Œuvre et désœuvrement chez ALBERTO SORBELLI
« La vérité que l’art contemporain ne parvient jamais à exprimer, c’est le désœuvrement, dont il cherche à tout prix à faire œuvre [2]. » De L’usage des corps de Giorgio Agamben à l’usage de Facebook par Alberto Sorbelli.
Œuvre et désœuvrement, comme L’usage et le souci (chapitre 3 de L’usage des corps [3] la première partie de L’usage des corps), commencent par ces quelques mots : « Dans son cours sur L’herméneutique du sujet, Foucault [...] ». Dans Œuvre et désœuvrement, ce qui nous intéresse du cours de Michel Foucault, c’est sa réflexion sur le cynisme grec pour traiter des liens entre vérité et mode ou forme de vie. Chez les cyniques, le mode de vie devait être en adéquation parfaite avec le discours et la pensée, le mode de vie valait pour témoin (aboutissement) de cette recherche de liberté. « [...] Faire le choix du cynisme, c’est opter pour ”une philosophie et pas seulement, comme le pensent certain, (pour) un mode de vie ” (Diogène Laërce [4]) [5]. » Le mode de vie cynique n’est pas régi par des contraintes et ne prend pas la forme d’une doctrine, la platonicienne par exemple. La pauvreté n’est pas considérée par les cyniques comme un idéal à suivre, elle n’est que la conséquence du souci économique qui est le leur, à savoir : limiter les moyens, emprunter le chemin le plus court pour accéder à leurs besoins et désirs. C’est donc une condition de l’autosuffisance plus qu’un but idéologique. Michel Foucault donne deux exemples où la forme de vie est aussi importante que chez les cyniques : chez le militant politique et chez l’artiste.
Une belle coïncidence fait que Dominique Baqué, dans son livre Mauvais Genre(s) [6], place Alberto Sorbelli dans la descendance des cyniques. Artiste, Alberto Sorbelli est tel un cynique : il est sa forme-de-vie. Sa forme-de-vie l’incarne et est incarnée par lui. « [...] une forme-de-vie est constitutivement destituante. [...] Tous les êtres vivants sont dans une forme de vie, tous ne sont pas (ou pas toujours) une forme-de-vie. Au moment où la forme-de-vie se constitue, elle destitue et rend inopérantes toutes les formes de vie particulières [7]. »
Je tenterai une analyse de la forme-de-vie d’Alberto Sorbelli en la mettant en relation avec celle de Diogène à partir de l’analyse qu’en fait Etienne Helmer dans Diogène le cynique. J’essaierai de montrer ce qu’elle désœuvre et de comprendre comment cette forme-de-vie agit comme puissance destituante. « La proximité entre puissance destituante et ce que [...] nous avons appelé “désœuvrement” se montre ici en toute clarté. Dans les deux cas, ce qui est en question, c’est la capacité de désactiver et de rendre inopérant quelque chose – un pouvoir, une fonction, une opération humaine – sans simplement le détruire, mais en libérant les potentialités qui étaient restées en lui inactivées pour en permettre un usage différent [8]. »
- Capture d’écran Facebook d’Alberto Sorbelli, 27 novembre 2017
Forme-de-vie et performance
Alberto Sorbelli se plaît à considérer Diogène comme un artiste initiateur de la performance, en particulier par la chrie suivante : « Platon avait décrit l’homme comme un animal bipède sans plume, et la définition était réputée. Diogène pluma un coq et l’amena à l’école de Platon : “Voilà, dit-il, l’homme de Platon !” [9]. » Voilà en effet un acte qui aurait agité le monde de l’art contemporain. Sa philosophie est en situation, la plupart des anecdotes que l’on raconte sont performées, comme une réponse objectivée par une situation donnée. Diogène inventeur de la performance, mais à entendre dans son acception linguistique ou chomskienne, comme une adéquation entre mot et réalité, comme une non-séparation des mots et des actes, comme la réalisation d’un acte de langage. N’est-ce pas ce qui s’opère lorsqu’Alberto Sorbelli déambule en Pute au musée du Louvre ? Cette performance donne corps aux mots de Baudelaire : « Qu’est-ce que l’art ? Prostitution [10]. »
