrement dit des "ectoplasmes"? Ses doutes ne vont pas plus loin.
Suite à l'article du Strand, les réactions des journaux sont mitigées. L'Evening News, la Westminster Gazette abondent dans le sens de l'écrivain. LeTruth conclut à une supercherie et somme les fillettes de révéler le truc qu'elles ont utilisé. Le major Hall-Edwards, dans le Birmingham Weekly Post, pense avoir découvert le procédé :
"Quiconque a étudié les effets extraordinaires parfois obtenus par des techniques du cinéma sait qu'il est possible, avec du temps et une occasion propice, de reproduire n'importe quoi au moyen de photos truquées.
"Je dois préciser que l'aînée des deux jeunes filles a été décrite par sa mère comme un enfant à l'esprit imaginatif, qui a l'habitude de dessiner des fées depuis des années et qui pendant quelque temps a fait un stage chez un photographe. De plus, elle passe beaucoup de temps dans les vallées et vallons parmi les plus beaux, propices à enrichir l'imagination d'une jeune personne.
"L'une des photos représente la plus petite des deux jeunes filles, le coude appuyé sur un talus, avec un certain nombre de fées qui dansent autour d'elle. La jeune fille ne regarde pas les fées mais pose pour le photographe comme si elle ne les voyait pas. On nous dit que la raison de son manque apparent d'intérêt pour les fées en train de batifoler est dû à son habitude de les voir, et qu'elle ne s'intéressait qu'à l'appareil photo."Cette photo a pu être truquée de deux manières. Soit les petits personnages féeriques ont été collés sur du carton, découpés et disposés près de la jeune fille, de telle sorte qu'elle ne pouvait pas les voir, et l'ensemble de la photographie originale a été tirée sur une plaque, soit la photographie originale, sans fée, a pu être agrémentée de petits personnages découpés dans une quelconque revue. La photo aurait alors été rephotographiée et, avec une prise de vue bien réalisée, aucun photographe ne pourrait jurer que le deuxième négatif n'était pas l'original."
A sa suite, dans l'hebdomadaire John O'London, Maurice Hewlett se demande : " Qu'est-ce qui est le plus difficile à admettre : le trucage d'une photographie, ou l'existence objective de petits êtres ailés haut de quarante-cinq centimètres?" Il conclut : "Les photographies sont trop petites pour que je puisse me rendre compte si les fées sont peintes sur du carton ou découpées dans du bois; mais les silhouettes ne sont pas en mouvement (...) Je parie que les demoiselles Carpenter ont roulé Sir Arthur Conan Doyle dans la farine."
Ces arguments laissent sir Arthur et Mr. Gardner de marbre. Non, non, non et non, les jeunes filles n'ont pas les capacités de réaliser un tel faux! D'ailleurs, juste après le séjour de Gardner à Cottingley, trois nouvelles photos ont été prises par les fillettes sur l'appareil que leur avait envoyé ce dernier -et le photographe Snelling (toujours lui) les a authentifiées.
Au mois d'août 1921, Garnder et sir Arthur tentent de renouveler l'expérience avec du matériel de pointe. Cette fois-ci, ils mettent à la disposition d'Elsie et Frances des appareils de grande qualité, comprenant un appareil photo stéréoscopique et une caméra. L'utilisation d'une caméra pourrait prouver de manière définitive qu'il y a bien mouvement. Las! Il pleut presque tout l'été (le peuple des bois n'apparaît qu'en plein Soleil) et de plus (catastrophe) les jeunes filles se sont " transformées": l'une d'elles est devenue "nubile" et l'autre a subi "l'influence de son éducation au pensionnat" -en un mot, elles ont perdu leur innocence (qualité requise pour toute "visionnaire" digne de ce nom)...
Heureusement, un "clairvoyant" s'est déplacé pour l'occasion, "un homme incapable de jouer la comédie", selon sir Arthur. Ses visions sont sans ambiguïté : le vallon Cottingley est infesté d'elfes, de farfadets et d'ondines... Son témoignage ne représente-t-il pas la preuve ultime, se demande le romancier?
