freud et la cocaine




Nous sommes au printemps 1884, à Vienne. Freud est âgé de 28 ans, il est fiancé à Martha depuis 2 ans, et il se désespère de faire la grande découverte scientifique qui lui assurerait avenir financier et par-là, son mariage avec Martha. Depuis 1877, il s’emploie à des recherches histologiques sur le système nerveux dans le laboratoire du Prof. Brücke, en vain. C’est que Freud est animé d’un esprit avant tout scientifique, et c’est par pur pragmatisme financier qu’il s’est résolu aux études de médecine.

La cocaïne se répand alors dans les milieux culturels et une partie de la « bonne société ». C’est un médecin italien, Paolo Mantegazza, qui l’intronise en Europe en 1859, de retour d’un voyage au Pérou. Jusqu’alors, la substance fétiche des Incas n’avait guère fait l’objet de la curiosité scientifique des colonisateurs de l’Amérique du Sud. Cette même année 1859, c’est à un biochimiste viennois qu’il revient d’isoler pour la première fois le principe actif de la feuille de coca. Sa production industrielle devient alors possible, et les expérimentations médicales européennes commencent timidement.

Plus proches des lieux de production naturelle, les américains s’intéressent rapidement à un usage devenu répandu de la coca. En 1876, la coca rentre dans la pharmacopée américaine : l’usage modéré de la coca n’est pas seulement sain, mais de surcroît souvent bénéfique peut-on lire. Vers 1880, des médecins préconisent la substitution à l’extrait de coca dans le traitement de l’opiomanie. Les indications s’élargissent à l’alcoolisme, ainsi qu’à certains troubles nerveux.

Dans le même temps, le Vin de Mariani, fabriqué à partir de décoction de feuilles de coca, connaît un grand succès en France, alors qu’en Amérique le Coca-Cola popularise la substance auprès du grand public à partir de 1886.

 A la recherche du succès lui permettant enfin d’épouser Martha, Freud découvre l’intérêt thérapeutique de la coca dans les publications scientifiques. Il s’y intéresse d’autant, que ce produit pourrait soulager son ami, le Dr. Fleisch, devenu un irrémédiable morphinomane à la suite d’une névrite provoquant des douleurs intolérables. Freud se fait livrer de la cocaïne et il en prescrit à son ami Fleisch : Fleisch s’accrocha à cette nouvelle drogue comme un homme qui se noie, écrit-il le 7 mai 1984.


Cette constatation n’empêche pas Freud d’y goûter, en bon expérimentateur scientifique qu’il est. Il ne manque d’ailleurs pas d’en éprouver les propriétés stimulantes : lors de ma dernière grave crise de dépression, « j’ai pris de la coca, et une faible dose m’a magnifiquement remonté. Je m’occupe actuellement de revoir tout ce qui a été écrit sur cette substance magique, afin d’écrire un poème à sa gloire »  écrit-il à Martha le 2 juin 1884.
 Il en envoie à sa fiancée, pour lui procurer des forces et donner à ses joues le teint rose ; il la recommande à ses amis et ses confrères, pour eux-mêmes et pour leurs malades, et en donne à ses frères et sœurs écrit son biographe officiel Jones.

 De ses expériences sur lui-même, Freud met en avant la bonne humeur, l’euphorie persistante qui ne diffère en rien de l’euphorie normale chez les gens biens portants… »Vous constatez une augmentation de contrôle de vous-même, une vitalité et une puissance de travail accrues…Autrement dit, vous êtes tout simplement normal, et aurez bientôt peine à croire qu’il s’agit de l’action d’une drogue »

L’euphorie gagne Freud, bien évidemment, car il croit détenir là, enfin, avec ce produit miracle, ce succès scientifique tant attendu. En quelques semaines il écrit et fait publier une monographie assez exhaustive de la coca intitulée « Uber Coca ». Après le passage en revue des précédentes publications scientifiques et médicales concernant la coca, il fait dans cet article un compte rendu fidèle des expérimentations de la substance sur lui-même. Certains le considèrent ainsi comme l’un des fondateurs de la psychopharmacologie : il utilisa les instruments de mesure les plus sophistiqués de l’époque, dans le but d’obtenir les mesures physiologiques les plus précises possibles. Ensuite, il mit ces mesures en relation avec les modifications de l’humeur et de la perception durant l’action de la drogue, modifications qu’il a finement décrites. Les expériences établissent les doses appropriées et le temps d’action de la drogue ; définissant ainsi une relation essentielle des effets de la cocaïne sur l’homme. Freud ne fait là que reproduire les travaux de Moreau De Tours, qui en 1945 avait inauguré l’étude des substances psychoactives à propos du Haschich. Il se proposait alors de fonder une théorie générale de la psychose basée sur le modèle de l’intoxication au Haschich, qu’il avait abondamment expérimenté avec quelques amis.