- Alberto Sorbelli, La Pute
Lorsque Giorgio Agamben écrit : « Le critère de vérité de l’art s’est tellement déplacé dans l’esprit et, bien souvent, dans le corps même de l’artiste, dans son être physique, que celui-ci n’a pas besoin de présenter une œuvre si ce n’est comme vestige ou document de sa propre pratique de vie [11] », je pense à la performance et sa documentation. Je pense par exemple à La Filature ou Histoires vraies de Sophie Calle. Cependant ici l’œuvre est une œuvre, pas un désœuvrement. Cela entre autre car la dichotomie privé-public n’est pas neutralisée, elle est maintenue et revendiquée. « Un être vivant ne peut jamais être défini par son œuvre, mais seulement par son désœuvrement, c’est-à-dire par la manière dont, en se maintenant, dans une œuvre, en relation avec une pure puissance, il se constitue comme forme-de-vie, où zoè et bios, vie et forme, privé et public entrent en un seuil d’indifférence et où ce qui est en question, ce n’est plus la vie ni l’œuvre, mais le bonheur [12]. » Chez Alberto Sorbelli cette dichotomie est inopérante. J’écris « chez » en prenant en charge l’ambivalence que contient ce terme. Chez comme pour et chez comme dans son lieu de vie. À partir des « lignes d’erre » de Fernand Deligny, Giorgio Agamben suggère que la forme de notre vie pourrait être celle de nos itinéraires quotidiens sur une carte. « C’est dans le tracé de ce par où nous avons perdu notre vie qu’il est peut-être possible de retrouver notre forme-de-vie [13]. » Le lieu que je connais où la vie d’Alberto Sorbelli s’exerce, c’est son appartement. Dans son appartement tout en transparence, pas de dichotomie privé-public non plus. La conception de l’espace son lieu de vie correspond à sa conception de la vie. À : « votre appartement est incroyable », il répond : « je suis incroyable ». « Que se passe-t-il derrière la porte de l’Italien Alberto Sorbelli pour qu’il vende la clé de son appartement avec son adresse et son numéro de téléphone (de 30 000 à 35 000 F) ? [14] » Les personnes présentes à la Séance érotique à Drouot de la vente « Parlez-moi d’amour… Et plus si affinités » le 24 juin 1999 n’ont pas pu le savoir, car le lot 337 contenant La clé fut censuré.
- Capture d’écran Facebook d’Alberto Sorbelli, 6 mars 2019
La grande jarre dans laquelle Diogène dormait – voilà un acte de destitution très puissant, de la verticale à l’horizontale, que de coucher une jarre pour s’y coucher – n’était pas faite de verre mais était ouverte et la distinction privé-public ne semblait pas non plus opérante pour lui qui faisait l’amour et se masturbait sur la place publique. Ainsi Alberto Sorbelli se définit comme son appartement, incroyable et transparent : il vit la forme qu’il a sculptée et qui vaut pour toutes ses formes de vie, indissociables (privée, publique, artistique…). Giorgio Agamben insiste : la forme-de-vie s’oppose aux formes de vie dans lesquelles nous sommes interpellés à être, dans une identité parcellaire. Contre ces formes de vie, la forme-de-vie ne s’inscrit pas comme une morale, comme un devoir-être. À l’instar de l’exigence éthique, la forme-de-vie chercherait à dégager les caractéristiques internes immanentes d’un fonctionnement pour le faire correspondre à sa puissance.
Usage de Facebook
L’usage de Facebook par Alberto Sorbelli est inhérent à sa forme-de-vie : il publie activement, plusieurs fois par jour, des textes poétiques révoltés et révoltants sur l’actualité socio-politique (et le monde de l’art). L’usage de la plateforme par Alberto Sorbelli est destituant. En effet si, majoritairement, les artistes utilisent Facebook comme un outil promotionnel, outil de communication pour leurs œuvres, Alberto Sorbelli l’utilise comme « support idéal » à son œuvre. Un support semblable fut celui de l’entretien téléphonique, à partir 1991 ; date à laquelle La Pute publia son numéro [15] pour la première fois. Osez : +33 (0)6 16 34 74 70.
