Serge Gainsbourg/Evguénie Sokolov

De ma vie, sur ce lit d’hôpital que survolent les mouches à merde, la mienne, m’arrivent des images parfois précises souvent confuses, out of focus disent les photographes, certaines surexposées, d’autres, au contraire, obscures, qui mises bout à bout donneraient un film à la fois grotesque et atroce par cette singularité qu’il aurait de n’émettre par sa bande sonore parallèle sur le celluloïd à ses perforations longitudinales, que des déflagrations de gaz intestinaux.

C’est par ses lignes que s’ouvre le premier et unique roman deSerge Gainsbourg , Evguénie Sokolov . Seul cet artiste, aussi pudique que provocateur, pouvait proposer une telle histoire : celle d’un peintre qui devait son talent à ses gaz intestinaux, à ses vents internes provoquant les soubresauts de sa main et faisant naître l’œuvre acclamée par les critiques.

Les gaz pour l’un, la tête de chou pour l’autre. Evguénie Sokolov est un double, un avatar de son auteur. Il est de toute façon difficile de ne pas faire un parallèle entre Serge et son peintre au gaz naturel : nom russe francisé, artiste détruit à petit feu par le talent que lui a prodigué la nature. À la différence qu'Evguénie pratique l'art majeur et que Serge pratique l'art mineur.

Entretien avec Bernard Pivot le 15 août 1980

Bernard Pivot : Qui est ce, ce Evguénie Sokolov ?

Serge Gainsbourg : À priori c’est moi, avec une distorsion Francis Bacon… C’est un truqueur, comme je suis un truqueur…

Serge Gainsbourg , fils d’immigrés russes, semblait toujours mal à l'aise en société, avant comme après le succès. De son propre aveu, il commence à boire en 1948, après son service militaire, pour atténuer sa lucidité sur le monde, et le rendre plus acceptable. Comme son futur héros de papier, il voulait peindre. Et par peur de la vie de bohème, l'élève de Fernand Léger préféra marcher dans les pas de son père Joseph en choisissant la musique, domaine selon lui plus sûr. Avec talent, il se met au service des autres. Il s’essaie à tous les styles pour exister par lui-même. Même s'il lui faut atteindre véritablement la fin de sa carrière pour que son talent soit reconnu par le grand public.

Son héros, Evguénie Sokolov , n’est pas dans les volutes de gitanes mais dans les gaz. Ce roman, ou plutôt cette nouvelle comme le qualifie Bernard Pivot lors d’une interview réalisée pour la sortie du livre, est très court. Il aura pris six ans de gestation, du milieu des années 1970 à 1980, année de sa sortie chez Gallimard. Pourtant, en discutant avec Bertrand Dicale , auteur deTout Gainsbourg , paru aux éditions Jungle ), et selon des témoins de l’époque qui croisaient Serge, manuscrit sous le bras, l’œuvre originale ferait près de 500 pages. Très documenté scientifiquement, Serge Gainsbourg avait eu accès aux archives de la faculté de médecine. Il se pourrait que la maison d’édition ait pratiqué des coupes franches pour ne garder que l’essentiel. Pour les amateurs de chasse au trésor, il existerait peut être quelque part une version longue.

Et puis, Evguénie Sokolov est aussi un titre musical qui apparaît en 1981 sur l’album Mauvaises nouvelles des étoiles , en référence à un dessin de Paul Klee . À l’époque, Serge explore le reggae et cet album est sa deuxième incursion sur le territoire jamaïcain. Il contient des titres comme Ecce Homo ou La Nostalgie Camarade . Ce titre intitulé Evguénie Sokolov ne contient aucun texte, chose unique pour Serge Gainsbourg qui manie le verbe avec précision. En revanche, des bruits de pets s'enchaînent avec un plaisir non dissimulé sur un flow jamaïcain.

Dans sa ré-édition de 2001, Un texte deJean-François Brieu accompagne cet album et donne une explication de texte et un sous-titre qui peut s’intitulerEau et gaz à tous les étages . L’eau des larmes de Serge qui pleure le départ de Jane Birkin et les gaz créateurs d’Evguénie . On note que sur l'album précédent, Aux armes et caetera , un titre de 37 secondes s'intitulait Eau et gaz à tout les étages . En fait cette incursion sur le pet, n'est pas la première pour Serge Gainsbourg. En 1973, il composait et interprétait Des vents, des pets, des poums pour l'albumVu de l'extérieur .

Sokolov correspond aussi à la naissance d’un avatar protecteur et destructeur à la fois, celui de Gainsbarre , insupportable et attachant personnage que l’on voit sur les plateaux de télé, brûlant un billet de 500 francs, signant un chèque de 100 000 francs pour Médecins sans Frontières , se foutant de tout et pourtant toujours à vif et les yeux embués d'alcool. Si Sokolov est un autoportrait, Gainsbarre est le dernier rempart de protection, que ce soit sur le plateau duJeu de la Vérité avec Patrick Sabatier , ou au micro deChristophe Dechavanne . En ce début des années 1980, il signe Play et Blessures pour Alain Bashung , une collaboration plus que chaotique avec Alain Chamfort , il joue face à Catherine Deneuve dans Je vous aime , sous la direction deClaude Berri , et comme un écho à son roman, signe Guerre et Pets , pour Jacques Dutronc .

En fait, comme Serge Gainsbourg l'avait chanté dans Dr Jekyll et Mister Hyde , le double prend le pas et devient le plus apprécié. Evguénie Sokolov , est un roman prémonitoire, la naissance d’un Gainsbourg star, la dernière étape avant la fin.

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