"Le Drapeau rouge sur le Reichstag", une photo-symbole savamment fabriquée

 

Un soldat soviétique agite le drapeau soviétique sur le toit du Reichstag, le 2 mai 1945. (© Yevgeny Khaldei/Corbis)
  • Nous sommes le 2 mai 1945. Un drapeau soviétique flotte sur le toit du

Nous sommes le 2 mai 1945. Un drapeau soviétique flotte sur le toit du Reichstag, qui abritait le pseudo-Parlement du IIIe Reich. Les troupes de l'Armée rouge viennent de prendre la capitale allemande.

Quelques jours plus tôt, en avril 1945, alors que les combats faisaient encore rage à Berlin, Staline avait chargé les photographes de l'armée soviétique d'immortaliser la victoire sur l'Allemagne nazie. "Tout le monde voulait aller au Reichstag", se souvient l'auteur de la photo, Evgueni Khaldei, cité par Arte. A l'époque, Evgueni est un jeune photographe de guerre de 28 ans, qui travaille pour l'agence russe Tass, la principale agence de presse de l'URSS, qui publie les photos officielles du régime stalinien.


(© Yevgeny Khaldei/Corbis)

Sur la scène saisie par le photographe, deux ou trois soldats soviétiques, selon la prise de vue. Officiellement, selon le régime stalinien, ces soldats sont le Géorgien Meliton Kantaria, chargé par Staline lui-même d'aller placer un drapeau soviétique sur le Reichstag,et des Russes Mikhaïl Egorov et Alekseï Bérest.

Evgueni Khaldeï avoue avoir beaucoup tâtonné avant de réaliser LA photo qui restera dans l'histoire. 

J'ai longtemps cherché le meilleur angle. Je voulais que la photographie montre quelque chose de Berlin. J'ai utilisé une pellicule entière, 36 clichés."

Une photo d'Evgueni Khaldei est publiée pour la première fois le 13 mai 1945, dans le magazine soviétique "Ogoniok" ("La Petite Flamme"). 


Ce n'est pas le cadrage le plus connu de la scène, qui fera ensuite le tour du monde et deviendra, pour les Européens, la photo symbolique de la victoire des alliés sur l'Allemagne nazie. D'où sa présence quasi-systématique dans les livres d'histoire abordant la Seconde guerre mondiale.

Une véritable photo de propagande

Quelle est l'histoire secrète du cliché ? Cette photo a tout d'une image de propagande. Elle transpire la fierté nationale et démontre aux yeux du monde la domination de l'URSS sur l'Allemagne nazie, mais également sur les autres grandes puissances : les Soviétiques ne sont-ils pas, en effet, les premiers arrivés à Berlin ?

Mais au-delà des symboles, c'est le processus de fabrication de ce cliché qui est très contestable. La photo d'Evgueni Khaldeï a en effet été préparée en amont, mise en scène, retouchée et… légendée à des fins politiques. 

  • Une photo préparée

Lorsqu'il entre à Berlin en mai 1945, Evgueni Khaldeï entend, de son propre aveu, transposer la photo prise par l'Américain Joe Rosenthal à Iwo Jima.

Avec ce cliché de six GI en train de planter le drapeau américain sur le mont Suribachi de l'île d'Iwo Jima, tout juste arrachée aux Japonais, le photographe américain a en effet réussi la photo qui symbolise la victoire des Etats-Unis sur le Japon, dans cette "autre guerre", de l'autre côté du globe. Sa photo lui permettra même de décrocher le prix Pulitzer.


(Joe Rosenthal/AP/SIPA)

Evgueni Khaldeï, qui a eu l'occasion de voir "Raising the flag on Iwo Jima" dans les journaux, espère donc pouvoir réaliser la réplique soviétique.

Comme les drapeaux sont plutôt rares, "il a demandé, quelques jours plus tôt, à Grisha Lioubinsky, l'économe de l'agence Tass, de lui offrir quelques-unes des belles nappes rouges qu'il utilise lors des réunions du Parti", expliquent Pierre Bellemare et Jérôme Equer dans "Histoire secrète des 44 photos qui ont bouleversé le monde".

Chargé de son butin, Khaldeï est rentré chez lui. Puis, à l'aide de son ami le tailleur Israël Kichitser, il a fabriqué dans la nuit trois drapeaux soviétiques, la confection des emblèmes du marteau et de la faucille ayant été les tâches les plus délicates."