En 1922, Conan Doyle écrit un livre sur l'affaire de Cottingley (The Coming Of The Fairies), dans lequel, fort honnêtement, il fait part des critiques qui lui ont été adressées. Mais pour lui, la messe est dite : les fées existent et les photos sont authentiques. Il s'en tiendra à cette idée jusqu'à sa mort, qui surviendra huit années plus tard.
Les sceptiques et les supporters de l'oncle Arthur se sont battus pendant des décennies autour de cette histoire abracadabrante. Au début des années 80, un journaliste eut l'idée de demander à Kodak de se pencher à nouveau sur la question. Les techniques ayant évolué, il pensait qu'on était aujourd'hui capable de l'élucider de manière certaine. De 1982 à 1986 Geoffrey Crawley, du British Journal of Photography, mena l'enquête. Son premier article à peine paru, il reçut une lettre de neuf pages signée... d'Elsie. La petite fille aux fées vivait encore, elle avait à présent plus de 80 ans. Elle lui écrivait ceci :
"...(Vous avez) fait preuve d'une bien grande compréhension pour les beaux draps dans lesquels nous nous sommes mises, Frances et moi, ce jour bien lointain de 1916, lorsque notre petite plaisanterie est tombée à plat et que personne n'a voulu croire que nous avions pris des photos de vraies fées.
"Rendez-vous compte que si seulement on nous avait crues, notre farce aurait pris fin tout de suite et nous aurions tout raconté; j'avais quinze ans et Frances huit.
"Mais on s'est moqué de nous au contraire et tout le monde nous a demandé en riant comment nous nous y étions prises, et, toutes les deux, nous nous sentions très bêtes et nous avons laissé tomber, jusqu'au jour où, quelques années plus tard, Conan Doyle s'en est mêlé."Mon père m'a dit que je devais raconter immédiatement comment j'avais fait ces photos, alors, comme la plaisanterie était mon fait, j'ai pris Frances à part pour en discuter sérieusement. Mais elle m'a suppliée de ne rien raconter, parce que depuis l'article dans le Strand Magazine , on la taquinait à l'école (NDA : le nom des protagonistes s'était bien sûr éventé assez vite). J'avais aussi de la peine pour Conan Doyle. Nous avions lu dans les journaux qu'on lui adressait des commentaires désagréables à cause de l'intérêt qu'il portait au spiritisme, et maintenant on se moquait de lui parce qu'il croyait à nos fées.(...) Il venait de perdre son fils à la guerre (NDA : blessé gravement durant la bataille de la Somme, celui-ci était mort de la grippe espagnole, ainsi d'ailleurs que le frère cadet de Conan Doyle) et le pauvre homme essayait certainement de se consoler comme il le pouvait avec des choses qui ne sont pas de ce monde.
"Alors j'ai dit à Frances : "Bon, nous ne dirons rien puisque Conan Doyle et M. Gardner sont les deux seules personnes autour de nous qui ont cru à nos photos de fées et comme ils ont au moins trente-cinq ans de plus que nous, nous attendrons qu'ils meurent de vieillesse et, après, nous dirons tout (...)"."
Comment s'y étaient-elles prises, les deux petits garnements? Tout bêtement. Elle avait découpé des images dans les journaux, qu'elle avait collées sur des épingles à chapeau -le tout planté dans le sol de Cottingley. Pas de mouvement, rien. Découpage et collage enfantins. Un trucage qui n'avait requis aucune compétence particulière, seulement un peu d'imagination... et beaucoup de culot. Snelling, comme Gardner, comme Conan Doyle, avaient pris leurs désirs pour des réalités, refusant d'écouter les explications rationnelles qu'on leur avait adressées et les appels à la prudence des scientifiques indépendants. La solution avait été donnée dès 1920 par les sceptiques, major Hall-Edwards en tête.
L'aveu d'Elsie signe-t-il pour autant la fin des fées? Non, bien sûr. Car les fées ne s'agitent pas au bout d'un objectif. Il faut être spirite pour accréditer cette idée. Non, les fées surgissent au contraire du fond de notre âme d'enfant, toujours prête à s'enthousiasmer pour le merveilleux, à s'ouvrir à la poésie des bois. Éternelle jeunesse de l'humanité, elles vivent dans nos rêves, les fées, c'est la raison de leur immortalité.
Que les fées soient avec nous!
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