- Capture d’écran Facebook d’Alberto Sorbelli, 27 novembre 2017
Aussi si, majoritairement, les utilisateurs Facebook cherchent à montrer leur meilleur profil – de l’ancien français porfil (bordure, contour) – Alberto Sorbelli n’hésite pas à « endosser le naturel d’un fol [16] », celui qui fait tomber les masques, comme Hamlet [17]. À propos de cet usage poétique de Facebook, il y a un parallèle intéressant à faire entre l’écran et la fenêtre (qui sont tous deux des termes du vocabulaire numérique). Sur l’écran la lumière se heurte tandis qu’elle passe à travers la fenêtre. Leon Battista Alberti, dans son traité De Pictura de 1435, définit la peinture comme « une fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l’histoire [ou le monde selon les traductions] ». Si, d’une manière générale, le « mur » Facebook, l’écran de l’ordinateur ou du téléphone sont une projection de nous-même, un miroir (la lumière de la société du spectacle projetée sur l’écran de cinéma) ; le Facebook d’Alberto Sorbelli est une fenêtre à perspectives albertienne, une peinture, une scène de théâtre. C’est bien parce que le Facebook d’Alberto Sorbelli est une fenêtre et pas un mur (écran), qu’il est désœuvré. Cependant, le caractère réfléchissant et/ou réflexif de ce réseau social et des supports par lesquels nous les utilisons ne lui échappe pas et participe de son entreprise de mise en lumière.
Il revendique l’usage de son Facebook comme celui d’un miroir. La distinction privé-public y est encore inopérante. Il n’hésite pas à publier des discussions privées, de même que des photographies de sa mère à la plage à Rome se mêlent à des libelles envers les « franchouillards » ou des appels au viol des étudiants par leurs professeurs. Comme l’écrit Emmanuelle Lequeux (et quel nom ! pour parler de sexe et de sodomie) dans Le Monde :
« Mais certaines limites ont apparemment été dépassées récemment. Par exemple dans des publications Facebook publiées en soutien au directeur par Alberto Sorbelli, artiste provocateur que Bustamante avait invité pour un colloque à l’école en juin 2016. Plagiant Sade, il traite les étudiants “purificateurs” de “médiocre petit soldat nazi-catto [sic]” et prône “l’enculage quotidien des disciples qui trouveront ainsi les connaissances nécessaires”. Pour les étudiantes, il recommande le même traitement “uniquement pour éviter la perte de temps de la grossesse et de l’enfantement”. Et de poursuivre : “Les étudiants en art doivent être violés sexuellement toutes les semaines par n’importe qui, profs compris”. Protégez-moi de mes amis, dit l’adage… [18] »
Plus qu’à Sade, Alberto Sorbelli se réfère au Banquet de Platon et davantage encore à Alcibiade Fanciullo a Scola d’Antonio Rocco : « Lorsqu’il n’avait pas la bite de son maître dans le cul, il ignorait ce qu’était la douceur [19]. » Rappelons que Diogène faisait l’apologie de l’inceste et de l’anthropophagie. Souvent entendus comme des provocations, les paroles et les actes de Diogène – parce qu’il les mettait en adéquation, en parlant vrai et en faisant vrai, à force de piques et de réparties, mais aussi parce qu’il s’adressait à chacun également, sans égard aux distinctions – retrouvent leur justesse dans l’analyse d’Etienne Helmer. Diogène invitait à réfléchir plus qu’il n’imposait, il cherchait à réveiller chacun des individus et à les questionner sur leur juste place. C’est précisément l’entreprise d’Alberto Sorbelli. Lorsqu’il dénonce la franchouillardise, ce qu’on lui répond est, par exemple :
« Vous êtes ridicule, et votre obsession du fascisme, typique de quelqu’un qui ignore ce que c’est, est risible. Paris vous écœure ? Quittez le ! On ne vous retient pas [20]. »
« [...] Puisque les institutions culturelles d’ici-bas sont infoutues de reconnaître ton génie supérieur, puisque tu t’obliges à entretenir ta bile dans un pays peuplé de franchouillards nazis féroces et hypocrites, dont je suis un exemple confondant, etc., etc., retourne dans ton pays faire les 400 coups avec ton ami Matteo Salvini. [...] [21] »
« [...] si ce Monsieur Alberto Sorbelli est aussi contrit de vivre au sein d’un peuple de “nazis”, qu’il aille se faire voir ailleurs, dans son pays d’origine, ou là il voudra [22]. »
Ces apories montrent bien qu’Alberto Sorbelli réussit à mettre ses interlocuteurs au cœur d’un conflit interne : par un effet miroir, faire tomber les masques.