Voilà le photographe fin prêt, non pas à saisir une scène symbolisant la victoire de l'Armée rouge, mais bien à créer cet événement, qui, sans ses propres drapeaux, n'aurait peut-être pas eu lieu...

  • Une photo mise en scène

Le premier de ses drapeaux fut planté à l'aéroport de Tempelhof où se dresse un aigle gigantesque, symbole du Reich hitlérien. Le deuxième sera érigé au sommet de la porte de Brandebourg, devant le quadrige de Johann Gottfried Schadow, sur lequel trône la déesse de la Victoire. Mais à chaque fois le photographe manque de recul. Impossible de montrer Berlin.

Il ne lui reste plus qu'un drapeau, ce sera pour le toit du Reichstag. Un drapeau soviétique y avait déjà été planté le 30 avril, à 22h40, alors que Berlin était encore en proie aux combats. D'où l'absence de photographe sur place… De toute façon, la nuit n'aurait pas permis de prendre le moindre cliché valable. Et, le lendemain, les Allemands avaient réussi à le décrocher. La photo d'Evgueni Khaldeï ne sera donc prise que deux jours plus tard, le 2 mai, quand les photographes pourront enfin entrer dans la capitale allemande dévastée.

"Devant le Reichstag, j'en ai sorti un et les soldats se sont écriés : 'Donnez-nous ce drapeau, on va le planter sur le toit'", racontera le photographe à "Libération", 50 ans plus tard.

J'ai demandé à un jeune soldat de le tenir le plus haut possible. Il avait 20 ans, il s'appelait Alexis Kovalev [un nom qui ne correspond pas aux trois précités, mais nous y reviendrons, NDLR]. Je cherchais le bon angle, je lui ai demandé de grimper encore plus haut. Il a répondu 'd'accord, mais que quelqu'un me tienne les pieds'. Ce qui a été fait. La photo est partie, a plu, etc."
  • Une photo retouchée

Certes, lorsque Evgueni Khaldeï l'envoie à Moscou, sa photo plait beaucoup. Mais il ne suffit que "d'un rapide coup d'œil à Palgounov, le rédacteur en chef de l'agence Tass, pour constater que la photo de Khaldei est impubliable en l'état", assurent néanmoins Pierre Bellemare et Jérôme Equer.

A "Libération", le photographe confirme : "J'ai reçu un coup de téléphone du rédacteur en chef de l'agence Tass : 'Ça ne va pas. Le soldat d'en bas, qui tient les pieds de l'autre, a deux montres, une à chaque poignet ! Il faut arranger ça !'"

"Révéler qu'un héros de l'Union soviétique, libérateur de la capitale du Reich, est un détrousseur de cadavre est évidemment inconcevable", expliquent, cinglants, Pierre Bellemare et Jérôme Equer. Surtout qu'il existait un dicton disant "le soldat rouge n'a que deux faiblesses : les bottes et les montres"…


(AFP PHOTO / TASS / YEVGENIY KHALDEI)

Pour que la photo puisse être publiée malgré tout, Evgueni Khaldei "gratte délicatement un contretype du négatif avec la pointe d'une aiguille et fait disparaître du poignet droit la montre surnuméraire. Ce n'est qu'après la chute du communisme et la dislocation de l'empire soviétique que Khaldei révèle la vérité en exposant un tirage réalisé à partir de son négatif original, c'est-à-dire montrant que l'officier figurant sur sa photo portait une montre à chaque poignet."

Après avoir supprimé cette montre, Evgueni Khaldeï a également renforcé l'aspect dramatique de son cliché en renforçant les noirs. Les nuages de fumée sont ainsi beaucoup plus menaçants et donnent l'impression que Berlin est toujours déchirée par les combats.

  • Une photo légendée à des fins politiques

Pendant 50 ans, les trois soldats sur la photo étaient officiellement le Géorgien Meliton Kantaria, et les Russes Mikhaïl Egorov et Alekseï Bérest.

En réalité, ce serait Staline lui-même qui aurait désigné au hasard ces trois soldats, pour incarner la victoire sur l'Allemagne nazie, même si ces trois hommes n'ont jamais hissé le moindre drapeau, ni le 30 avril, ni le 2 mai 1945. 

La supercherie durera jusqu'en 1995, quand, lors des commémorations du cinquantenaire de la victoire de 1945, un soldat ukrainien, Alexis Kovalev, se reconnut sur la photo :

Oui, c'est moi. Et à côté de moi il y a Leon Gorychev de Minsk et Abdulhakim Ismailov du Dagestan."

