Alberto S
En 1991, l'artiste italien Alberto Sorbelli se prostitue. Il tapine au Louvre, couche avec des critiques d'art en échange d'un texte sur lui, vend son corps à la publicité. En putassant de la sorte, il crée un art d'attitude. A moins que ce ne soit une tentative désespérée pour entrer en rapport avec les autres.
Si tu veux vraiment savoir jusqu'où je vais avec mes clients, tu n'as qu'à payer. Je ne fais pas la pute pour le spectacle, je ne suis pas un clown pour voyeuriste, simplement je fais la pute." Le message est clair, et si l'on se permettait encore de douter de la réalité de ces actes de prostitution, un coup d'oeil sur les procès-verbaux établis par la police lors de plusieurs arrestations d'Alberto Sorbelli suffirait à nous en convaincre des documents qu'il exhibe actuellement dans une exposition collective au château de Bionnay, qui témoignent tous en sa faveur. Infraction piétons, cas n° 5 : "Port de vêtement féminin hors période de carnaval par un individu de sexe masculin qui dévisage les hommes dans le but de la prostitution (travesti notoire)."
En 1995, Alberto Sorbelli est expulsé de l'Ecole des beaux-arts de Paris, alors dirigée par Yves Michaud, après avoir reçu un blâme pour son"comportement incorrect", ses "agissements douteux", ses "provocations incessantes". En 1994, au musée d'Art moderne de la Ville de Paris, sa présence dans l'exposition "Hiver de l'amour" était encore interdite, "par risque de prostitution". Pourtant, Sorbelli refuse le terme de provocateur, ne porte aucun regard négatif sur la prostitution, mais recherche de manière plus humaine et parfois pathétique à entrer en rapport avec les autres.
Un corps de danseur, un accent italien, des déhanchements lascifs et un travestissement outrageux : à lui seul, Alberto Sorbelli fait débarquer tout Pigalle dans l'espace sacré des musées et des oeuvres d'art : "Même pour les gens qui pourraient être intéressés et qui vont voir des putes, me voir dans ce contexte a quelque chose d'inadmissible. Pourtant, je ne fais de mal à personne, j'ai juste envie d'aller voir des expos et de faire la pute en même temps." Plus d'une fois, forcément, ça tourne mal : intervention musclée de la police ou des gardiens, colère des visiteurs et des institutions. Pour répondre à cette violence officielle, Sorbelli concentre sur lui toute l'agressivité : lors de certaines performances, il se fait soudainement attaquer en public par un jeune homme. Bagarre d'une pute et d'un mac ? D'un giton et d'un travelo ? Sans explication, au milieu des cris d'alerte des gardiens du musée et des regards effrayés des visiteurs, la putain dérouille : "Je ne m'oppose pas, j'encaisse, et quand on accepte les coups, tout va mieux, parce que c'est en résistant physiquement aux coups qu'on se fait mal, tandis que là je me fais frapper sans résister, je me laisse aller, je ne suis pas contrarié dans mon corps ni dans ma tête, c'est même comme un massage. C'est une situation de jouissance : je reçois une agressivité à laquelle je me donne entièrement. Et en même temps, ce genre de performance est une réponse apportée au comportement des policiers qui m'enlèvent mes bijoux, ma perruque, mes talons aiguilles, me tordent le bras et me mettent une matraque dans le dos. C'est terriblement humiliant, alors j'ai préféré utiliser cette agressivité ambiante et parfois réelle en organisant des actions plus violentes."
La moindre apparition de Sorbelli a quelque chose d'électrique, un mélange de splendide et de glauque qui excite les tensions. La prostitution pratiquée par Alberto Sorbelli a tout d'une catharsis, elle purge les passions, révèle les névroses, les envies et les haines, soulève dans l'esprit et le corps de chacun une gamme élargie de frissons psycho-sexuels.
