Le Grand Jeu

 

Le Grand Jeu est un cri de révolte surgi au milieu des Années folles. Dans cette revue parue seulement trois fois, la bande emmenée par René Daumal et Roger Gilbert-Lecomte se place dans la lignée de Rimbaud et des grands mystiques pour se lancer vers l’essentiel, c’est-à-dire vers l’absolu.

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Couverture du premier numéro

Un siècle compte beaucoup de jappements, mais rares sont les vrais cris de révoltes. Quelques-uns, tout au plus, et Le Grand Jeu est de ceux-là. René Daumal, Roger Gilbert-Lecomte et sa dizaine d’animateurs proposent un jeu qui « ne se joue qu’une seule fois », mais qu’ils veulent recommencer à chaque instant de leur vie. Ce que l’on y gagne ? Comme dans le pari de Pascal : Dieu. Cette révolte essentielle sera proposée dans trois numéros de la revue, les seuls qui paraîtront, entre 1928 et 1930. Mais trouver Dieu, cette « évidence absolue, immédiate, implacable », réclame autre chose que la subversion muette de Blaise. Il faut une révolte qui emporte tout, car c’est l’Occident dans son entier que ces jeunes veulent terrasser.

Il s’agit de mettre en pièces une civilisation qui a « oublié cette vérité si simple » de l’absolu, et pour cela « braver plusieurs dangers » pour en revenir au noyau, celui de la tradition. Celle énoncée par les rishis védiques, les rabbis cabalistes, les prophètes, les mystiques, les grands hérétiques de tous les temps et, surtout, « les Poètes, les vrais », liste René Daumal. Comme sur un arbre purulent dont il faudrait gratter l’écorce pour retrouver la pureté du tronc, Le Grand Jeu veut retrouver la tradition, car elle n’est « pas classique, mais immémoriale ».

L’homme actuel, s’il en reste là, est « inévitablement condamné à l’abjection d’une misère sans bornes », prévient Roger Gilbert-Lecomte. L’intuition de cette misère et de son nécessaire dépassement meut le groupe depuis ses débuts. L’amitié nouée par le noyau du Grand Jeu, les quatre « R » – René Daumal, Roger Gilbert-Lecomte, Roger Vailland, Robert Meyrat – débute au lycée de Reims dans les années de l’après-Grande Guerre. Les acolytes prennent le nom de « phrères simplistes » en 1924 et se définissent comme ceux qui « brisèrent les cadres humains, partirent vers la liberté d’eux-mêmes et se trouvèrent unis ». Un an plus tard, c’est la majorité et le départ à Paris ; l’heure d’exporter le simplisme.

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Roger Gilbert-Lecomte

Vers les instants éternels

Au cœur des années folles, le monopole de l’avant-garde a échu au surréalisme, dont le Manifeste est paru en 1924. Les jeunes provinciaux ne se laissent pas intimider et projettent de « ternir l’éclat de tous les mouvements déjà existants ». Il n’est pas besoin d’être sénile pour acquérir des certitudes ; eux les avaient déjà adolescents. Le Grand Jeu a la conviction de tenir l’essentiel, et cette certitude justifie tous leurs affronts aux notoriétés établies. « Ce sont des instants éternels que nous cherchons partout », clame Gilbert-Lecomte dès l’introduction du premier numéro. Pour mener sa « guerre à l’homme », le groupe se place sous le sceau du plus grand cri de révolte du siècle précédent, celui du voyant Rimbaud, que les Grands Joueurs tiennent pour un « prophète ».

Car celui qui a passé une Saison en enfer est pour eux « le précurseur de tout ce qui veut naître ». Rimbaud n’avait-il pas l’ambition d’« arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens » ? C’est également celle du Grand Jeu, qui devait initialement s’intituler La Voie, comme une réunion des trois sources de leur doctrine – philosophique, initiatique, poétique. Pour eux aussi, il est « partout un besoin imminent de changer le plan » et, vite, s’échapper de l’absurde qu’inspire le contingent. Comme l’écrit René Daumal, « le particulier est absurde » et « révoltant ». C’est pour cela qu’il prête à rire. Mais pas n’importe quel rire : le rire pataphysique (les Grands Joueurs ont très tôt été marqués par la « science » de Jarry). « Le rire pataphysique, c’est la conscience vive d’une dualité absurde et qui crève les yeux », le spasme qui accompagne le cheminement vers l’absolu.

« Je suis Universel, j’éclate ;
Je suis Particulier, je me contracte ;
Je deviens l’Universel, je ris. »

Ainsi, ce rire sans joie fonctionne comme une révélation. Il est la première pierre de la révolte métaphysique du Grand Jeu.

