L’« album d’Auschwitz », entre objet et source d’histoire Tal Bruttmann, Christoph Kreutzmüller, Stefan Hördler

 




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’« album d’Auschwitz » irrigue depuis des décennies les représentations iconographiques communes de la Shoah. Pourtant, loin de documenter objectivement l’ensemble du processus d’extermination, il procède avant tout d’une opération de propagande interne destinée à vanter l’efficacité du travail des SS au moment de la déportation des juifs de Hongrie. En s’interrogeant sur ses conditions de fabrication et de transmission, sur ses commanditaires et ses destinataires, mais aussi sur les mises en scène ayant présidé à certaines photographies, les auteurs nous rappellent opportunément que les sources photographiques doivent faire l’objet du même examen critique que les sources textuelles.

2Dans les représentations de la Shoah, les photographies jouent un rôle central, car elles ont très largement participé à la manière dont l’événement s’est fixé dans l’imaginaire collectif. Parmi ces images, quelques-unes se détachent particulièrement en raison de leur centralité, souvent conférée par la puissance ou par la violence qui s’en dégage : certaines photographies des fusillades à l’Est, d’autres provenant des ghettos, à commencer par celle de « l’enfant du ghetto de Varsovie », ainsi que deux ensembles photographiques réalisés à Birkenau. L’un constitué de quatre images clandestines, prises par Alberto Errera, membre du Sonderkommando, et l’autre comptant près de deux cents clichés pris par les SS et souvent désigné sous le nom d’« album d’Auschwitz », ou « album de Lili Jacob », du nom de la rescapée l’ayant découvert. C’est de cet album que depuis plus d’un demi-siècle sont extraites les principales photographies utilisées pour figurer Auschwitz et la réalisation de la Solution finale. Des images mondialement connues, couramment utilisées et pourtant jamais véritablement analysées ni décryptées dans leur ensemble.

3L’importance de ces photographies est contrebalancée par une forme d’impensé qui prédomine dans le rapport avec l’image : l’apparente facilité de compréhension de celle-ci exonérerait d’une véritable analyse, présupposé à l’origine de nombreuses polémiques. Ainsi, en 1995 à Hambourg, l’exposition « Vernichtungskrieg : Verbrechen der Wehrmacht 1941 bis 1944 », portant sur les crimes de la Wehrmacht et s’appuyant sur de nombreuses photographies remettant en cause la légende dorée d’une armée allemande s’étant tenue à l’écart des crimes nazis, fut attaquée en raison d’un certain nombre d’erreurs d’analyse concernant les photographies présentées [1][1]Hamburger Institut für Sozialforschung (dir.),…. En 2008, à Paris, c’est l’exposition consacrée au photographe André Zucca, une présentation de photographies totalement décontextualisées, qui avait soulevé une autre bronca [2][2]La polémique est analysée par Laurence Perrigault, « Étude de…. Si, à la suite des critiques, des commentaires historiques furent ajoutés, ceux-ci étaient de types génériques et portaient sur l’Occupation, et ne constituaient pas une véritable analyse des photographies, proposant un décryptage et une mise en lumière des éléments présents sur celles-ci.

4Ces deux exemples illustrent parfaitement la manière dont sont généralement perçues les photographies. Ayant une fonction essentiellement illustrative, elles n’ont pas besoin de faire l’objet d’une analyse poussée, et sont utilisées afin de figurer une réalité historique. Œuvres d’un « grand » photographe, elles seraient purement artistiques et se suffiraient donc à elles-mêmes. L’image marque la rétine et conditionne les représentations par la force qu’elle dégage. Elle parlerait donc d’elle-même, sans difficulté, ne donnant pas l’impression de devoir être étudiée, décryptée, lue, au sens propre du terme. Elle est montrée, infligée, assénée et se trouve exonérée de toute dimension documentaire, au-delà de la seule illustration qu’elle apporte. Pourtant, l’image devrait être abordée comme un document à part entière, auquel devrait être appliquée l’approche prévalant pour tout type de document utilisé en histoire. Ce constat a été formulé à intervalles réguliers depuis une vingtaine d’années concernant les images de la Shoah par Sybil Milton [3][3]« The Camera as Weapon : Documentary Photography and the…, Ilsen About et Clément Chéroux [4][4]Ilsen About et Clément Chéroux, « L’histoire par la… ou plus récemment Sarah Gensburger [5][5]Sarah Gensburger, Witnessing the Robbing of the Jews : A…. Concernant la photographie, il existe une forme de cloisonnement qui confine les travaux d’historiens spécialistes tels André Gunthert [6][6]Voir notamment la revue Études photographiques. ou André Rouillé [7][7]André Rouillé, La Photographie, entre document et art… au seul domaine visuel, sans que leurs apports soient intégrés et qu’ils permettent de se saisir de ce corpus documentaire en tant que tel. L’« album d’Auschwitz » constitue à cet égard un exemple important [8][8]Plusieurs photographies tenant une place importante dans les….

L’objet

5L’objet qui nous est parvenu est un album constitué initialement de cent quatre-vingt dix-sept photographies, titré Umsiedlung der Juden aus Ungarn (« transplantation des juifs de Hongrie »), et séquencé en onze parties qui constituent autant de chapitres. Au-delà de ces données élémentaires, tout nous en est inconnu. On ignore qui était son possesseur originel, son commanditaire, quelle fut la « lettre de mission » exacte ayant présidé à sa réalisation et les instructions données au(x) photographe(s), quel était l’objectif recherché avec cette réalisation, qui furent les destinataires ayant reçu les tirages ou encore qui en furent les différents concepteurs (sélection des images, choix de l’agencement, etc.), le responsable du séquençage des chapitres et même les auteurs des clichés. Aucun document d’archives ne le mentionne ou ne s’y réfère. Nous disposons uniquement de cent quatre-vingt-douze positifs [9][9]Parmi les cent quatre-vingt-dix-sept clichés, plusieurs ont été…, aucun négatif ni tirage photographique complémentaire provenant du même ensemble ne nous est parvenu. Autrement dit, il s’agit d’un objet isolé et pourtant omniprésent dans les représentations de la Shoah depuis des décennies parce qu’il est figuratif ; connu de tous et pourtant ni réellement questionné ni proprement analysé comme devrait l’être n’importe quel document en histoire, notamment par la critique externe et interne.

6Son appellation même d’« album d’Auschwitz », comme c’est communément le cas [10][10]C’est sous ce titre qu’il a été publié. Voir par exemple Peter…, n’est pas sans poser des problèmes. Si l’on peut la comprendre en raison de son importance historique, elle est cependant réductrice. D’ailleurs, de nombreux albums ont été réalisés à Auschwitz, comme le rapporte notamment Wilhelm Brasse, rescapé d’Auschwitz et employé à l’Erkennungsdienst, le service photographique du camp, en raison de sa formation de photographe professionnel. Plusieurs albums nous sont parvenus d’Auschwitz, de différents types. L’album dit de la Bauleitung d’Auschwitz, montrant divers chantiers et constructions [11][11]Yad Vashem, FA 157. L’album compte 88 pages et…, et un autre du même type consacré à l’édification de l’hôpital SS (SS Truppenlazarett) à Birkenau [12][12]L’album, remis en 2015 à l’USHMM, est titré « SS…. Il est plus que probable que d’autres albums demeurent conservés par des familles d’anciens SS : c’était le cas de l’album SS Truppenlazarett, conservé par les descendants d’Edouard Wirths, chef médecin à Auschwitz, avant d’être finalement remis en 2015 à l’United States Holocaust Memorial Museum (USHMM), comme ce fut aussi le cas de l’album de Karl Höcker, trouvé par un soldat américain à Francfort-sur-le-Main en 1946 et confié à ce même USHMM en 2007 [13][13]Christoph Busch, Stefan Hördler et Robert Jan van Pelt (dir.),….

7Il s’agit donc d’un album d’Auschwitz, mais le seul qui nous soit parvenu montrant les opérations de la Solution finale dans ce lieu [14][14]Il ne s’agit pas des seuls documents photographiques montrant…. L’album, trouvé à Dora par une rescapée, Lili Jacob [15][15]Sur cet aspect et sur la manière dont l’album a ensuite été…, a cependant un titre original, « transplantation des juifs de Hongrie », qu’il convient d’utiliser car il permet de rappeler l’événement qu’il illustre et inscrit une datation a minima, le printemps 1944. Hormis l’objet proprement dit, seules quelques rares informations éparses nous sont parvenues à son sujet, par quatre témoins aux statuts très différents. L’album a été utilisé comme pièce à conviction à l’occasion de deux procès, celui d’Adolf Eichmann à Jérusalem en 1961, à l’occasion duquel une rescapée, Esther Goldstein, qui figure sur la photographie 90, procéda à l’identification de certaines des victimes visibles sur des clichés provenant de l’album [16][16]Session 70, 9 août 1961. La vidéo de ce témoignage est…, puis durant le procès de Francfort-sur-le-Main (1963-1965), où il permit d’incriminer le SS Stefan Baretzki, photographié durant une sélection (débarquement des trains, rassemblement, organisation des files de femmes et d’hommes) (photographie 32). Wilhelm Brasse fut interrogé comme témoin lors de la préparation de ce procès, tandis que Bernhard Walter, ancien SS et chef de l’Erkennungsdienst d’Auschwitz, fut questionné à ce sujet les 13 et 14 août 1964 et finit, après dénégation, par admettre avoir été présent sur la rampe, sans pour autant reconnaître être l’auteur des photographies de l’album [17][17]La déposition du 13 août est consultable en ligne à l’adresse…. Outre Esther Goldstein, Lili Jacob, qui figure aussi sur l’un des clichés (la photographie 173), a également procédé à des identifications, à commencer par celles de différents parents. Toutes deux apportent des éléments complémentaires essentiels concernant ce que l’on voit sur les photographies.