(À suivre)
Notes
[1] Giorgio Agamben, « Œuvre et désœuvrement » dans Homo Sacer (1997-2015), Seuil, Opus, Paris, 2016, p. 1304.
[2] Giorgio Agamben, « Œuvre et désœuvrement » dans Homo Sacer (1997-2015), Seuil, Opus, Paris, 2016, p. 1304.
[3] Giorgio Agamben, Homo Sacer (1997-2015), Seuil, Opus, Paris, 2016, p. 1304.
[4] Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, livre VI, §103, trad. M.-O. Goulet-Cazé, Paris, Librairie générale française, 1999.
[5] Etienne Helmer, Diogène le cynique, Les Belles Lettres, Figures du savoir, Paris, 2017, p. 17.
[6] Dominique Baqué, Mauvais genre(s), érotisme, pornographie, art contemporain, Paris, Éditions du Regards, 2002.
[7] Giorgio Agamben, « Pour une théorie de la puissance destituante », op.cit., p. 1332.
[8] Giorgio Agamben, « Pour une théorie de la puissance destituante », op.cit., p. 1328.
[9] Diogène Laërce, op. cit., livre VI, §40 (modifiée par Étienne Helmer dans Diogène le cynique, op. cit.).
[10] Charles Baudelaire, Fusées, Œuvres complètes, La Pléiade, p. 1189.
[11] Giorgio Agamben, « Œuvre et désœuvrement », op.cit., p. 1303.
[12] Giorgio Agamben, « Œuvre et désœuvrement », op.cit., p. 1305.
[13] Giorgio Agamben, « Pour une ontologie du style », op.cit., p. 1287.
[14] « Le théâtre s’empare de la rue », supplément au n°2502 de L’Express, le magazine, 17-23 juin 1999, p. 34.
[15] Le numéro d’Alberto Sorbelli fut publié à plusieurs reprises, notamment dans Art Press, avril 1992, Alternatives théâtrales, n°92 2007 et Art Press 2, novembre/décembre 2014/janvier 2015.
[16] Shakespeare, Hamlet, trad. Yves Bonnefoy, Folio Classique, Paris, 2016, Act I Scène V.
[17] Alberto Sorbelli l’annonçait déjà dans Les Inrocks en 1999 : « Sinon, l’une des toutes dernières phrases qui m’habitent, et vont avoir une influence sur mes actions et mes façons de penser, c’est “Car il se peut bien qu’à l’avenir je croie utile de me couvrir du masque d’un bouffon”. » Une prédiction faite par Hamlet à ses amis, dans le Ier acte de la pièce, alors qu’il vient de rencontrer le spectre de son père. C’est une phrase qui m’intéresse parce que moi aussi il se peut qu’à l’avenir je croie utile de me couvrir de ce masque. » Jade Lindgaard, « Les attrape-cœurs : Alberto Sorbelli », Les Inrocks, 10 mars 1999.
[18] « Jean-Marc Bustamante quitte la direction des Beaux-Arts de Paris », Le Monde, Emmanuelle Lequeux, 4 juillet 2018.
[19] Antonio Rocco, Alcibiade Fanciullo a Scola, Rome, Salerno Editrice, 1988, p. 87.
[20] Commentaire d’une publication du 31 mars 2019.
[21] Commentaire de Jean-Marc Adolphe d’une publication du 27 décembre 2018.
[22] Ibid.
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