Un trio plus hétéroclite et moins sympathique aux yeux du Géorgien Staline… Comme nous l'avons vu plus tôt, Evgueni Khaldeï confirma l'information dans les colonnes de son interview à "Libération", quelques mois plus tard.

Evgueni Khaldeï, juif soviétique

Que dire du photographe ? Evgueni Khaldeï est né de parents juifs dans le sud de l'Ukraine en 1917, l'année de la révolution russe. Il est touché dès son plus jeune âge par l'antisémitisme : au cours d'un pogrom, alors qu'il est à peine âgé d'un an, une balle lui transperce un poumon et tue sa mère qui le portait dans ses bras... Adolescent, il lit avec passion les grands reportages publiés dans le magazine russe Ogoniok, qui, des années plus tard, publiera en Une sa photo iconique.

Dès 13 ans, j'étais passionné de photographie. Je me suis bricolé mon premier appareil photo avec du carton et les verres de lunettes de ma grand-mère", racontera-t-il, en 1995, à "Libération".

A 19 ans, il est engagé à Moscou par l'agence Tass, où il est formé. Puis, il effectue son service militaire en 1937, avant d'être remobilisé lorsque la guerre éclate, en 1941, avec le grade de lieutenant. Il est envoyé à Mourmansk en qualité de correspondant spécial de l'agence Tass.

J'étais soldat, enrôlé dans l'armée comme combattant. Mais, comme j'étais correspondant spécial de l'agence Tass, les autres soldats, mes camarades, me disaient souvent : vas-y, prends des photos, nous nous occupons du reste..."

A nouveau victime de l'antisémitisme, nazi cette fois, il perd son père et ses sœurs, fusillés par les Allemands et jetés dans un puits. Lui sera le témoin effaré des massacres de juifs en Ukraine, dès le début du conflit.

Pendant la guerre, "comme tout photojournaliste soviétique, Khaldeï ne s'encombre pas d'une éthique superfétatoire", jugent sans concession Pierre Bellemare et Jérôme Equer : "Mettre en scène des personnages, retravailler ses tirages au laboratoire, galvaniser le patriotisme par tous les moyens sont des pratiques courantes à l'époque, l'essentiel étant d'obtenir des images fortes et directes, capables d'informer et d'émouvoir les lecteurs." Mais le photographe assume : "Bien sûr, parfois, j'ai eu des photos rejetées parce qu'on y voyait trop de morts soviétiques, par exemple." 

Son cliché à Berlin est une offrande à la gloire du stalinisme. Pourtant, très vite, il est victime des purges successives du petit père du peuple et de ses successeurs contre le "cosmopolitisme" et les juifs.

J'étais juif, j'avais voyagé à travers l'Europe, approché Tito et j'aimais les photographes américains. Autant dire que j'étais aussi 'cosmopolite'."

En 1948, Evgueni Khaldeï perd son travail au sein de l'agence Tass. "Par précaution, il détruit toutes ses photographies de célébrités juives", précise même le site Photosapiens.com, à l'occasion d'une rétrospective en l'honneur du photographe. Onze ans plus tard, en 1959, il est engagé par la Pravda. Mais il est de nouveau renvoyé en 1970. Il survit alors tant bien que mal, grâce à l'aide de ses proches. Il devra attendre la chute du communisme pour enfin recevoir une reconnaissance internationale. 

(LASKI/SIPA)

Il est ainsi l'invité d'honneur, en 1995, de Visa pour l'image, le festival international du photojournalisme de Perpignan, où sera exposé une sélection de ses travaux. Le fondateur et directeur du festival, Jean-François Leroy, réussit même le tour de force de réunir le photographe ukrainien et… Joe Rosenthal, l'auteur du "Drapeau flottant sur Iwo Jima".

"Les habitués du festival se souviennent toujours avec émotion des deux hommes âgés tombant dans les bras l'un de l'autre sous les ovations de 2.000 personnes", écrivent Pierre Bellemare et Jérôme Equer.

Evgueni Khaldeï meurt deux ans plus tard, en 1997, à l'âge de 80 ans. Sa photo lui survit puisqu'elle sera de nouveau publiée en Une d'un journal, "L'Humanité", en 2015. Une version colorisée et avec... une seule montre !

Renaud Février

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