Servitude de l’homme libéré
Le capitalisme, qui produit beaucoup et dévore beaucoup, est « anthropophage » : il « mange » aussi de l’homme. Mais que consomme-t-il au juste ? Les corps ? Ils sont utilisés depuis longtemps et la notion déjà ancienne de « corps productifs » en témoigne (1). La grande nouveauté, c’est aujourd’hui la réduction des esprits. Comme si le plein développement de la raison instrumentale (la technique), inhérent au capitalisme, se soldait par un déficit de la raison pure (la faculté de juger a priori de ce qui est vrai ou faux, voire bien ou mal). C’est précisément ce trait qui me semble caractériser le tournant dit « postmoderne » : le moment où le capitalisme, après avoir tout soumis, s’est voué à la « réduction des têtes ». (...) L’hypothèse est en somme simple mais radicale : nous assistons à la destruction du double sujet issu de la modernité, le sujet critique (kantien) et le sujet névrotique (freudien) à quoi il faut ajouter le sujet marxien et nous voyons se mettre en place un nouveau sujet, un sujet « postmoderne », à définir.
1. LE PROCESSUS DE CASSE SIMULTANÉE du sujet moderne et de fabrique probable d’un nouveau sujet agit extrêmement rapidement. Le sujet critique kantien, né dans les parages des années 1800, et le sujet névrotique de Freud, né dans ceux des années 1900, que leur âge respectable semblait devoir mettre à l’écart de toute exécution sommaire, sont en train de disparaître sous nos yeux avec une rapidité sidérante. On pensait ces sujets philosophiques à l’abri des vicissitudes de l’histoire, bien installés dans une position transcendantale et constituant d’increvables sujets de référence pour penser notre être-au-monde et, de fait, bien des penseurs continuent spontanément à réfléchir avec ces formes, comme si elles étaient éternelles. Or, ces sujets perdent peu à peu de leur évidence. La puissance de la forme philosophique qui les constituait semble s’évanouir dans l’histoire. Ils deviennent flous. On a du mal à croire que des formes aussi répertoriées, aussi élaborées, aussi éprouvées puissent disparaître en si peu de temps. On ne devrait cependant jamais oublier que des civilisations millénaires peuvent s’éteindre en quelques lustres.
Pour s’en tenir à des événements récents, il faut se souvenir qu’on a vu des tribus d’Indiens de la forêt amazonienne, qui avaient traversé les siècles et les environnements les plus hostiles sous l’auspice de pratiques symboliques solidement ancrées, périr en quelques semaines, incapables de résister aux coups de boutoir d’une autre forme d’échange, l’échange marchand (2).
2. CETTE MORT PROGRAMMÉE du sujet de la modernité ne me semble pas étrangère à la mutation que l’on observe depuis une bonne vingtaine d’années dans le capitalisme. Le néolibéralisme, pour nommer par son nom ce nouvel état du capitalisme, est en train de se défaire de toutes les formes d’échanges qui subsistaient par référence à un garant absolu ou métasocial des échanges. Pour aller vite et à l’essentiel, on pourrait dire qu’il fallait l’or comme étalon pour garantir les échanges monétaires, comme il fallait un garant symbolique (la Raison, par exemple) pour permettre les discours philosophiques. Or, on cesse de se référer à toute valeur transcendantale pour se livrer aux échanges. Les échanges ne valent plus en tant que garantis par une puissance supérieure (transcendantale ou morale), mais par ce qu’ils mettent directement en rapport en tant que marchandises. En un mot, l’échange marchand aujourd’hui désymbolise le monde.(...)
Toute figure transcendante qui venait fonder la valeur est désormais récusée, il n’y a plus que des marchandises qui s’échangent à leur stricte valeur marchande. Les hommes sont aujourd’hui priés de se débarrasser de toutes ces surcharges symboliques qui garantissaient leurs échanges. La valeur symbolique est ainsi démantelée au profit de la simple et neutre valeur monétaire de la marchandise de sorte que plus rien d’autre, aucune autre considération (morale, traditionnelle, transcendante...), ne puisse faire entrave à sa libre circulation. Il en résulte une désymbolisation du monde. Les hommes ne doivent plus s’accorder aux valeurs symboliques transcendantes, ils doivent simplement se plier au jeu de la circulation infinie et élargie de la marchandise. Si ce qu’avance Marcel Gauchet est exact « la sphère d’application du modèle [de marché] est destinée à s’élargir bien au-delà du domaine de l’échange marchand (3) » , alors il y aura un prix à payer pour cette extension : l’altération de la fonction symbolique. (...)
3. CE CHANGEMENT RADICAL dans le jeu des échanges entraîne une mutation anthropologique. Dès lors que tout garant symbolique des échanges entre les hommes est liquidé, c’est la condition humaine elle-même qui change. Notre être-au-monde ne peut plus être le même dès lors que l’enjeu d’une vie humaine ne tient plus à la recherche de l’accord avec ces valeurs symboliques transcendantales jouant le rôle de garants, mais est lié à la capacité de s’accorder aux flux toujours mouvants de la circulation de la marchandise. En un mot, ce n’est plus le même sujet qui est requis ici et là.
Nous commençons de la sorte à découvrir que le néolibéralisme, comme toutes les idéologies précédentes qui se sont déchaînées au cours du XXe siècle (le communisme, le nazisme...), ne veut rien d’autre que la fabrication d’un homme nouveau. Mais la grande force de cette nouvelle idéologie par rapport aux précédentes tient à ce qu’elle n’a pas commencé par viser l’homme lui-même au moyen de programmes de rééducation et de coercition. Elle s’est contentée d’introduire un nouveau statut de l’objet, défini comme simple marchandise, en attendant que le reste s’ensuive : que les hommes se transforment lors de leur adaptation à la marchandise, promue dès lors comme seul réel (4). Le nouveau dressage de l’individu s’effectue donc au nom d’un « réel » à quoi il vaut mieux consentir que s’opposer : il doit toujours paraître doux, voulu, désiré comme s’il s’agissait d’entertainments (la télévision, la pub...). On n’a pas encore bien examiné quelle formidable violence se dissimule derrière ces nouvelles façades soft. (...)
Dany-Robert Dufour
Dany-Robert Dufour
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