Swastika Night


Publiée en 1937, la dystopie de Katharine Burdekin est tombée dans l'oubli. Autopsie d'un récit viscéral et féministe, à mi-chemin entre «1984» et «La Servante écarlate».

Un nazi et un étudiant de l'Académie de l'exercice physique examinent des documents pillés dans la bibliothèque du Dr Magnus Hirschfeld, directeur de l'Institut des sciences sexuelles à Berlin, le 6 mai 1933. | United States Holocaust Memorial Museum via Wikimedia Commons
Un nazi et un étudiant de l'Académie de l'exercice physique examinent des documents pillés dans la bibliothèque du Dr Magnus Hirschfeld, directeur de l'Institut des sciences sexuelles à Berlin, le 6 mai 1933. | United States Holocaust Memorial Museum via Wikimedia Common

À quoi ressemblerait la planète si le rêve de Hitler avait été réalisé? C'est-à-dire si son projet d'annihilation des races jugées «inférieures» et d'extension du Lebensraum («espace vital») s'était concrétisé, achevant le Reich millénaire qu'il appelait de ses vœux?

Les disciples de l'uchronie –on dit aussi «histoire alternative»– sont nombreux à s'être posés la question, à commencer par l'écrivain Philip K. Dick, qui a épluché le sujet dans Le Maître du Haut Château (1962). Mais c'est une chose d'utiliser le récit du passé pour le prolonger dans la fiction; c'en est une autre de l'anticiper au cœur même des événements.

Katharine Burdekin est une autrice britannique dont on ne sait pas grand-chose, si ce n'est qu'elle est née en 1896 dans le Derbyshire et qu'elle a publié une bonne dizaine de romans d'anticipation au cours de sa vie –elle a toutefois signé la plupart de ses écrits du pseudonyme Murray Constantine, à la fois pour gagner en crédit auprès des éditeurs et protéger sa famille des répercussions de son œuvre. On ne lèvera le voile sur son identité qu'après sa mort, en 1963.

Adolf avant Hitler

Publié en 1937, son roman Swastika Night –une référence aux croix gammées qui ornent les étendards nazis– est le plus stupéfiant. L'intrigue se déroule dans un monde conquis par les vainqueurs, à savoir le Reich allemand et le Japon impérial, sept siècles après la conclusion de la guerre (qu'Hitler a personnellement remportée aux commandes d'un avion de chasse). Rigide et aseptisé, saturé de propagande, cet environnement dystopique a banni l'éducation, l'art, l'histoire et les livres; il se méfie du langage et de l'émotion, et condamne les étrangers à servir d'esclaves aux puissants.

La population juive, quant à elle, a été exterminée depuis longtemps. «Les juifs de Palestine ont été tués, massacrés jusqu'au dernier homme et au dernier enfant, lorsque l'armée impériale allemande a pris Jérusalem», explique un des protagonistes. Prémonitoire? À l'époque de son écriture, la guerre n'a pas encore été déclarée. Le Führer lui-même a assuré, le 13 octobre 1937, que le territoire belge ne ferait pas l'objet d'une action militaire.

Certes, les contours de sa politique raciale se dessinent –en 1937, la première exposition «d'art dégénéré» vient de se tenir à Munichles camps de concentration de Sachsenhausen et de Buchenwald sortent tout juste de terre et la suprématie de la race aryenne est annoncée dans Mein Kampf–, mais la «solution finale», entamée en 1942, n'a pas encore d'élan.

C'est là toute la force visionnaire de Swastika Night: l'avertissement de l'Holocauste précède la Kristallnacht (la nuit de Cristal), premier jalon de la Shoah, de plus d'une année. En outre, l'ouvrage paraît dans un contexte où Hitler a encore la sympathie de gouvernants et de diplomates étrangers. L'année précédente, en 1936, il ouvrait en grande pompe les Olympiades de Berlin, ouvertement soutenu par Pierre de Coubertin qui admettait «admirer intensément» le Führer. En 1937, à grand renfort de traités et de petits fours diplomatiques, on croit encore pouvoir éviter un conflit ouvert.

Le mal par le mâle

Mais Katharine Burdekin n'a pas fait qu'anticiper la Shoah en plantant un décor stérile où toute mémoire est devenue clandestine. Elle examine également le culte de la masculinité qui y sévit. Hitler y est vénéré comme un dieu –le livre s'ouvre sur une messe donnée dans la chapelle Saint-Hitler–, tandis que les femmes, à l'inverse, sont parquées dans des camps de concentration où elles servent de bétail reproductif. La hiérarchie sociale est claire«Les chevaliers et les nazis en occupent le sommet, tandis que les étrangers servent de main d'œuvre servile et les femmes, uniquement destinées à la perpétuation de la race, sont réduites à l'état animal.»

Plutôt que de se focaliser sur la brutalité et l'horreur, Katharine Burdekin se sert du décor qu'elle a sous les yeux, en particulier de l'Angleterre misogyne des années 1930, pour imprimer sa philosophie féministe. Dans son ouvrage, la masculinité s'exerce à travers la boxe, le sport, le travail manuel: «des muscles forts» répondent aux «cerveaux faibles». Martelé par les fidèles du temple d'Hitler, le credo en vogue déborde de masculinité toxique: «Je crois à la fierté, au courage, à la violence, à la brutalité, à l'effusion de sang, à la cruauté et à toutes les autres vertus militaires et héroïques.»

Finalement, le roman de Katharine Burdekin capture l'essence même de la dictatureindissociable du machisme guerrier, elle renvoie la gent féminine à sa condition reproductrice. Chargée de porter et d'élever les futurs patriotes, elle doit être docile et féconde, tandis que les figures masculines, couronnées de prestige viril, sont glorifiées. En outre, Katharine Burdekin prend le contre-pied des mœurs de son époque en présentant l'homosexualité –qui ne sera légalisée qu'en 1967 dans la loi britannique–, comme un phénomène organique et spontané, et non le résultat d'un choix délibéré ou d'une maladie mystérieuse. Il était temps!

Tombé dans l'oubli jusqu'à sa redécouverte dans les années 1980, le récit Swastika Night est remarquable d'anticipation. Surveillance de masse, stéréotypes sexués, religion organisée, propagande et répression: il s'agit peut-être d'une des œuvres les plus orwelliennes du XXe siècle. Et ce, douze ans avant 1984.

Nicolas Méra


Commentaires

Articles les plus consultés