8Le témoignage de Wilhelm Brasse pour le procès de Francfort-sur-le-Main indique que la plupart des photographies ont été effectivement prises par Bernhard Walter ainsi que par son adjoint Ernst Hofmann, mais que certaines proviendraient également d’une pellicule remise par le commandant du camp Rudolf Höss lui-même [18][18]Ilsen About et Clément Chéroux, « La transplantation des juifs…, sans autre précision sur les images en question. S’il est possible de distinguer des différences dans la qualité des photographies, notamment dans leur réalisation (cadrage, choix des plans, etc.), il est impossible de créditer les photographies de l’album au profit d’un photographe précis, même si de fait un grand nombre de clichés peuvent être écartés comme n’étant pas l’œuvre de Rudolf Höss, telles celles prises depuis les toits des trains. L’album est donc constitué par des photographies réalisées par trois auteurs distincts. Au-delà, il est impossible d’établir qui a opéré le choix parmi les clichés, leur place dans l’album et leur agencement. Trois niveaux sont possibles pour chacune de ces opérations : Höss, dont l’implication est pointée par Brasse et dont tout semble indiquer qu’il est le commanditaire de l’album ; Walter et Hofmann, en tant qu’auteurs ; l’un ou l’autre des détenus œuvrant dans le laboratoire du camp. Le seul autre élément factuel livré par Brasse concerne le lettrage des différents titres qui scandent l’album et qui aurait été assuré par Tadeusz Myszkowski. Artiste détenu au camp depuis 1940, son talent est mis à profit par les SS et il œuvre notamment au sein de l’Erkennungsdienst [19][19]J. Struk, Photographing the Holocaust…, op. cit., p. 103.. Myszkowski ayant été transféré au camp de Sachsenhausen en septembre 1944, l’album a été conçu au plus tard à la fin de l’été 1944. Quant à savoir qui a décidé du chapitrage de l’album, cela reste impossible.

Un exemplaire d’un album

9Le singulier qui prévaut ici à l’évocation de l’album doit être interrogé. En effet, si un exemplaire unique nous est parvenu, des éléments montrent qu’il fut tiré en plusieurs exemplaires. Il est tout d’abord impossible que la réalisation de ces photographies soit une initiative de Walter, simple sous-officier (SS-Hauptscharführer), il était interdit de photographier tout ce qui concernait la Solution finale [20][20]Sur l’interdiction à Auschwitz, voir Franciszek Piper,…. Pour que cette interdiction soit levée, il fallait une décision provenant au minimum de l’échelon hiérarchique le plus élevé d’Auschwitz, son commandant, probablement même avec l’accord de Berlin. En outre, l’ampleur du « reportage » qui est effectué, l’immixtion dans les opérations au point d’interférer avec certaines d’entre elles et de les ralentir sont un autre élément révélateur de l’importance que constitue la réalisation de l’album. Ce constat permet de comprendre qu’un tel album constitue effectivement quelque chose d’extraordinaire. Il n’a pu être réalisé en un seul exemplaire, et certainement pas au profit du SS-Hauptscharführer Bernhard Walter. Wilhelm Brasse affirme pour sa part que ce sont quinze exemplaires au total qui ont été réalisés [21][21]Wilhelm Brasse et Maria Anna Potocka, Wilhelm Brasse, Fotograf….

10C’est le sujet de l’album qui doit être questionné : une opération à nulle autre pareille, dont le gigantisme peut être résumé en quelques chiffres. Entre mai 1942, début de l’assassinat de masse à Auschwitz, et la fin du mois d’avril 1944, 529 000 juifs ont été acheminés sur le site. La déportation des juifs de Hongrie, telle qu’elle est planifiée par Adolf Eichmann, prévoit la déportation de 650 000 personnes en trois mois, soit plus de juifs en un seul trimestre que durant les vingt-quatre mois précédents. Le gigantisme de l’opération est aussi sans équivalent, par-delà Auschwitz, dans l’histoire de la Solution finale. Treblinka, le centre de mise à mort au bilan le plus meurtrier jusqu’à cette date, avait au cours de la période allant de juillet à décembre 1942 reçu une moyenne mensuelle d’environ 120 000 personnes. L’« action hongroise » prévoit une moyenne de 217 000 personnes par mois, sans compter les autres convois acheminés de toute l’Europe à destination d’Auschwitz [22][22]Au cours de la période de mai à juillet 1944, outre les juifs…. Dans les faits, en mai 1944, 229 000 juifs arrivent à Auschwitz, dont 215 000 de Hongrie en seulement quinze jours. Ces opérations ont été rendues possibles par un homme, Rudolf Höss. Promu au sein du Wirtschafts- und Verwaltungshauptamt (WVHA, Office central SS pour l’économie et l’administration) à Berlin en décembre 1943, il est rappelé en catastrophe à Auschwitz au début du mois de mai 1944, après qu’Adolf Eichmann a constaté que rien n’était prêt et que le site ne permettait pas de faire face à une telle mission. En quelques jours, Rudolf Höss adopte les mesures nécessaires, à commencer par l’achèvement de la nouvelle rampe, dont les travaux sont enlisés depuis des mois [23][23]On peut voir l’état des travaux au 4 avril sur une photographie…. Cependant, à l’opération de destruction s’en ajoute une autre, totalement inédite : il est décidé de pourvoir aux besoins en main-d’œuvre du Jägerstab, chargé de la production aéronautique, avec des détenus juifs [24][24]Tal Bruttmann, « Auschwitz-Birkenau et la déportation des juifs…. Non seulement pour la première fois Auschwitz n’est plus un terminus dont ne ressortent plus les juifs, mais en outre, également pour la première fois depuis fin 1941, il est décidé d’acheminer des juifs à l’intérieur du Reich, alors que jusque-là tout avait été fait pour le rendre Judenrein (épuré des juifs). Au sein du WVHA, c’est Rudolf Höss, impliqué dès l’origine dans l’opération, qui est chargé de défendre cette nouvelle option auprès d’Eichmann quand celui-ci débute à Budapest les préparatifs des déportations. Cependant, si à Budapest l’opération est rapidement connue sous le nom d’« opération Eichmann », à Auschwitz, elle devient l’« opération Höss », tant le fondateur et premier commandant du site y est totalement lié.

11L’analyse de l’album permet d’éclairer à quel point c’est bien cette « opération Höss » qui est présentée au fil des pages. L’album est focalisé sur les seules opérations menées à Auschwitz (« l’arrivée ») et ne montre rien de celles menées en amont en Hongrie (le « départ »). L’objet n’est donc pas « l’opération Eichmann », mais le grand œuvre, inédit, réalisé à Auschwitz et la manière dont, pour y parvenir, est géré un flux sans équivalent. Tant le sujet des photographies que le découpage de l’album sont éclairants : il est destiné à montrer combien les opérations sont fluides et conformes aux attentes. C’est le résultat du travail de Höss qui est exposé et mis en avant. L’album ne présente qu’une seule chose, page après page, cliché après cliché : un flux, triple. Flux des trains qui se succèdent. Flux des juifs, réifiés, réduits à un matériau déversé et traité par les SS. Flux de l’autre matériau apporté par ces trains, les biens, qui occupent une place non négligeable dans l’album, qu’ils soient portés (voir, par exemple, les clichés 7, 12 et 16) par les victimes ou entassés (clichés 3, 87, 120), et auquel est consacré le dernier chapitre (« Effekten »).

