Les frères Goncourt

 
Dans leur JOURNAL, les frères Goncourt égratignent pêle-mêle leurs confrères et leur milieu, selon leur aimable habitude. Ces coups de griffes n'épargnent ni leurs amis ni les salons ou les lieux qu'ils fréquentent et font partie du charme acide de leur chronique.

Familiers des Salons parisiens comme des Auberges de Barbizon, de Grez ou de Marlotte, voici quelques "perles" relevées dans ces jounaliers de 1852 à 1863 où les deux frères croquent sur le vif des amis de rencontre, des scènes entrevues, des lieux familiers.

Quelques extraits de ce monument littéraire nous montrent quel regard souvent méprisant les frères Edmond et Jules de Goncourt, grands bourgeois à leur aise, littérateurs de salon, sûrs de leurs relations et de leurs goûts, jettent sur les artistes bohêmes qui sont en train de révolutionner l'art moderne de leur génie.

Jules Gaston de Peyrelongue
Le marchand de tableaux Jules Gaston de Peyrelongue était installé au N°27 de la rue Laffitte…«cette rue de toutes les bohêmes, nous disent les frères Goncourt dans un article de l'Éclair, où tous les ateliers descendent, fut merveilleusement trouvée. Elle va comme vous savez de Bréda à Tortoni. Aussi tous les moutons sautèrent. Les derniers arrivés prirent la queue dans les rues adjacentes. Chaque jour ce fut une nouvelle vitrine ; et cette artère touristique de Paris devint comme le relais de la grande exposition, comme un lever de rideau qui fait attendre la grande pièce; ce fut comme un bazar où la boutique appela la boutique.»

Peyrelongue exposait ses amis peintres qui, le croyant très riche, le tapaient allègrement. Il tenait une sorte de buvette-salon d'exposition dans sa boutique où il tenait table ouverte parmi les toiles et les sculptures, où l'on retrouvait des Palizzi, des Diaz, des Dupré, des Troyon. Si Peyrelongue vendait peu, il avait cependant l'amour de l'art et fréquentait volontiers Barbizon, Grez ou Marlotte en compagnie de ses amis.

Les Goncourt qui l'aimaient bien, dressent un savoureux portrait de leur ami et de sa compagne:

«Nos soirées, presque toutes les soirées que nous ne travaillons pas, nous les passons dans un fond de boutique d'un singulier marchand de tableaux, dans la boutique de Peyrelongue, qui va encore manger une trentaine de mille francs à son père. Le meilleur des garçons, grand, gras, avec des lunettes qui descendent sur son nez et qu'il remonte à tout moment; le plus déterminé buveur de bière - ce qui lui a donné une figure soufflée comme une baudruche et qui fait dire à Pouthier : «Fermez les fenêtres, ou Alcime va s'envoler!» L'homme le plus incapable de faire un gain sur une chose qu'il vend, le plus mou, le plus paresseux, le plus flâneur, le plus boubouilleur et qui a toujours besoin de voir cinq ou six figures autour de son dîner ou, au moins, autour de la table où les canettes se vident.

Il a emménagé avec lui une femme qui n'est pas jolie, qui se cache avec de jolis mouvements pour prendre une prise de tabac, mais qui a des ronrons de chatte dans un fauteuil, un petit bagout agréable, une certaine grâce de femme comme il faut, recouvrant une hystérie très prononcée, qui la fait, tous les mois, se fâcher avec son amant pour vivre huit jours avec un des attablés de son mari; après quoi, elle rentre au bercail et le ménage reprend comme si de rien n'était.

Elle a cela de particulier, qu'elle produit autour d'elle une certaine excitation de l'esprit, qu'elle met les gens en verve.

Au second plan, Pouthier, après des aventures à défrayer un roman de Karr, espèce de commis-restaurateur de tableaux, sans attribution bien nette, si ce n'est celle de patito, y jette à la cantonade des lazzis et des tours de force.

Là, viennent boire tous les soirs Nadar, le peintre Haffner, le plus ivre et le plus bredouilleur des Alsaciens; Valentin, le dessinateur de L'Illustration; Célestin Deshayes, le petit maître aux tonalités grises; Galetti et sa méchante physionomie; le blond coloriste Charles Voillemot et sa tignasse d'Apollon roussi; et le tout jeune Servin, et d'autres...

Et il se fait un grand bruit et une grande licence, que réprime de temps en temps, solennellement, Peyrelongue, jetant un «Où te crois-tu ?» indigné.

Dans les raisons que Peyrelongue a données à son père pour se livrer à son commerce, il a fait entrer l'immense économie qu'il réaliserait en n'allant plus au café, et le malheureux tient un café gratis !»

Extraits du Journal
(Editions Robert Laffont - Collection "Bouquins")
Août 1852
«Un jour, on se décide à faire une excursion à Fontainebleau, à Marlotte, chez le père Saccault, la patrie d'élection du paysage moderne et de Murger. Amélie met sa toilette la plus pimpante, ramasse tous ses bijoux; et nous tombons dans cette forêt, où chaque arbre semble un modèle entouré d'un cercle de boîtes à couleurs.

