KAROO / BEZIAN
Quinquagénaire peu reluisant, gros fumeur alcoolique qui traîne plusieurs tares émotionnelles et écrivaillon sans talent, Saul Karoo est pourtant un riche et réputé consultant en scénario…
En tant que script doctor pour Hollywood, il mutile et « sauve » le travail des autres : transformant des chefs-d’œuvre élitistes en succès populaires. En tant qu’homme, séparé de sa femme qui le méprise — elle ne manque d’ailleurs pas une occasion de le rabaisser — et père d’un fils adopté qui a grandi trop vite pour lui avoir permis d’instaurer un véritable dialogue, il applique le même genre de contrôle sournois à sa vie privée et se délecte de nombreuses névroses très particulières : son incapacité à se saouler quelle que soit la quantité d’alcool absorbée, sa fuite désespérée devant toute forme d’intimité, ou encore son inaptitude à maintenir à flot sa propre subjectivité.Même s’il le voulait, il ne pourrait pas faire les choses correctement : et la plupart du temps, il ne le veut pas ! Jusqu’à ce qu’une occasion unique se présente à lui : en visionnant un film qu’il doit refondre, le rôle fugitif d’une serveuse attire son attention et l’incite à prendre des mesures extravagantes pour essayer, une fois pour toutes, de se racheter. Mais n’est-ce pas illusoire que de vouloir changer sa vie et celles des êtres chers qui nous entourent comme on transforme le cours d’un film ?Cet ambitieux portrait d’un homme sans cœur et à l’esprit tordu, déchiré entre commerce et création, est remarquablement adapté (revisité est un mot plus juste), jusqu’à sa chute vertigineuse, par un Frédéric Bézian au plus fort de sa narration et de son graphisme : son trait cassant et son humour corrosif donnant une nouvelle forme à l’extravagant roman de Steve Tesich, ce scénariste, dramaturge et romancier serbo-américain décédé en 1996.
Évoluant avec volupté entre un graphisme proche de celui de José Muñoz ou de celui de Jean-Claude Forest, lequel reste l’une de ses figures tutélaires favorites et dont il reprend l’idée d’une bichromie changeante à chaque « cellule » qui s’articule sur des ellipses (comme dans la deuxième édition de « Barbarella » en 1968), Bézian impose toujours, et plus que jamais ici, son style à lui : une caractéristique qui est la marque des plus grands !
Gilles RATIER
« Karoo » par Frédéric Bézian, d’après Steve Tesich
bdzoom
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