12Ni les SS, ni les structures du processus de destruction ne sont l’objet de l’album. Les SS ne sont présents au premier ou au second plan que sur à peine une vingtaine de photographies et véritablement l’objet central du cliché que dans une dizaine de cas tout au plus. Quant aux structures du processus de destruction, elles sont à peine visibles. Aucune image ne donne à voir dans toute son ampleur la rampe inaugurée pour l’occasion. Seules les photographies 3 et 4 la montrent dans sa longueur, mais elle n’est pas pour autant le sujet central, qui reste les trains et leur cargaison se déversant. Il n’y a pas non plus d’image en gros plan des crématoires, même s’ils sont parfois visibles en arrière-plan (clichés 118, montrant le KIV, et 134, le KIII) ou à l’horizon, au bout de la rampe (clichés 3, 4, 16, 19, 20, 27). Sans doute des restrictions se sont appliquées, y compris à cette occasion, à la photographie du processus d’assassinat lui-même. Mais l’absence des crématoires n’est pas due à une interdiction : ces bâtiments, et même les fours, ont été abondamment photographiés et figurent dans l’album de la Bauleitung, où une section entière leur est consacrée [25][25]Partie « Krematorien KGL ». KGL, Kriegsgefangenenlager (camp de… ; et ils auraient pu être représentés sans que ne soit montrée leur dimension létale. D’ailleurs, en acceptant l’hypothèse que l’album était destiné aux hiérarques du régime, à commencer par Heinrich Himmler, cette absence se comprend d’autant plus aisément : il est non seulement inutile de montrer aux hommes à l’origine de la Solution finale ce qui se passe dans les bâtiments, mais également inimaginable de le figurer à leur destination, tant ils ne goûtent pas à ce type de spectacle. L’album ne fait pas l’impasse pour cacher la réalité, il s’adresse à des hommes qui en savent tout et à qui on ne livre pas des images macabres. Ici, il ne s’agit pas d’une fiction destinée à tronquer la réalité, à présenter des lieux de façon trompeuse, contrairement aux deux films réalisés en 1944 à Theresienstadt et à Westerbork [26][26]Voir Sylvie Lindeperg, La Voie des images : quatre histoires de…. Le document est voué à une propagande non externe mais interne.

13Ceux pour qui il est réalisé savent quel est le sort des personnes acheminées là, et il n’est nul besoin de le montrer. L’objet n’est pas la destruction stricto sensu, mais comment celle-ci est atteinte : les étapes successives de la gestion d’un flot continu et inédit dans le processus de destruction, avec des dizaines de clichés somme toute identiques. Femmes et hommes sortant des wagons, se pressant sur la rampe, passant la sélection, se dirigeant vers les chambres à gaz ou vers l’enregistrement. Nombre de photographies sont strictement semblables, n’apportant aucune information particulière. La dimension « ethnique », les clichés grossièrement antisémites, gros plans ou photographies de groupe conformes à la propagande, sans être absents, sont relativement rares rapportés à l’ensemble. Il ne s’agit pas du propos de l’album. Ce qui importe est de montrer le flux de personnes qui arrivent à Auschwitz et comment celui-ci est trié, géré, dirigé. La structure de l’album ne fait aucun doute sur le processus à l’œuvre : elle est en entonnoir.

14Un nombre considérable de personnes arrivent par le train et doivent être « traitées ». La plus grande partie, inapte, disparaît, celle épargnée est ensuite montrée suivant les étapes successives d’entrée au camp dans les chapitres « Nach der Entlausung » (après l’épouillage), « Einweisung ins Arbeitslager » (instruction dans le camp de travail), soit seulement vingt-trois clichés consacrés formellement à l’espace concentrationnaire. L’album s’achève par ce qui subsiste, les biens. Une bonne part de celui-ci est en effet consacrée à la gestion des biens des déportés (biens omniprésents sur les clichés pris sur la rampe), qu’il s’agisse de leur collecte sur la rampe une fois la sélection achevée (clichés 176 à 180) ou de leur réception et de leur tri dans les deux Kanada, secteurs d’entrepôts où sont triés les biens des juifs (clichés 181 à 197).

15Quant aux personnes auxquelles les exemplaires de l’album étaient destinés, il est permis d’envisager qu’il s’agisse en premier lieu des hiérarques nazis impliqués dans les opérations : Heinrich Himmler, Albert Speer, Oswald Pohl, Hans Kammler et Richard Glücks, ces quatre hommes étant directement concernés par la question de la main-d’œuvre obtenue par l’« opération hongroise » et à laquelle est consacrée une partie de l’album, en particulier les « chapitres » 9 et 10, ainsi que certaines des photographies prises sur la rampe et montrant des « sélectionnés ». Au vu de l’importance stratégique multiple que constitue l’opération, on peut supposer que ces hommes furent des destinataires logiques de l’album, de même que Martin Bormann qui suit de près la réalisation de la Solution finale [27][27]Voir, par exemple, le rapport qui lui est adressé en février…. De même, il est permis de penser qu’Adolf Eichmann, concepteur de l’« opération de Hongrie », figure parmi les destinataires, ainsi que d’autres hommes jouant un rôle dans les opérations, tel Edmund Veesenmeyer, plénipotentiaire pour la Hongrie.

16Or, l’exemplaire qui nous est parvenu est probablement celui de Bernhard Walter [28][28]Tal Bruttmann, Stefan Hördler et Christoph Kreutzmüller,…, soit la personne la moins importante parmi les destinataires de l’album. Par ailleurs, rien n’indique que cet exemplaire soit strictement identique aux autres. À cet égard, nous possédons un autre document photographique d’importance, le « rapport Stroop », consacré à la destruction du ghetto de Varsovie. Celui-ci constitue un élément de comparaison riche en enseignements. Non seulement deux exemplaires du rapport nous sont parvenus (présentant des différences, nous y reviendrons), mais en outre un lot de photographies ne figurant pas dans le rapport mais prises au cours de l’opération ont été récupérées lors de l’arrestation de Jürgen Stroop. Si chacun des deux exemplaires ayant subsisté (sur les quatre qui ont été réalisés) compte cinquante-trois photographies, seules trente-sept sont communes [29][29]F. Rousseau, L’Enfant juif de Varsovie…, op. cit., p. 60.. Elles sont en outre présentées dans un ordre différent, ce qui permet de savoir que de tels albums n’étaient pas toujours produits de manière strictement identique.

17Deux éléments dans l’album consacré à la « transplantation des juifs de Hongrie » indiquent que c’est sans doute le cas ici aussi. Une photographie figure en double, sous les numéros 53 et 79, et les marges encadrant les deux étant différentes, nous savons qu’il s’agit de tirages réalisés à deux moments distincts. Il nous paraît impossible que les autres exemplaires aient comporté ce même cliché en double, qui ne présente pas d’intérêt particulier. Il est probable que cet album ait été constitué après la réalisation des autres, en recourant au reliquat des tirages subsistant. D’ailleurs, les photographies qui le composent proviennent d’un nombre très important de tirages différents, y compris des photographies issues de mêmes pellicules, comme par exemple les clichés 3 et 4, reproduits plus loin.

Au cœur du centre de mise à mort

18La nature de ce qui est montré dans l’album doit être comprise à partir de la topographie complexe de Birkenau. Cent sept photographies ont été réalisées dans un lieu particulier, la rampe [30][30]Non compris le cliché 165, bien que pris sur la rampe à…. Lorsque celles-ci sont prises, elle est d’ailleurs toujours en cours d’aménagement, comme on peut le voir sur certaines de ces photographies. La rampe n’a d’ailleurs jamais été achevée, les plans de construction prévoyant qu’elle ressemble à une véritable gare de marchandises [31][31]USHMM, Osobyi Archive, RG 11.001M.65 (502.2.112), Lage-und….

19Une incompréhension, voire un malentendu concerne cet espace particulier qu’est la rampe, parfois désignée par les rescapés comme une gare. Un échange lors du procès de Francfort-sur-le-Main entre le procureur et un ancien SS, Hans Hoffmann, est à cet égard éclairant :

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Procureur Vogel : Vous rappelez-vous où les transports de prisonniers qui étaient déportés à Auschwitz étaient débarqués ? Où était cette rampe ?
Hans Hoffmann : Il y en a eu deux.
Procureur Vogel : Oui.
Hans Hoffmann : L’originale était là où le… Je ne sais pas comment le préciser.
Procureur Vogel : Plus proche d’Auschwitz ?
Hans Hoffmann : Quand vous traversiez la plateforme, c’est-à-dire par-delà les voies ferrées, se trouvait la première, puis la rampe a été ensuite entre les deux camps.
Procureur Vogel : Oui. Ainsi, entre le camp d’Auschwitz, le Stammlager, et le camp de Birkenau.
Hans Hoffmann : Non, ce n’est pas ce que je veux dire.
Procureur Vogel : Mais ?
Hans Hoffmann : Oh, la première [rampe] oui.
Procureur Vogel : Oui.
Hans Hoffmann : Oui. À l’origine. Et par la suite, [la rampe] était à Birkenau entre les deux camps.
Procureur Vogel : Ainsi, dans le camp de Birkenau même.
Hans Hoffmann : Pratiquement [souligné par nous], oui.

