le «clitoris de Paris»

Décors de Bordels - Entre intimité et exubérance

 De chaque côté de la porte du 12, rue Chabanais (le «clitoris de Paris», comme l’appelait un aristo anglais), on peut lire «vente extraordinaire le 8 mai 1951 à 9 h 30, ensembles immobiliers de chambres à coucher». On voit sur la photo noir et blanc de l’affiche que la marquise, au-dessus de la porte du bordel, a été ôtée pour être aussi vendue.

Ce jour-là, c’est Maurice Rheims qui adjuge tous les trésors du Chabanais, maison fermée, comme les 1 500 autres claques français, en 1946 par la loi du 13 avril [lire le volet 1 de notre série]. Les bordels qui ont tant collaboré et fait de belles affaires avec l’occupant sont vendus, transformés pour certains en hôtels de passe. Les filles auront trois jours pour faire leurs bagages, disparaître dans les rues, les bordels d’Afrique du Nord ou les clandés. Alors les meubles mythiques des décors incroyables de luxe du Chabanais, la maison close la plus chic de Paris - avec le Sphinx ou le One Two Two - sont vendus : «Salon mauresque et directoire, bronzes, vitraux armoire frigorifique, appareils sanitaires», peut-on lire sur la petite affiche qui fait, comme dans la chanson Drouot de Barbara, «défiler son passé, défiler son passé, défiler son passé».



Des fauteuils, des poufs, des glaces (le Chabanais était connu pour son jeu de miroirs), un lit chinois, une pagode éléphant, un baldaquin, des vitraux espagnols, plusieurs guéridons et plateaux de cuivre arabes, des panneaux peints, des fouets à manche de velours rouge, tout est à vendre dans les lieux mêmes où, depuis 1877, le monde entier venait prendre du plaisir, s’amuser, boire, rigoler, sans forcément monter dans les chambres somptueuses.

On a ainsi vu s’y faufiler Marlène Dietrich (décidément, «l’Ange bleu» aimait cette ambiance), Pierre Louÿs, Maupassant et le prince de Galles (qui y avait quasiment sa chambre), soit à peu près tout le gratin politique, aristo, intello. Par cette porte passèrent également Kelly, Marie-Jeanne, Marguerite, Doriane, (ex-femme du bordelier Marcel Jamet, de le maison close One Two Two), les taulières successives, et la belle Margot, la chic Irma, Marthe, toutes les autres sans prénom, de 1877 à 1946.

Comme tous les bordels chics de la capitale, le Chabanais est aussi un nid de renseignements exceptionnel pour la Mondaine (brigade de répression du proxénétisme) qui y a sa table, un restaurant, un bar où se distraire. Un salon aussi, moins brillant que le Sphinx, qui attire l’intelligentsia, Colette, Sartre, Prévert, Foujita, et donc une étape quasi obligée des hôtes de marque qui venaient découvrir Paris à la Belle Epoque, hommes d’Etat, diplomates, ministres, hauts fonctionnaires, membres du très sélect Jockey Club. On appelait ça sur l’agenda officiel des visiteurs étrangers, «la visite au président du Conseil», si ça n’est pas tordant ?

Pendant l’Occupation, fort bien supportée par ces messieurs dames bordeliers, officiers de la Wehrmacht, de la Gestapo allemande et française, mafieux ultralouches et collabos y étaient chez eux.

Madame, ancienne gagneuse, faisait l’accueil et la réputation du lupanar, monsieur s’occupait de la gérance et de la sécurité. Les deux vivaient du pain de fesses, lucratif au Chabanais : 200 francs la bouteille de champagne, 1 000 francs la chambre, 2 000 francs la passe, à raison de deux par jour et par fille (loin des 70 clients, ou plus, par jour dans les claques sordides réservés aux ouvriers ou, pire encore, selon l’effroyable taulière du One Two Two, Fabienne Jamet, aux «bicots»).

Sans doute les badauds de la vente aux enchères ont-ils vu exposé à tous les regards, un siège d’amour à deux étages que le prince de Galles avait fait construire. L’héritier de la couronne britannique, dont on ne voit pas très bien à quoi peut servir son siège de volupté (racheté par le frère de Boris Vian), a dû bien s’amuser. Comme dans sa fameuse baignoire à champagne de cuivre rouge ornée d’une sphinge - achetée 110 500 francs par un antiquaire de la rue Jacob, puis par des admirateurs du peintre Dalí - pour l’installer dans sa chambre du Meurice.

Aujourd’hui, de ce monde englouti, on trouve certains objets sur les sites d’enchères : des jetons de passe, des fouets, quelques petits meubles, des photos olé olé pour l’époque. Et ce délicieux et mythique Guide rose, le bottin du cul parisien qu’on trouvait à la vente sous le manteau. Et peut-être encore dans certains tiroirs de grands-pères coquins.

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