Durant l’année 1885, Freud poursuit ses travaux et ses expérimentations sur la coca, et il publie successivement : « Addenda A Uber Coca », en février ; « A propos de l’action générale de la cocaïne » en mars, « Contribution à la connaissance de l’action de la cocaïne » en juillet. Cette même année 1885, à la demande des laboratoires Parkes-Davis, il teste le produit américain en comparaison de la cocaïne disponible sur le marché européen : il conclura que l’une a bien plus mauvais goût que l’autre ; nonobstant leurs effets, qui se révèlent équivalents.
L’été 1885, Freud est pressé de rejoindre Martha. Il demande à un ami ophtalmologiste de commencer à tester les propriétés analgésiques de la coca sur l’œil. Lorsqu’il rentre de vacances, c’est un autre médecin viennois, le Dr. Koller, qui publie une retentissante communication sur les propriétés analgésiques de la cocaïne en ophtalmologie.
 Le succès tant attendu par Freud lui échappe. Fin 1895, il obtient une bourse afin d’aller étudier auprès de Jean-Martin Charcot. A la Salpetrière, il s’enthousiasme pour ce magicien de l’hystérie, et commence à s’intéresser à l’hypnose, voire au magnétisme, aux dernières techniques en vogue. De retour à Vienne quelques mois plus tard, il est confronté à un monde médical qui s’émeut de la propagation de l’intoxication chronique à la cocaïne.