21Cette particularité topographique est extrêmement difficile à saisir [32][32]Voir les cartes de Birkenau en 1942 et 1944 page 125 de ce…. Pour le visiteur qui pénètre, depuis 1945, dans Birkenau, la rampe est interprétée et comprise comme faisant partie intégrante du camp. Or ce n’est pas le cas. Fichée entre deux secteurs, le BI et le BII, qui constituent l’ensemble concentrationnaire qu’est Birkenau, elle est un espace autre, qui ne fait pas formellement partie du Konzentrationslager (KL). La compréhension de cette particularité et des espaces qui constituent l’ensemble géographique (et non le camp) qu’est Birkenau sont un élément essentiel. Ainsi, la rampe et la Hauptstrasse qui la longe ne sont pas un accès aux sous-camps qui l’encadrent, pas plus qu’un point d’entrée dans le camp. Rampe et Hauptstrasse mènent directement jusqu’aux deux grandes chambres à gaz crématoires KI et KII. La plus grande partie des opérations, sélection et assassinat, se déroule dans un périmètre de 800 mètres de long sur 40 mètres de large et dont le cœur est constitué par le centre de la rampe.

22C’est dans cet espace contraint, loin de l’immensité du KGL (Kriegsgefangenenlager, camp de prisonniers de guerre) qui s’étend à perte de vue, que prend place la réalisation de la Solution finale à Birkenau, et c’est là qu’opèrent essentiellement les photographes de l’album. La rampe s’étire du mirador central jusqu’aux deux grandes chambres à gaz crématoires, les KI et KII. Elle est composée de trois voies. Une fois entré dans Birkenau, un premier aiguillage permet d’orienter les convois sur la droite, vers les voies 2 et 3. Celles-ci sont séparées par un quai de débarquement jalonné de bornes servant de repères. La double desserte du quai permet d’accueillir deux transports simultanément, alors que la voie numéro 1 (à gauche) n’est desservie par aucun quai. C’est une voie de dégagement, ayant pour utilité première de permettre aux locomotives de repartir vers l’extérieur et de s’arrimer aux convois afin de les tracter vers l’extérieur. Selon les plans, la rampe a une « longueur utile » de 600 mètres, permettant d’accueillir selon les compositions des transports de 40 à 60 wagons, la plupart ayant une longueur variant de 10 à 15 mètres [33][33]Voir les différents plans en USHMM, Osobyi Archive, RG…. Mais dans les faits, la voie numéro 3, qui s’étend sur près de 800 mètres au total, est utilisée sur une longueur encore plus grande, comme on peut le constater sur la photographie 27, où le convoi s’étire jusqu’au point de jonction avec la voie numéro 2, et peut-être même au-delà.

23S’il existe certes un accès secondaire au BI depuis la rampe, en revanche aucun accès n’est possible au BII. Pour y parvenir, il faut emprunter la Strasse A, longue de 700 mètres et qui part de la rampe, passant entre les sous-camps BIIC et BIId, allant jusqu’à l’autre extrémité du BII. Ce n’est qu’arrivé là, sur la Strasse B perpendiculaire, que se trouvent les portails d’accès aux sous-camps du BII ainsi qu’au BIII (le « Mexique »). C’est par cette même Strasse B que se fait l’accès au secteur des crématoires IV et V puis à l’Effekltenlager (le Kanada II, secteur des entrepôts des biens ayant appartenu aux juifs) et au Zentralsauna, où sont enregistrés les détenus destinés au camp ; elle dessert à son autre extrémité la Kommandantur et la garnison de Birkenau, qui marquent la véritable entrée du KGL. Quant au mirador central, devenu depuis la fin de la guerre le point d’entrée pour le visiteur, son statut était tout autre durant l’existence du site : non un accès au camp, mais le point d’entrée tant des convois de juifs que du matériel destiné au site, et point de sortie des biens des juifs assassinés, ventilés ensuite dans tout le Reich.

24L’album porte ainsi quasi exclusivement sur le centre de mise à mort. Le camp de concentration n’est photographié qu’en une seule occasion, avec une séquence de dix photographies prises à l’intérieur du BIIC. En dehors de cette séquence, c’est dans l’espace étriqué du centre de mise à mort et de ses diverses structures qu’opère avant tout le (ou les) photographe(s) : la rampe, la Hauptstrasse qui lui est parallèle et les premiers mètres de la Strasse A qui lui est perpendiculaire ; le secteur des KIV et KV ; le secteur du Zentralsauna, contigu au Kanada II ; les deux Kanada.

25Bien plus, un grand nombre de clichés ont été réalisés dans un rayon d’une cinquantaine de mètres autour du centre même de la rampe, où se trouve l’embranchement avec la Strasse A et où les convois sont scindés en deux, afin de laisser le passage aux différents flux circulant sur cette route (voir infra les photographies 23, 27 et 59). On peut le constater sur plusieurs séquences, le photographe, qu’il s’agisse de Walter ou d’Hoffmann, est posté sur la rampe où il entame son « reportage », puis se rend à l’entrée de la Strasse A où il le poursuit, photographiant tour à tour des groupes de femmes et d’hommes « sélectionnés » dirigés vers le Zentralsauna pour y subir les procédures d’enregistrement ou des groupes de femmes, d’enfants et d’hommes envoyés aux chambres à gaz KIV et KV vers laquelle mène cette même voie. L’ensemble des trente-quatre photographies prises dans la Strasse A a été réalisé exclusivement dans un espace d’une cinquantaine de mètres, débutant au seuil du portail marquant son entrée [34][34]Parmi ces trente-quatre clichés, les 116 et 124 sont pris juste…. Jamais le photographe n’accompagne un groupe durant sa traversée de Birkenau, que ce soit sur la longueur de la Strasse A ou sur la B. Il se contente de rayonner dans un espace restreint, articulé autour du centre de la rampe, un périmètre d’une cinquantaine de mètres de rayon, certainement par simple économie d’efforts car rien de ce qui se trouve sur le reste du parcours ne peut expliquer une interdiction de photographier. Ce sont environ une centaine de clichés qui ont été pris dans cet espace restreint, à l’arrivée de différents convois.

Déconstruire l’« album »

26La question des pellicules est ici essentielle. Ne disposant pas des négatifs, l’ordre des clichés, et donc des convois et des autres scènes nous est inconnu. Pourtant, il est possible de reconstituer des séries de photographies, terme qui est préférable puisque, s’il est évident que des clichés pris à quelques secondes d’intervalles proviennent de la même pellicule, il est en revanche impossible de savoir quelles séries se trouvaient sur une même pellicule. Cette déconstruction de l’album est d’autant plus nécessaire en raison de la nature de l’objet, produit à des fins de propagande interne : il s’agit de mettre en valeur le travail réalisé par les SS. Restituer une réalité effacée par cette construction permet non seulement d’analyser le document, mais également de rendre compte des opérations telles qu’elles étaient réalisées, convoi par convoi, sélection par sélection. Pour évident qu’il soit, ce rappel est fondamental. Il permet de souligner tout à la fois que l’on est, au-delà de la mise en scène propre à chaque photographie, face à un récit bâti par ces mêmes SS et à quel point ce récit n’a jamais été interrogé formellement.

27En s’appuyant sur quelques éléments et détails, il est possible de lier certaines photographies entre elles et de reconstituer ainsi des séries de clichés, voire parfois de retrouver leur ordre initial. Des déportés se retrouvent d’une photographie à une autre, ce qui permet de replacer des clichés dans une même unité temporelle. Parmi ces différents éléments autorisant la reconstruction, les transports en sont un essentiel. Les trains sont constitués d’une grande variété de wagons d’origines diverses (Allemagne, France, Hongrie, etc.) et d’un grand nombre de types. Ainsi, pour la Reichsbahn, des wagons de marchandises de type Posen, Hannover, Karlsruhe ou Essen, chacun étant par ailleurs aménagé de manières différentes, lesquelles constituent autant de variables. Cette multitude de wagons, quasiment tous différents, rendent chaque transport unique, car il est impossible que la distribution des wagons soit identique entre deux trains.

28Des groupes de photographies pris au même moment se dévoilent ainsi, de même que des séries entières. En outre, il apparaît que de nombreuses vues panoramiques, destinées à montrer des scènes en plans larges, ont été réalisées en plusieurs clichés, mais que ceux-ci ont ensuite été disséminés dans l’album [35][35]Un triptyque de l’album avait déjà été identifié dans Piotr…. Ce type de scènes, constituées de deux, trois ou quatre vues qui mises bout à bout constituent un ensemble, a été fréquemment réalisé par les services photographiques d’Auschwitz, comme on peut le voir de manière évidente dans l’album de la Bauleitung [36][36]Voir, par exemple, Yad Vashem, FA157 2, 73, 166 ou 330. ; il constitue une sorte d’habitude et révèle la volonté de montrer des plans d’ensemble. Dans certains cas, il est aussi possible de pointer l’existence de photographies qui ne nous sont pas parvenues, comme avec les photographies 134 et 148, prises à l’extrémité de la rampe, face au KIII. Elles constituent les parties extérieures d’un triptyque dont la pièce centrale manque.

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29Cet exemple illustre plusieurs caractéristiques de l’album. Tout d’abord, la ventilation des images : ces deux photographies, bien que présentées dans le même chapitre, se situent à quatre pages d’écart, leur liaison se trouve ainsi gommée. Ensuite, on voit ici qu’une photographie ayant été réalisée ne nous est pas parvenue. Pour quelle raison n’a-t-elle pas été retenue ? Est-ce parce que, comme nous le supposons, nous nous trouvons face à un album constitué de reliquats de photographies non utilisées, c’est-à-dire que les deux présentées ici n’avaient pas été choisies lors de la constitution des autres albums ? Que la photographie centrale a été ratée ? Ou alors qu’elle n’a pas été retenue lors de la réalisation de cet exemplaire ?