Pute de luxe, call-girl, travelo, vieille pute sur le retour : au gré des situations et des divers documents visuels qui attestent de ses activités tapineuses, Sorbelli traverse tous les états sociaux de la prostitution, du plus majestueux au plus sordide, et croise également tous les codes de l'imagerie sexuelle et de la culture porno : gestes érotiques, scènes plus hard, SM, homosexualité, exhibitionnisme... Où l'on se souvient de la signification du terme grec pornê :"prostituée".
Porno au sens actif et étymologique du terme, Alberto Sorbelli pratique aussi la prostitution au sens large : lors d'une expo à la galerie Heart, où il vend tout ce qui lui appartient, de la brosse à dents au fauteuil en velours rouge, il va jusqu'à proposer les services sexuels de sa propre soeur, plutôt consentante. Mais Sorbelli "passe" également à la télévision, se montrant bardé de marques et de logos, exhibant un sac, des pompes et un T-shirt Adidas chez Delarue, un costume Gucci tout neuf chez Ardisson.
Dans la vidéo Silver mist, sorte de long clip publicitaire où il fait son autopromotion, il mélange des films de ses performances, le vidéo-catalogue de la revue SM Démonia et ses propres apparitions télé, et insère au passage trois séquences publicitaires empruntées aux chaînes ultramarketing de l'Italie berlusconienne. La pub et la pute, même commerce :"Il faut comprendre que le tapin ne représente que 2,5 % des formes multiples de la prostitution. Une femme peut se prostituer auprès de son mari, un employé auprès de son patron et, même dans l'éducation, un père peut donner à sa fille un cadeau en échange d'un bisou. C'est une morale généralisée que je ne critique pas, mais que je me contente de montrer."
Reprenant Baudelaire qui évoque "le goût invincible de la prostitution dans le coeur de l'homme" (Fusées), Sorbelli étend la prostitution à tous les niveaux de la société et lui accorde le droit à l'universalité. Avec ce putain d'artiste, la prostitution passe du sens propre au sens figuré, devient un système global, un modèle économique basé sur la générosité, une morale inversée et même une utopie sociale : "Avec la prostitution, les rapports entre les personnes sont plus clairs, plus sains. Il y a un contrat qui établit clairement les rôles. On n'est plus obligé de jouer un jeu social hypocrite, de cacher des choses, de soupçonner l'autre. Moi, je refuse l'hypocrisie : je montre aux gens que eux aussi sont des putes, et c'est très bien comme ça, tant qu'on ne se le cache pas. Par exemple, en s'achetant des oeuvres, certains collectionneurs d'art essaient de s'acheter une spiritualité, de l'intelligence, voire une morale. Et l'artiste serait là pour vendre ces belles qualités. Avec moi c'est impossible, je refuse ce jeu hypocrite." Sorbelli n'est donc pas un objet d'art, et encore moins une oeuvre. Abandonnant toute idée de production d'objets, il s'engage dans une attitude, crée des situations, met en place un art relationnel et tente d'entrer en rapport avec les autres.
A l'Hôtel du Retz, qui accueille une expo sur le fétichisme, il réalise la performance Donner, recevoir, célébration d'un rapport : assis dans une des salles d'expo, il attend les dons des visiteurs. Un cadeau, une gifle, un crachat, une caresse, un appel (tél. 01.45.08.51.58 ou 06.07. 87.57.03) voire plus si affinités. A trop voir dans Sorbelli un simple provocateur, on perdrait de vue l'essentiel : une humanité blessée et prête à tout pour être aimée, une pute au grand coeur qui encaisse les coups comme des baisers :"Je n'ai pas peur de me ridiculiser, au contraire." Alberto Sorbelli s'offre à nous sans dépenser : il faut maintenant être capable de lui donner.
SORBELLI, Alberto, "Objet d'Art", Au Louvre, 1994.
SORBELLI, Alberto, Au Louvre, 1994.
SORBELLI, Alberto, Au Louvre, 1994.
SORBELLI, Alberto, Au Louvre, 1994.
SORBELLI, Alberto, Au Louvre, 1994.
SORBELLI, Alberto, Au Louvre, 1994.
Avenue du Président Wilson 1993
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