Là, de grandes courses, à la suite des peintres et de leurs maîtresses, humant la campagne comme des grisettes: cela ressemble à un dimanche d'ouvriers. On vit en famille. Les cloisons laissent passer les bruits de l'amour. On s'emprunte son savon, on a des appétits d'ogre, jetés sur de maigres ratatouilles, tout cela assaisonné de l'esprit qui fait oublier la piquette et met du vaudeville par toute cette forêt, même en ce Bas-Bréau, où il semble qu'on va voir passer les druides. Chacun paye son écot de bonne humeur. Les femmes se mouillent leurs bottines sans grogner. Murger est gai dans cette verdure, comme un convalescent d'absinthe. On conte des charges, assis sur des roches.

On essaye chez le père Saccault des parties de billard sur un sabot où il y a des ornières, qui font des carambolages forcés. Palizzi, les grands jours, revêt un tablier de cuisine et fait un gigot à la Juive, dont on laisse à peine l'os.

La nuit, on dort comme si on revenait de la charrue; les esquisses du jour sèchent et la maîtresse de Murger lui demande, en baisant, ce que rapporte la feuille de La Revue des Deux Mondes.

1853 Janvier
«A la table du grand salon* [du Journal] passaient journellement les habitués de la rédaction : Murger, avec son œil pleurard, ses jolis mots de Chamfort d'estaminet, son air humble et caressant d'ivrogne; Scholl, avec son lorgnon dans l'œil et ses ambitions de gagner, la semaine prochaine cinquante mille francs par an avec des romans en vingt-cinq volumes, Banville avec sa mine blafarde de Pierrot, son fausset d'oiseau, ses fins paradoxes, les jolies silhouettes qu'il traçait des gens; Karr, avec sa tête rasée de forçat - accompagné de son inséparable Gatayes, une tête de veau dans un pique-nique; un maigre garçon crasseux, aux cheveux pleurants, la face de l'onanisme, qui s'appelait Eggis et en voulait beaucoup à l'Académie.
24 juillet, Grez, près Fontainebleau
Nous voici dans une auberge de paysans, en pension à 3,50 francs par jour, habitant des chambres blanchies à la chaux, couchant sur des lits de plumes, buvant le vin du cru, mangeant beaucoup d'omelettes. Mais il y a un verger, d'aimables figures de cabaretiers, une rivière à deux pas, où dans l'eau claire, l'on voit les poissons, un bateau, des lignes; une ruine à côté. Nous avons pour compagnons un frère du peintre Palizzi et un jeune gentillâtre de Saint-Omer, M. de Monnecour, commençant à faire de la peinture d'amateur.
*
ANNÉE 1863
25 juillet
Il est étonnant combien le peintre souffre peu ou plutôt ne souffre pas du manque de confortable. Le lit où il y a des puces, le tabouret de paille, le verre de verre, la fourchette de fer, la cuvette de faïence, tout ce qui fait souffrir le civilisé, le Parisien, il semble que ce soit une jouissance pour lui et comme des habitudes d'une patrie retrouvée. On dirait vraiment que, tandis que les littérateurs sont poussés tout naturellement à s'élever vers les jouissances de l'aristocratie, les peintres, livrés à eux-mêmes, redeviennent avec amour ce qu'ils sont, du peuple.
28 juillet
Revu Marlotte, à côté d'ici, que nous n'avions pas vu depuis dix ans, lorsque nous y allâmes avec Peyrelongue, le marchand de tableaux, sa maîtresse, Murger et sa Mimi, etc.

Nous retrouvons le village, mais maniéré, avec des espèces de pauvres petites maisons bourgeoises, des efforts de bâtisses, des tentatives de cafés - un pissoir même ! Il y a maintenant un château avec une grille à couronne, bâti par un jeune baron pour étonner les artistes, château à demi fini et laissé, faute d'argent !

Tout cela est pose et mensonge. C'est toujours cette paysannerie misérable, avec son vin qui fait mal et ses paillasses de punaises, le pittoresque supportable seulement à vingt ans et à des paysagistes.

Au tournant d'une masure, à laquelle est accroché un mauvais panneau de nature morte, enseigne du bouchon, et d'où sortent des rires et des éclats de voix, un vieux paysan rougeaud, bourgeonné, édenté, le rire allant d'une oreille à l'autre, une figure de Père la Joie crapuleux, les pieds à cru dans des chaussons, vient serrer familièrement la main de notre compagnon Palizzi : c'est Antony, l'hébergeur des bas peintres.