30Cependant, les reconstitutions de ces séquences, en l’état des recherches, nous permettent d’affirmer avec certitude que l’album est tout d’abord composé de clichés pris essentiellement à l’arrivée d’au moins quatre convois différents : celui de Lili Jacob (au moins vingt photographies, peut-être jusqu’à quarante), celui d’Esther Goldstein (au moins dix-sept photographies) ainsi que deux autres transports (au moins cinq photographies pour l’un, sept pour l’autre) dont la provenance est inconnue. Pour autant, un nombre bien plus grand de convois sont visibles sur les divers clichés : sur la seule rampe, au moins sept transports différents peuvent être identifiés, soit 5 % du total des convois de Hongrie [37][37]Deux transports, dont un est vide, sur la photographie 3, de….

31Les photographies de ces convois ont été prises sur la rampe aussi bien au cours des opérations précédant la sélection que pendant la sélection ou après celle-ci, le photographe suivant des groupes de personnes envoyées vers les chambres à gaz ou celles destinées à être « enregistrées » dans le camp. Outre ces quatre séries qui peuvent être rattachées à un transport présent sur la rampe, différents ensembles ont pu être reconstitués sans qu’il soit pour autant possible de déterminer s’ils se rattachent à ces quatre transports ou en montrent d’autres. Ce sont ces étapes de la sélection, représentant près de deux tiers des photographies, qui constituent le cœur de l’album.

32Sept autres séries conséquentes complètent l’ensemble. Deux ont directement trait aux opérations d’assassinats : une séquence de douze clichés montrant hommes, femmes et enfants cheminant vers les crématoires II et III, qu’aucun élément ne permet de rattacher à un convoi photographié sur la rampe, tandis qu’un autre ensemble, de seize clichés, montre des hommes, femmes et enfants attendant dans le secteur des KIV et V [38][38]La photographie 118, également prise dans le périmètre des…. Trois séries ont quant à elles pour objet les personnes ayant franchi la sélection : une de six clichés consacrée à un groupe d’hommes sortant du Zentralsauna, une deuxième dédiée à un groupe de femmes qui ont aussi subi les opérations d’enregistrement (six clichés également), et une dernière, déjà mentionnée, portant sur plusieurs groupes de femmes dans le camp BIIC. Enfin, deux dernières séries sont constituées de photographies prises pour l’une au Kanada I (onze) et pour l’autre au Kanada II (cinq).

Identifier les convois

33La présence d’un si grand nombre de séries amène à s’interroger sur le fait qu’il s’agisse bien pour l’ensemble des photographies de convois en provenance de Hongrie, d’autres ayant pu être photographiés, puisque sur la période de mai à juillet 1944 des transports conséquents provenant de Theresienstadt, Malines ou encore Drancy sont également arrivés sur la rampe. L’origine hongroise est attestée pour les séries portant sur les convois respectifs de Lili Jacob et d’Esther Goldstein. Là, les séquences peuvent être reconstituées en s’appuyant sur les identifications qu’elles ont réalisées, auxquelles peuvent être rattachés d’autres clichés. Des éléments visuels supplémentaires permettent d’établir que l’on est en présence de convois venant de Hongrie, comme des inscriptions portées sur les parois de wagons, nommant un responsable pour chacun de ceux-ci : Kauffmann (?) Ferenc (photographie 10) et Visman Kalmán (photographie 95).

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34Les étoiles marquant la poitrine des arrivants renvoient aussi à la Hongrie. Pas de « Juif », « Jood » ou « Jude » en leur centre, qui indiqueraient une provenance de France, de Belgique, des Pays-Bas ou d’Allemagne, par exemple. Pas de marquages utilisés dans les territoires de la Pologne occupée (brassard, étoile dans le dos [39][39]C’est par exemple ce type de marquage qui figure dans une série…) non plus. Au contraire, tous portent des étoiles à l’aspect extrêmement rudimentaire et divers (photographie 40 et 67). Découpées à la hâte, aux formes hasardeuses, certaines sont formées par deux pièces de tissu triangulaires inversées (photographie 112) ou même de bandes de tissu disposées de manière à former une étoile (photographie 17), et sont sommairement, voire mal cousues (par exemple, photographies 2, 64 et 79), parfois accrochées avec de simples épingles à nourrice [40][40]Photographies 80, 123, 142..

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35Autant d’éléments qui correspondent aux opérations en Hongrie et à leur extrême rapidité. L’obligation du port de l’étoile, qui intervient par un décret du 31 mars 1944, ordonne à tout juif de plus de 6 ans le port d’une étoile de couleur jaune à six branches d’au moins dix centimètres de diamètres confectionnée avec un tissu de coton, de soie ou de velours et fixé sur la gauche de la poitrine [41][41]László Csősz, Gábor Kádár et Zoltán Vági, The Holocaust in…. Il n’y a pas eu de production centralisée selon un modèle ensuite distribué à la population, comme ce fut le cas dans la plupart des autres territoires où cette mesure a été imposée. En Hongrie, les étoiles furent simplement improvisées pour correspondre d’une manière ou d’une autre à la loi. Parmi les cent quatre-vingt-douze photographies de l’album, rares sont celles qui ne comportent pas d’informations visuelles indiquant effectivement l’origine hongroise des convois.

36En revanche, la datation des clichés avec précision est impossible, en raison des limites des sources. Les listes des « transports » de Hongrie ne nous sont pas parvenues, pas plus que les détails les concernant (constitution, date et lieu de départ, etc.). Les informations collectées par l’International Tracing Service (ITS) ne sont pas d’un grand secours concernant les personnes identifiées sur les photographies, et reflètent le chaos dans lequel a été réalisée l’« opération de Hongrie » : pas de dates précises, mais des périodes (mi-mai, mai, début juin, etc.). Les livres du souvenir des communautés concernées, constitués à partir de documents et de témoignages, ne fournissent pas plus de précisions sur les départs de convois. La seule source permettant d’approcher une datation est la « liste de Kassa », qui recense les transports de Hongrie ayant transité par cette ville (Kosice) [42][42]http://degob.org/tables/kassa.html.. Elle indique quatre convois provenant de Beregszász, passés les 16, 18, 24, et 29 mai. Selon le témoignage de Lili Jacob, son convoi serait celui du 24 mai, qui serait arrivé à Auschwitz le 26 mai [43][43]Sur le témoignage de Lili Jacob et la datation, voir I. Gutman… avec 2 602 personnes selon la « liste de Kassa ». Pour le convoi d’Esther Goldstein, cette liste n’en mentionne qu’un seul provenant de Tecso, le 28 mai, emportant 2 208 personnes. Mais le ghetto de cette ville aurait compté jusqu’à 10 000 personnes [44][44]Randolph L. Braham, The Politics of Genocide : The Holocaust in… et, selon l’Institut Yad Vashem, les déportations auraient été effectuées entre le 22 et le 26 mai [45][45]Gai Miron et Shlomit Shulhani, The Yad Vashem Encyclopedia of…, montrant le peu de fiabilité des sources. Les clichés des deux convois identifiés auraient donc été pris durant la dernière décade de mai. On peut en outre également supposer que certaines photographies ont été prises un dimanche, jour de repos accordé aux détenus astreints au travail : sur les clichés 73, 74 ou encore 91, au second plan, des prisonniers sont visibles dans le BIId, ainsi que du linge étendu, indiquant qu’il pourrait s’agir d’un jour chômé [46][46]Ce détail a d’ailleurs été relevé précédemment (L’Album…. Si l’on suppose que ces clichés datent aussi de mai, et non de juin ou juillet, mois durant lesquels se poursuivent cependant les déportations de Hongrie, il pourrait s’agir des dimanches 22 ou 29 mai 1944.

37Avec au total une douzaine de séries qu’il a été possible de reconstituer, et en tenant compte tout à la fois du nombre de convois et des lieux photographiés, distants de plusieurs kilomètres, il est évident que les clichés ont été réalisés sur une plage de plusieurs jours au minimum, et sans doute même davantage [47][47]Le cliché 165 pourrait dater de l’été 1944 (Tal Bruttmann…. L’album est donc une mosaïque de photographies, réalisées sur une période d’une durée inconnue au printemps et à l’été 1944, et montrant l’opération dans une grande amplitude, contrairement à la manière dont l’album est généralement perçu : un ensemble cohérent, fait d’un seul tenant sur une journée, comme le reflète par exemple le titre de l’une des publications qui lui est consacrée, L’Histoire d’un transport.