Métaphysique expérimentale

La nature de ce nouveau « plan » qui magnifiera leur vie sera évidemment un état qui ne peut se comprendre ni même se concevoir « puisque nous ne l’avons pas encore expérimenté ». Mais « du seul fait qu’il demeure le but vers lequel nous tendons, il se présente actuellement à nous comme étant l’absolu ». La seule certitude est que le réel étouffe. Lorsque nos yeux nous donnent l’illusion d’un infini au lieu d’une prison, Daumal peut écrire : « Quand l’horizon cessera d’être l’image fuyante de la liberté, quand il ne sera plus qu’une barre posée sur les yeux, et que l’homme se sentira conduit par les mains de l’espace, alors il commencera à savoir ce que veut dire être libre. »

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Daumal par Sima (1929)

L’expérimentation donnera tout le panache à l’épopée du Grand Jeu. Trop de révoltes ont été amollies par le confort des canapés. Celle-là ne se paie pas de mots – c’est peut-être ici sa nature profondément rimbaldienne – et se traduit par plusieurs expériences, parfois dangereuses : drogue, essais de vision extra-rétinienne, médiumnité ; bref tout ce qui conduit vers la « Mort-dans-la vie ». Daumal raconte qu’il a commencé ses « recherches expérimentales » vers quinze ou seize ans pour traiter de front le « problème de la mort ». Il va s’en approcher au plus près en s’asphyxiant avec du tétrachlorure de carbone. Battements des artères, bourdonnements, bruit de pompe dans les tempes, retentissement douloureux du moindre son extérieur, papillonnements de lumière puis… « sentiment que cela devient sérieux ». Dans le récit de son Souvenir déterminant, il explique qu’il a trouvé une « certitude » : celle d’autre chose, d’un au-delà, d’un autre monde.

La « métaphysique expérimentale » est un jeu dangereux, mais se prendre au Grand Jeu réclame de jeter ces dés à chaque instant de sa vie, qu’importent les risques. « Si, moyennant l’acceptation de graves maladies ou infirmité, ou d’une abréviation très sensible de la durée de la vie physique, on pouvait acquérir une certitude, ce ne serait pas payer trop cher », soutient Daumal. Celui qui décrira plus tard la nature de sa guerre sainte a ici trouvé une « clef ». Avec cette expérience, il a vécu cette « même et unique réalité » transcrite dans les visions bibliques d’Ézéchiel ou de l’Apocalypse, la Bhagavad-Gita et colportée depuis par les grands mystiques. En dévoilant une partie du noyau ultime, l’intuition de l’essentiel est le point de départ du chemin du particulier vers l’Un. C’est tout le symbole de la spirale que Joseph Sima a apposée au fronton de la revue.

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L’évocation, Odilon Redon

« Capables de mourir »

Mais cette « union d’hommes liés à la même recherche », comme le clamait fièrement Roger Gilbert-Lecomte dans l’avant-propos du premier Grand Jeu, ne tardera pas à se fissurer. Tel est souvent le lot des aventures pressées, à la manière de leur maître Rimbaud qui dédaigna la poésie à 21 ans. Après trois numéros parus à l’été 1928, au printemps 1929 et à l’automne 1930, le quatrième opus prévu pour l’automne 1932 ne vit jamais le jour. Les dissensions finissent par envenimer les relations. Roger Vailland est le premier à partir en 1930, brisé d’avoir été lâché par ses « phrères simplistes » face à une vengeance d’André Breton ; puis Daumal, en se tournant vers l’ésotérisme de Georges Gurdjieff, se détachera. Il attaquera même violemment plus tard Gilbert-Lecomte, l’accusant de toutes les faiblesses.

Plusieurs années après, Jacques Prével consacrera un poème à ses amis disparus précocement. « Tous nos amis sont morts / Nous nous sommes égarés malgré tous nos espoirs », écrit ce poète méconnu. Il dédie notamment ses vers à René Daumal et Roger Gilbert-Lecomte, tous deux emportés à 36 ans – par la tuberculose et le tétanos – à quelques mois d’intervalle. Dans cette complainte où plane l’âme de Rutebeuf, il affirme que « Jamais personne ne comprendra / Jamais personne ne nous entendra / Jamais personne ne se souviendra ». Et, surtout, que « nous étions des êtres capables de mourir ». Là était l’essentiel.

Illustration de couverture : Joseph Sima, « Ombres grises » (1960).

YOUNESS BOUSENNA

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