La maison est salie de peinture, les appuis des fenêtres sont des palettes; sur le plâtre, il y a comme des mains de peintres de bâtiments qui se seraient essuyés. De la salle de billard, nous mettons le nez dans la salle à manger, toute peinturlurée de caricatures de corps de garde et de charges de Murger. Là, il y a trois ou quatre hommes, entre le canotier, le coiffeur et le rapin, l'aspect de mauvais ouvriers en vareuses, déjeunant à trois heures avec des femelles vagues de la maison, qui viennent là en cheveux et en pantoufles du Quartier latin et s'en retournent de même.

Nota : Parmi ces «rapins, ayant l'aspect de mauvais ouvriers en vareuseses» séjournant alors à l'Auberge Antoni, cette «maison salie de peinture» se trouvaient sans doute Renoir, Pissarro, Sisley ou Cézanne, que les Frères Goncourt méprisaient ou ignoraient alors superbement !

On ne sait plus trop si ce sont des peintres, ni une école de paysage ici. Il paraît que chez cet Antony, c'est tout le jour et toute la nuit une noce de barrière et de Closerie des Lilas, des musiques de guitares, des assiettes qu'on se jette à la tête, et quelquefois un coup de couteau. La forêt est usée et par conséquent désertée. Je n'ai vu que deux parapluies d'artistes à la Mare aux Fées, dans ce paysage de granit, de verdure intense, de majesté robuste, de bruyères roses, au lieu de tout cet atelier qu'il y avait là, en plein air, avec les maîtresses qui cousaient et raccommodaient à l'ombre des chevalets de campagne.

En revenant, on nous montre la maison de Murger, à l'entrée, vers la forêt; puis l'ami de Murger, Lecharron, un marchand de vin qui nous dit d'un ton attendri: «Ah! ce pauvre Murger! Tenez, c'était là que je lui ai fait bien souvent une omelette! Il passait tout son temps ici...» Et puis il ajoute avec un soupir: «J'ai perdu bien de l'argent avec lui! Au lieu de lui faire un si beau tombeau - j'ai été le voir quand j'étais à Paris - on aurait dû payer ses dettes. Ça aurait fait plus d'honneur aux artistes!»

Murger ! Antony ! Ce mort et cette auberge, tout cela me semble aller ensemble. Marlotte, maintenant, avec ses faux artistes et ses fausses Mimi en garibaldis rouges et bleus, me semble fait pour être sous l'invocation de saint Murger! Sa mémoire insolvable flotte ici dans un goût d'absinthe.

Nous allons dîner à l'autre auberge, chez Saccault, cet homme qui pendant dix ans, avec Ganne, a mal logé et mal nourri toutes les gloires de notre paysage moderne. La maison, maintenant, est lugubre. La femme a une névralgie dans la tête et est tout emmaillotée, désespérée comme les paysannes sans forces. L'homme cuve son vin et une faillite. La fille élevée en demoiselle, après un tour de trois ans en Russie, est retombée sur le dos des parents et sert les voyageurs pour l'amour du bon Dieu. Nous dînons là, d'un mauvais lapin sauté, avec Nanteuil, déjà triste et que cette maison n'égaie pas.

29 juillet
Ici, de jour en jour, croît en nous une allégresse bête, dans laquelle les organes et les fonctions ont comme de la joie. On se sent du soleil sous la peau; et dans le verger, sous les pommiers, couchés sur de la paille des boîtes de laveuses, il se fait en nous un hébétement doux et heureux, comme par un bruit d'eau qu'on entend en barque, dans des joncs, à côté de soi, roulant d'une écluse.

C'est un état délicieux de pensée figée, de regard perdu, de rêve sans horizon, de jours à la dérive, d'idées qui suivent des vols de papillons blancs dans les choux. En bas, dans la cuisine, au manteau de la cheminée, est collée une grande affiche restant des élections: Le seul candidat recommandé par le gouvernement est M. le baron de Beauverger.

On peut la dire collée par autorité de police, car le commissaire l'a fait poser aux aubergistes en les menaçant de les faire fermer!

Il y avait ici, ces jours-ci, un acteur du Vaudeville, Munié, faisant naïvement du paysage d'après nature. Il logeait chez le maître d'école et avait pour atelier le grand salon de la mairie.

A peindre dans Fontainebleau, pour les Artistes, le paradis d'un Pouthier. D'abord toutes les joies d'un arsouille: se mettre comme un cochon, avoir une blouse tachée, etc. Puis joies d'animaux, de poules, d'enfants, etc. Puis, surtout, le plaisir de la société des paysans, auxquels il se croit supérieur et qu'il honore d'une poignée de main; le plaisir de cette vie de campagne et de cabaret, compagnonnage de la chopine, à tu, à toi avec tous; la poignée de main au logeur, au cafetier, au casseur de pierres; la familiarité avec l'homme qu'on connaît depuis un quart d'heure; l'intimité peuple avec plus bas que soi, avec la blouse. En un mot, la réalisation de toutes ses aspirations vers la crapule et vers les mœurs de l'ouvrier. La fraternité du petit verre. L'aise de rentrer dans le peuple; le bonheur de mettre une blouse, qui est comme de rentrer dans sa peau.


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