Photographies iconiques contre réalité historique

38Certaines photographies de l’album sont devenues la principale représentation des opérations de la Solution finale à Auschwitz, et même au-delà. Elles incarnent aujourd’hui la Shoah à travers le monde, dans les musées, les documentaires ou les publications, au point d’être devenues iconiques, alors qu’elles ont été réalisées pour mettre en avant la qualité du travail effectué par les SS dans le cadre de l’« opération de Hongrie ». Elles ne sont pas la réalité qui prévaut dans le traitement des convois quand ils arrivent à Auschwitz [48][48]La confrontation avec les témoignages suffit à le souligner,…, mais une réalité, mise en scène par les SS à des fins de propagande interne.

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39Parmi les éléments immédiatement perceptibles à la lecture des clichés figure le positionnement du photographe. Certains ont été pris depuis le toit des wagons [49][49]Voir les photographies 3, 4, 16 et 17 qui font partie d’une…, d’autres depuis l’intérieur d’un wagon ou les marches menant à une vigie [50][50]Les photographies 19 et 21 semblent prises depuis l’intérieur…. Parfois, le photographe s’est juché sur un chariot ou la plateforme d’un camion, se trouvant en surplomb à des hauteurs variables [51][51]Les photographies 9, 10 et 173, par exemple. En ce qui concerne…. En revanche, de manière surprenante, aucun cliché n’a été pris depuis le mirador central qui domine l’ensemble de la rampe, ni depuis les différents miradors qui jalonnent les lieux où les photographes opèrent, pas plus sur la rampe que dans le BIIC ou encore le secteur des KIV-KV. Il paraît difficile d’imaginer qu’il se soit agi d’une restriction imposée aux photographes, certaines photographies figurant dans l’album de la Bauleitung ayant été prises depuis le mirador central ou autres. Faut-il y voir un choix purement esthétique, avec des images se voulant au plus près de l’action ?

40Pourtant, nombreuses sont les photographies à avoir été non saisies sur le vif au cours des opérations, mais organisées à dessein par les SS. C’est le cas des clichés 22 et 23, sensiblement identiques et pris à quelques secondes d’intervalle. Le photographe s’est positionné sur le toit d’un wagon afin de montrer comment débute la sélection. À cette fin, l’ensemble des opérations est suspendu le temps que le photographe fixe la scène. On peut voir les SS sur la rampe attendant que les images soient prises avant de passer à l’action. Mais cette suspension de l’activité ne s’arrête pas là et dure un laps de temps important : l’opérateur redescend du wagon, puis prend en photographie (cliché 59) les premiers rangs de femmes et d’enfants (visibles de dos, au bas du cliché 23) qui forment la file au pied du wagon sur lequel il était juché, et l’on peut supposer ici aussi que plusieurs clichés ont été pris, et non un seul.

41Cette photographie 59, utilisée fréquemment pour illustrer la sélection, est totalement mise en scène par les SS, tout comme les clichés 22 et 23. Les opérations sont interrompues depuis plusieurs minutes, le temps que le photographe se hisse sur le toit (probablement en empruntant les marches menant à la vigie du wagon que l’on peut apercevoir au second plan de la photographie 59), puis se positionne et prenne une première série de photographies, redescende ensuite en empruntant le même chemin, parcourt la quinzaine de mètres séparant l’accès de la vigie du centre de la rampe où, une fois arrivé, il photographie à nouveau, cette fois-ci en gros plan. Cela souligne le caractère officiel de cette commande photographique. Les prises de vue interfèrent avec le déroulement des opérations, les ralentissent, alors que, dans le même temps, jamais autant de transports ne sont arrivés à Auschwitz. Chaque jour durant cette période, ce sont de deux à six convois qui parviennent sur la rampe depuis la Hongrie, sans oublier les arrivées depuis d’autres pays.

42Le caractère posé de la photographie est d’autant plus évident quand on observe les personnes qui y figurent. La plus grande partie d’entre elles (femmes, enfants ainsi que le prisonnier visible sur la droite) fixe le photographe. Aucune autre opération qui attirerait leur regard n’est en cours. Walter, ou Hofmann, se tient face à eux, les interpellant éventuellement le temps de réaliser ses clichés. Un autre exemple de mise en scène peut être souligné en comparant les photographies 3 et 16.

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43La photographie 3 montre un train « traité », vide et des SS positionnés et prêts à ouvrir les portes des wagons du train en attente. L’image est censée montrer la cadence des convois et l’efficience des SS. Pourtant, la comparaison avec la photographie 16 permet de pointer la mise en scène. Alors que le débarquement des juifs débute à peine sur celle-ci, l’autre train a déjà quitté la rampe, les biens visibles au centre de la photographie 3 ont été évacués. De même, la plupart des déchets, visibles le long des wagons vides, ont été nettoyés, tandis qu’un camion s’est posté dans la partie haute de ce tronçon de la rampe et que les SS ont disparu [52][52]Seuls deux SS semblent être visibles sur le cliché 16., remplacés par des détenus de l’Aufräumungskommando (le Kommando Kanada). De longues minutes se sont écoulées entre ces deux clichés, peut-être même plus d’un quart d’heure, le temps que toutes ces opérations soient réalisées. Dès lors, la posture des SS s’apprêtant à ouvrir les portes des wagons sur la photographie 3 n’a pas de sens : les personnes auraient débarqué, alors que ces opérations n’avaient pas encore été effectuées. La photographie 3 a été mise en scène afin de servir le propos de l’album, l’efficacité. Les trois SS visibles au premier plan, déambulant sereinement, sont là pour symboliser le calme dans lequel s’effectue le travail. Dans les faits, une fois ce cliché pris, les portes des wagons n’ont pas été ouvertes. Le déblaiement de la rampe a été opéré par les détenus du Kommando Kanada, pendant que le transport vide partait et que le camion venait se placer sur la rampe. Ce n’est qu’après que le convoi suivant a été ouvert par les SS.

44La manière dont les représentations se sont ancrées à travers certaines de ces images peut aussi être interrogée. Les rescapés évoquent généralement le déroulement de la sélection comme débutant avec les femmes et les enfants, et se poursuivant avec les hommes, celles et ceux la franchissant étant immédiatement dirigés « vers le camp ». C’est ce que donnent en effet à voir certaines de ces photographies, comme la 27. Pourtant, la sélection est loin d’être un processus uniforme et réglé au millimètre, reproduit à l’identique, convoi après convoi. Les photographies révèlent que les SS ont différentes manières d’organiser les sélections, et non une seule comme tendrait à le montrer la photographie 27 et d’autres identiques. Il arrive ainsi que les deux files, hommes d’une part, femmes et enfants de l’autre, soient sélectionnées simultanément. C’est ce qui découle de l’analyse d’une série montrant des hommes envoyés à la chambre à gaz et arrêtés par le photographe alors qu’ils pénètrent dans la Strasse A. Sur la photographie 111, alors que des hommes sont tournés face au photographe, un groupe de femmes et d’enfants pénètrent dans le champ à gauche, tandis que d’autres femmes sont visibles passant derrière le groupe d’hommes à l’arrêt au second plan.

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45Autre exemple de représentations contredites par les photographies : l’envoi immédiat de chaque personne sélectionnées en direction du camp. Dans plusieurs séries, on peut distinguer des personnes sélectionnées qui attendent, parquées sur la rampe, contrairement à ce qui est le plus souvent évoqué. C’est le cas pour un groupe de femmes, rassemblées sur la Hauptstrasse (clichés 81, 82, 84 à 88, 90), de même que pour un groupe d’hommes (42, 53/79 et 78), alors que la sélection, visible à l’arrière-plan, continue. C’est également le cas pour des hommes qui, sélectionnés, attendent sur les rails de la voie numéro 2 (68 et 76), de même que durant la sélection du convoi de Tacovo (Tecso en hongrois), comme cela est visible au second plan de la photographie 35. Une telle répétition indique que ces mises en attente de sélectionnés, sur la rampe, sont habituelles.

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46Pour quelle raison sont-ils parqués là ? On peut supposer que des opérations (gazage ou incinération des corps) sont en cours dans le secteur des KIV et KV, secteur que doivent traverser ceux dirigés vers le Zentralsauna pour être enregistrés. Mais cette hypothèse ne peut que difficilement s’appliquer à la série de Tacovo, dans laquelle on voit les condamnés à mort dirigés vers les chambres à gaz des KII et KIII, dans le prolongement de la rampe, tandis que des hommes sélectionnés attendent sur la voie ferrée centrale.

47Des photographies de l’album ne correspondent pas aux représentations communes et se trouvent négligées, supplantées par d’autres photographies qui entrent en résonance avec les représentations communes. Pourtant, certains récits de rescapés, notamment ceux collectés auprès des survivants hongrois en 1945 par le Deportaltakat Gondozo Bizottsag (DEGOB, Comité d’assistance aux déportés), sont tout aussi révélateurs que les photographies sur les variations de procédure de la sélection et s’avèrent d’une grande richesse à cet égard [53][53]Le questionnaire mis en place par DEGOB comporte douze….