La cocaïnomanie est décrite en Allemagne comme le 3ème fléau de l’humanité, avec l’alcoolisme et l’opiomanie Pourtant Freud persiste et signe, et il publie en pleine polémique, en juillet 1987 « Cocaïnomanie et cocaïnophobie », un article dans lequel il tente de clarifier sa position.
Il dénonce alors l’utilisation de l’injection, mais il persiste à penser que l’abus ou l’accoutumance ne se trouve jamais comme un phénomène isolé, mais seulement chez des personnes qui étaient antérieurement morphinomanes. Il tentait toujours, en vain, de soigner son ami le Dr. Fleisch. Bien plus tard, en 1969, Franck Berger, découvreur du Méprobamate, connu sous le nom d’Equanil®, pouvait ainsi déclarer : des millions de personnes ont pris des drogues telles que le Méprobamate sur de longues périodes. Cependant, peu de gens seulement ont fait un mauvais usage de cette drogue.
Les personnes qui ont abusé du Méprobamate avaient invariablement derrière elles un long passé de dépendance envers l’alcool, les barbituriques, ou les opiacés.
De retour à Vienne, Freud fait publier la traduction des « Leçons sur les maladies du système nerveux » de Charcot, il s’intéresse à la suggestion, avant de publier avec Joseph Breuer en 1893 les célèbres « Etudes sur l’hystérie ». A posteriori, nous pouvons penser que Freud trouve là le fondement même de la pratique analytique. A ce moment, si Freud a bel et bien abandonné l’expérimentation de la coca, celle-ci ne manquera pas, bien sûr, de faire retour au cours de son auto-analyse, comme l’atteste « L’interprétation des rêves » publié en 1900. Dans ses propres rêves, qu’il interprète, Freud se réfère explicitement à la cocaïne dans « L’injection faite à Irma » un rêve daté de juillet 1895 ; et « La monographie botanique », daté du mois de mars 1898.
Dans ses écrits de ces années 90, 1890, Freud assimile fréquemment la névrose à l’intoxication, une intoxication par une substance chimique sexuelle qui ne trouverait pas d’autre exutoire que l’expression pathologique. En quelque sorte, l’épisode de la cocaïne chez Freud concerne avant tout un chercheur, un scientifique, avide de découverte et de position sociale. Il s’y adonne d’autant plus volontiers que les effets d’éventuelle dépendance ne sont pas avérés. Et s’il renouvelle l’usage pour lui-même, c’est avant tout pour soulager sa propre souffrance névrotique, avant l’autoanalyse, et d’autre part pour stimuler son travail intellectuel. A la suite de son autoanalyse et de l’interprétation de ses rêves, il sera en mesure de proposer sa découverte, sa création, celle d’une méthode intrinsèque, non suggestive, non chimique, d’aborder la névrose. En ce sens, l’addiction de Freud lui a permis d’inventer un abord des symptômes névrotiques sous un tout autre angle que celui de la dégénérescence ou de la déficience qui prévalaient à l’époque.
Parlons un peu du tabac. Freud commence à fumer à l’âge de 24 ans, des cigarettes, puis exclusivement des cigares. Au même titre que la cocaïne, ce vice comme il le nomme, lui permet, dit-il d’augmenter sa capacité de travail et de lui donner une meilleure maîtrise de lui-même. Son père, Jacob Freud, fut un grand fumeur jusque l’âge de 81 ans. Sigmund Freud, lui, resta un fumeur invétéré : fumer est une des plus grandes jouissances de l’existence, et une des moins onéreuse dit-il un jour à l’un de ses neveux. Bien plus, sur le modèle du mot allemand pour désigner la nourriture, « Lebensmittel », littéralement en français, la substance vitale, il invente ce signifiant incroyable d’ « Arbeitsmittel », la substance de travail.
Taraudé par son appétit de savoir, l’intoxication tabagique de Freud va se révéler dramatique. A l’âge de 61 ans, en 1917, il s’inquiète d’une boursouflure douloureuse du palais. Six ans plus tard, en février 1923, on détecte une leucoplasie, tumeur bénigne de la mâchoire et du palais, fréquente chez les gros fumeurs. Après excision, la récidive tumorale signe son caractère cancéreux. A l’automne 1923, Freud subit deux opérations de résection partielle de la mâchoire, et la pose d’une prothèse, dont il souffre désormais et qui compromet son élocution.
Les années suivantes, il est opéré une trentaine de fois afin d’exciser des tumeurs pré-cancéreuses. En mai 1930, il écrit à Lou Andréas-Salomè : j’ai complètement renoncer à fumer, alors que pendant 50 ans cela m’a servi de protection et d’arme dans la lutte pour la vie. Je suis donc mieux portant qu’avant, mais pas plus heureux pour autant. La maladie cancéreuse récidive en 1936, puis en 1938. En proie à d’intenses douleurs, Freud refuse les opiacés et se contente d’analgésiques légers. Exilé à Londres, il demande à son médecin, le Dr. Schur, d’abréger ses souffrances, comme il s’y était engager 15 ans plus tôt. Le 21 septembre 1939, Schur injecte 3 centigrammes de morphine en intraveineuse à son patient. Il en faudra 2 autres pour que Sigmund Freud s’éteigne à l’aube du 23 septembre 1939 à l’âge de 83 ans. C’est aujourd’hui même le 65ème anniversaire de son décès.
Pour revenir au lien supposé entre l’addiction et Freud, quelques remarques. D’abord, Freud ne se distingue guère dans ses années d’expérimentations d’autres chercheurs, comme Moreau de Tours, déjà cité, mais aussi Albert Hoffmann, qui découvrit les effets du Diéthylamide de l’Acide Lysergique extrait du Peyotl mexicain, le LSD, en 1943, et qui en fit profiter toute la génération du « Flower Power » ; mais aussi pour n’en citer que quelques-uns uns, le Professeur Jean Delay qui dans les années 50 expérimenta la psilocybine sur les malades mentaux.
C’est qu’il ne faut jamais oublier que le Pharmakon, est un concept grec qui désigne une substance pouvant être aussi bien un médicament qu’un poison. Autrement dit, la filiation grecque de la drogue, le Pharmakon, indique bien en quoi ce n’est pas la substance qui fait l’addict, mais l’usage qui en est fait. Cet usage peut bien sûr se révéler parfois éminemment problématique, si l’on se réfère aux racines de ce signifiant : Phar, transférer et Mak, pouvoir. Et c’est là aussi le génie de Freud, d’avoir inventer, après l’avoir expérimenté sur lui-même, une thérapeutique non chimique basée sur le pouvoir du transfert.
Pour conclure, je serais assez enclin à dire que si Freud était addict, c’était avant tout au savoir, au travail. C’est la soif de connaissance et l’appétit de travail qui guidait la réflexion de Freud, et dans ce contexte, l’utilisation de substances psychoactives, n’apparaissent que comme adjuvantes, secondaires. En dernière analyse, Freud était avant tout addict au travail. (Ce qui ne règle pas pour autant l’addiction à Freud)
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