48Les exemples sur le poids des photographies dans la fixation de représentations erronées peuvent être multipliés. Mais la plus importante entre toutes, tant elle déforme la réalité dans laquelle se déroule les opérations de la Solution finale à Auschwitz, est liée à la production même de ces clichés et leur est inhérente : c’est de nuit que l’immense majorité des convois acheminés de 1942 à 1944 sont arrivés, comme le rapportent d’innombrables acteurs et rescapés. Ainsi, dans son journal, le SS Johann Paul Kremer, affecté à la rampe à partir de septembre 1942, note que les sélections sur la rampe interviennent de nuit [54][54]Voir Bezwinska Jadwiga et Czech Danuta. (dir.), Auschwitz vu…. Simone Veil, Primo Levi, Élie Wiesel, tous déportés en 1944, de France, d’Italie et de Hongrie, arrivent de nuit. Rudolf Vrba, affecté à la Judenrampe, évoque son travail nocturne, tout comme Gedalia Ben-Zvi, lui aussi membre de l’Aufräumungskommando. Spécifiquement interrogé à ce sujet par le juge Halevi pendant le procès Eichmann, Ben-Zvi rapporte que « la plupart [des convois] arrivaient la nuit, mais durant la période de pic d’activité [la déportation des Hongrois], c’était apparemment de jour comme de nuit. Mais dans la plupart des cas, les transports étaient acheminés de manière à arriver de nuit [55][55]Session 71, 8 juin 1961. Le texte est consultable sur… ».

49La raison d’arrivées essentiellement nocturnes est sans doute imputable à la nature même d’Auschwitz, lieu multiple dont le centre de mise à mort n’est que l’une des facettes. Qu’il s’agisse de la Judenrampe[56][56]Celle-ci est placée en bordure du nœud ferroviaire d’Auschwitz… ou, à partir de 1944, de la nouvelle rampe, le débarquement de milliers de personnes et les opérations de sélection qui s’ensuivent durant plusieurs heures se tiennent dans un espace où se déroulent d’autres activités, notamment celle des détenus du camp. L’arrivée d’un transport a un effet direct sur le fonctionnement quotidien du camp, forçant à suspendre une partie de l’activité concentrationnaire au profit de la Solution finale. Cette interruption est visible sur l’un des clichés montrant des hommes entrant dans la Strasse A. Des outils ont été abandonnés à même le sol, laissant supposer que les détenus travaillant à des tâches de terrassement sur la Strasse A ont suspendu leur besogne et ont été renvoyés dans le camp, le temps des opérations de sélection (photographie 69). L’activité des différents Kommandos de prisonniers astreints à l’aménagement du camp, qui mobilise en décembre 1943 plus de 11 000 détenus [57][57]Tal Bruttmann, Auschwitz, Paris, La Découverte, « Repères »,…, est de fait totalement absente de ces images (alors qu’elle est l’objet de l’album de la Bauleitung), car elle ne peut se dérouler quand les convois arrivent, là où circulent et travaillent les détenus. Pourtant, sur deux clichés (27 et 33), il est possible de voir des prisonniers au travail : ils creusent le fossé séparant la Hauptstrasse de la rampe. Se trouvant dans une tranchée, ils sont physiquement isolés des opérations menées sur la rampe et des victimes qui passent à quelques mètres d’eux en direction des KII et KIII.

50Ainsi les photographies de l’« album d’Auschwitz » ne témoignent-elles pas des conditions habituelles d’arrivée des convois et de la sélection. Elles sont avant tout révélatrices de la manière dont les SS d’Auschwitz veulent présenter à leur hiérarchie la qualité de leur travail, montrant la fluidité des opérations, volontairement aseptisées, telles qu’elles sont escomptées par les décideurs du Reich. Il s’agit, en définitive, d’une version idéalisée de la conduite de la Solution finale à Auschwitz.

Notes

  • [1]
    Hamburger Institut für Sozialforschung (dir.), Vernichtungskrieg : Verbrechen der Wehrmacht 1941 bis 1944. Ausstellungskatalog, Hambourg, Hamburger Edition, 1996 ; Hamburg Institute for Social Research, The German Army and Genocide : Crimes against War Prisoners, Jews, and other Civilians in the East, 1939-1944, New York, The New Press, 1999.
  • [2]
    La polémique est analysée par Laurence Perrigault, « Étude de réception de l’exposition : “Les Parisiens sous l’Occupation” », in Bérengère Voisin (dir.), Du récepteur ou l’art de déballer son pique-nique, actes de colloque, http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?etude-de-reception-de-l-exposition.html.
  • [3]
    « The Camera as Weapon : Documentary Photography and the Holocaust », Simon Wiesenthal Center Annual, 1, 1984, p. 45-68, « Images of the Holocaust », Holocaust and Genocide Studies, 1 (1), 1986, p. 27-61, et 2, 1986, p. 193-216 ; « Photography and the Holocaust », History of Photography, 23 (4), 1999, p. 303-312.
  • [4]
    Ilsen About et Clément Chéroux, « L’histoire par la photographie », Études photographiques, 10, novembre 2001, p. 8-33
  • [5]
    Sarah Gensburger, Witnessing the Robbing of the Jews : A Photographic Album, Paris, 1940-1944, Bloomington, Indiana University Press, 2015.
  • [6]
    Voir notamment la revue Études photographiques.
  • [7]
    André Rouillé, La Photographie, entre document et art contemporain, Paris, Gallimard, 2005.
  • [8]
    Plusieurs photographies tenant une place importante dans les représentations de la Shoah ont fait l’objet d’études particulières. Sur « l’enfant du ghetto », voir Richard Raskin, A Child at Gunpoint : A Case Study in the Life of a Photo, Aarhus, Aarhus University Press, 2004 ; Frédéric Rousseau, L’Enfant juif de Varsovie : histoire d’une photographie, Paris, Éd. du Seuil, 2009. Sur les quatre photographies du Sonderkommando, voir Clément Chéroux (dir.), Mémoire des camps : photographies des camps de concentration et d’extermination nazis (1933-1999), Paris, Marval, 2001 ; Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Éd. de Minuit, 2003.
  • [9]
    Parmi les cent quatre-vingt-dix-sept clichés, plusieurs ont été donnés par Lili Jacob, découvreuse de l’album. La numérotation en usage des photographies de l’album est celle attribuée à l’occasion du procès de Francfort-sur-le-Main, à un moment où les lacunes étaient plus nombreuses, si bien que l’ultime photographie est numérotée 190, alors qu’il s’agit formellement de la 197e. Depuis, plusieurs clichés ont été retrouvés (voir notamment Serge Klarsfeld, « L’Album d’Auschwitz », in L’Album d’Auschwitz, Paris, Canopé/Fondation pour la Mémoire de la Shoah, 2014, p. 51-52), mais sans que la numérotation ne soit revue et conduisant à la présence de numéros bis. Nous avons opté pour une renumérotation, fondée sur l’attribution d’un numéro à chaque cliché, présent ou absent, en respectant le sens de lecture d’une page : de gauche à droite et de haut en bas. Cette numérotation sera utilisée dans l’ouvrage consacré à l’étude de l’album, à paraître en Allemagne en 2018, et dont cet article présente une partie des analyses. À ce jour, cinq clichés sont manquants. L’objet de deux de ces photographies est cependant connu : l’un est une photographie de rabbins, l’autre le Kanada et les biens s’y trouvant. L’album est conservé par Yad Vashem sous la cote FA 268.
  • [10]
    C’est sous ce titre qu’il a été publié. Voir par exemple Peter Hellman, The Auschwitz Album : A Book Based upon an Album Discovered by a Concentration Camp Survivor, Lili Meier, New York, Random House, 1981 ; Israel Gutman et Bella Gutterman (dir.), The Auschwitz Album : The Story of a Transport, Jérusalem/Auschwitz, Yad Vashem/Auschwitz-Birkenau State Museum, 2008 ; L’Album d’Auschwitzop. cit.
  • [11]
    Yad Vashem, FA 157. L’album compte 88 pages et 398 photographies. Sur les auteurs de cet album, réalisé par le service photographique de la Bauleitung, voir Janina Struk, Photographing the Holocaust : Interpretations of the Evidence, Londres, I.B. Tauris, 2011, p. 106-107. Sur la provenance de cet album, voir Annette Wieviorka, Auschwitz : 60 ans après, Paris, Robert Laffont, 2005, p. 87.
  • [12]
    L’album, remis en 2015 à l’USHMM, est titré « SS Truppenlazarett erbaut von der Zentralbauleitung der Waffen-SS und Polizei, Auschwitz OS 1944 » (USHMM, 2015.66.1).
  • [13]
    Christoph Busch, Stefan Hördler et Robert Jan van Pelt (dir.), Das Höcker-Album : Auschwitz durch die Linse der SS, Darmstadt, Von Zabern, 2016.
  • [14]
    Il ne s’agit pas des seuls documents photographiques montrant la Solution finale à Auschwitz. Celle-ci est documentée par deux autres séries photographiques : les clichés dits du Sonderkommando, pris par Alberto Errera (« Alex ») et dont les tirages sont conservés au Musée d’Auschwitz (Neg.nr 280-283) ainsi que différentes photographies aériennes de l’US Air Force (National Archives and Records Administration (NARA), Record Group 373, Records of the Defense Intelligence Agency, 1920-2006), et surtout de la South African Air Force, sur lesquelles ont peut distinguer des crémations (http://ncap.org.uk/search/keywords/plawy). En outre, il existe d’autres photographies prises dans différents centres de mise à mort (Treblinka, Ponar, Chelmno, etc.).
  • [15]
    Sur cet aspect et sur la manière dont l’album a ensuite été remis à Yad Vashem, voir Serge Klarsfeld, « L’histoire de l’Album d’Auschwitz », in L’Album d’Auschwitzop. cit., p. 13-33.
  • [16]
    Session 70, 9 août 1961. La vidéo de ce témoignage est consultable sur le site de l’USHMM (https://collections.ushmm.org/search/catalog/irn1001905).
  • [17]
    La déposition du 13 août est consultable en ligne à l’adresse suivante : http://www.auschwitz-prozess.de/. À ce sujet, voir S. Klarsfeld, « L’histoire de l’Album d’Auschwitz », art. cité, p. 22.
  • [18]
    Ilsen About et Clément Chéroux, « La transplantation des juifs de Hongrie », in C. Chéroux (dir.), Mémoire des camps…op. cit., p. 68-73, p. 68 ; Anna Dobrowolska, The Auschwitz Photographer, Varsovie, Rekontrplan Film Group, 2015, p. 164. Sur Bernhard Walter et Ernst Hofmann, voir J. Struk, Photographing the Holocaust…op. cit., p. 102-116.
  • [19]
    J. Struk, Photographing the Holocaust…op. cit., p. 103.
  • [20]
    Sur l’interdiction à Auschwitz, voir Franciszek Piper, Auschwitz, 1940-1945 : Central Issues in the History of the Camp, vol. 3 : Mass Murder, Auschwitz, Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau, 2000, p. 97.
  • [21]
    Wilhelm Brasse et Maria Anna Potocka, Wilhelm Brasse, Fotograf 3444 : Auschwitz 1940-1945, Cracovie/Berlin, MOCAK Museum für Gegenwartskunst in Krakau/Revolver Publishing by VVV, 2012, p. 120.
  • [22]
    Au cours de la période de mai à juillet 1944, outre les juifs de Hongrie, 30 000 personnes sont déportées dans le cadre de la Solution finale vers Auschwitz selon Franciszek Piper, Auschwitz : How Many Perished Jews, Poles, Gypsies…, Auschwitz, Frap-Books, 2005.
  • [23]
    On peut voir l’état des travaux au 4 avril sur une photographie aérienne (NARA, Record Group 373, 305 983). Selon Rudolf Vrba, ceux-ci avaient débuté en janvier (Rudolf Vrba, Je me suis évadé d’Auschwitz, Paris, J’ai lu, 2004, p. 293).
  • [24]
    Tal Bruttmann, « Auschwitz-Birkenau et la déportation des juifs de Hongrie, mai-juillet 1944 », in Fabrice Virgili et Annette Wieviorka (dir.), Raoul Wallenberg : sauver les juifs de Hongrie, Paris, Payot, 2015, p. 67-86.
  • [25]
    Partie « Krematorien KGL ». KGLKriegsgefangenenlager (camp de prisonniers de guerre) est la dénomination officielle de Birkenau.
  • [26]
    Voir Sylvie Lindeperg, La Voie des images : quatre histoires de tournage au printemps-été 1944, Lagrasse, Verdier, 2013.
  • [27]
    Voir, par exemple, le rapport qui lui est adressé en février 1944 par Arthur Seyss-Inquart au sujet du « règlement de la question » dans les Pays-Bas (http://www.nizkor.org/hweb/people/e/eichmann-adolf/transcripts/Sessions/Session-035-03.html).
  • [28]
    Tal Bruttmann, Stefan Hördler et Christoph Kreutzmüller, « Auschwitz im Bild : zur kritischen Analyse der Auschwitz-Alben », Zeitschrift für Geschichtswissenschaft, 63 (7-8), 2015, p. 609-632.
  • [29]
    F. Rousseau, L’Enfant juif de Varsovie…, op. cit., p. 60.
  • [30]
    Non compris le cliché 165, bien que pris sur la rampe à l’entrée du BI mais montrant un groupe de femmes ayant été « enregistrées » et dirigées dans le camp.
  • [31]
    USHMM, Osobyi Archive, RG 11.001M.65 (502.2.112), Lage-und Absteckungsplan, 21 juin 1944.
  • [32]
    Voir les cartes de Birkenau en 1942 et 1944 page 125 de ce numéro.
  • [33]
    Voir les différents plans en USHMM, Osobyi Archive, RG 11.001M.68 (502.2.132), notamment le Radienplan du 19 juillet 1943.
  • [34]
    Parmi ces trente-quatre clichés, les 116 et 124 sont pris juste à l’extérieur, avec le portail en arrière-plan, mais s’inscrivent dans la logique de cet ensemble.
  • [35]
    Un triptyque de l’album avait déjà été identifié dans Piotr Cywinski et Jadwiga Pinderska-Lech, Auschwitz-Birkenau : le lieu où tu te tiens…, Auschwitz, Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau, 2012, p. 14-16.
  • [36]
    Voir, par exemple, Yad Vashem, FA157 2, 73, 166 ou 330.
  • [37]
    Deux transports, dont un est vide, sur la photographie 3, de même que deux autres sur la 9. Il est possible que les photographies 12, 14 et 18 soient le prolongement de l’un de ces transports, ou un autre. La série débutant avec le cliché 23 montre un cinquième transport, le cliché 37 deux autres.
  • [38]
    La photographie 118, également prise dans le périmètre des KIV-KV, ne peut pas être formellement rattachée à cet ensemble.
  • [39]
    C’est par exemple ce type de marquage qui figure dans une série de dessins réalisés par un détenu en 1943 montrant une « sélection » sur la Judenrampe (Agnieszka Sieradzka, Le Carnet de croquis d’Auschwitz, Auschwitz, Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau, 2014, p. 14).
  • [40]
    Photographies 80, 123, 142.
  • [41]
    László Csősz, Gábor Kádár et Zoltán Vági, The Holocaust in Hungary : Evolution of a Genocide, Lanham, Alta Mira Press, 2013, p. 73-74.
  • [42]
  • [43]
    Sur le témoignage de Lili Jacob et la datation, voir I. Gutman et B. Guterman (dir.), The Auschwitz Album…op. cit., notamment Gideon Greif, « The “Auschwitz Album” : The Story of Lili Jacob », p. 72-86, p. 73.
  • [44]
    Randolph L. Braham, The Politics of Genocide : The Holocaust in Hungary, Detroit, Wayne State University Press, 2000, p. 120.
  • [45]
    Gai Miron et Shlomit Shulhani, The Yad Vashem Encyclopedia of the Ghettos during the Holocaust, Jerusalem, Yad Vashem, 2009, vol. 2, p. 818-819.
  • [46]
    Ce détail a d’ailleurs été relevé précédemment (L’Album d’Auschwitzop. cit., p. 126-127).
  • [47]
    Le cliché 165 pourrait dater de l’été 1944 (Tal Bruttmann et al., « Auschwitz im Bild… », art. cité).
  • [48]
    La confrontation avec les témoignages suffit à le souligner, notamment dans le cas des rescapés de Hongrie. Voir le fonds du Deportaltakat Gondozo Bizottsag (DEGOB, Comité d’assistance aux déportés), par exemple.
  • [49]
    Voir les photographies 3, 4, 16 et 17 qui font partie d’une même série ; les photographies 22 et 23 qui appartiennent à une autre série ; et dans une troisième série, notamment, les 26, 27 31, 33, 34.
  • [50]
    Les photographies 19 et 21 semblent prises depuis l’intérieur d’un wagon, la photographie 20 depuis des marches.
  • [51]
    Les photographies 9, 10 et 173, par exemple. En ce qui concerne les clichés 89, 91 et 92, le photographe est probablement en surplomb sur le talus qui longe la Strasse A.
  • [52]
    Seuls deux SS semblent être visibles sur le cliché 16.
  • [53]
    Le questionnaire mis en place par DEGOB comporte douze questions, dont une porte sur l’arrivée à Auschwitz.
  • [54]
    Voir Bezwinska Jadwiga et Czech Danuta. (dir.), Auschwitz vu par les SS, Auschwitz, Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau, 1998, p. 150-217. Sur ce journal, voir aussi l’article de Nicolas Mariot dans ce numéro.
  • [55]
  • [56]
    Celle-ci est placée en bordure du nœud ferroviaire d’Auschwitz où la circulation est importante. Il est probable que les SS aient préféré réaliser les opérations de nuit, plutôt que de jour, dans un espace qui est par ailleurs totalement ouvert.
  • [57]
    Tal Bruttmann, Auschwitz, Paris, La Découverte, « Repères », 2015, p. 90.

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