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Idée/ Frans Masereel.


               La vingtième planche de «Idée», de Frans Masereel. 
Ce n’est pas une passion christique dégenrée même s’il y a évidemment de ça lorsqu’on regarde la façon dont une foule compacte s’assemble autour de cette prisonnière auréolée qui semble prête à finir sur une croix. Ce n’est pas non plus un plaidoyer pour les bonnes mœurs, même si on imagine bien que c’est de ce cul nu que la grand-mère en bas à droite tente de protéger un jeune enfant en lui masquant les yeux. Ce n’est même pas une femme qui est ici représentée. La créature que les deux pandores ceinturent avec force, comme si elle menaçait de s’envoler, est en réalité l’incarnation d’une idée. C’est picturalement une idée.
Quelques pages plus tôt, la vestale illuminait la mansarde d’un artiste qui se débattait avec le complexe de la page blanche. Parce que ce n’est pas le genre de chose qu’on garde pour soi, Idée prenait son envol, dissimulée dans une lettre. Direction la ville, une cité pavée qui sent bon l’Europe de l’Est fin XIXe. Sur ce terreau fertile, Idée fascine. On la déguise, on la rhabille, histoire qu’elle s’intègre mieux. Farouche, Idée résiste, refuse tout travestissement et s’enfuit.
Devant autant de liberté et d’inflexibilité, les bonnes gens prennent peur. D’où l’arrestation, conduite sous l’œil de notables chapeautés, incarnations des puissances économiques, qui rigolent et vocifèrent. En bas à gauche, les fers sont prêts et laissent deviner que le procès ne sera pas long. Une seule personne, dissimulée sous une arcade (en haut à gauche) ne semble pas tout à fait se réjouir du coup de filet. Moquée, humiliée, Idée sera aussi honorée. Certains boiront à son sein, l’embrasseront pour ce qu’elle est, prêts à marcher jusqu’au peloton d’exécution pour ses beaux yeux. Elle trouvera toujours refuge dans une université, une imprimerie, elle courra le long des fils électriques des télégraphes, s’étalera sur les murs.
Derrière le noir et blanc tranchant de la gravure sur bois, se dessine un rêve d’absolu. Anarchiste et objecteur de conscience, Frans Masereel (1889-1972) quittera la Belgique pour la Suisse, voyagera en France, en Allemagne. Née en 1920, Idée est une œuvre précieuse et précurseure. Un «roman sans parole» – c’est le terme consacré – qui n’invente pas la bande dessinée, mais ouvre une autre voie, différente des strips, des funnies et illustrés alors en vogue. Une sorte de proto-roman graphique en 83 planches, à raison d’un unique dessin par page. Pas exactement dans les canons de la BD, si l’on considère l’enchaînement de case comme un trait essentiel de l’art séquentiel, mais la puissance d’évocation du dessin expressionniste de Masereel, sa musicalité, la force de son découpage et de sa narration sont si évidentes que le débat de son appartenance ou non à ce champ semble absurde. D’autant que Masereel introduit la simultanéité dans certaines gravures, plusieurs actions s’y déroulant en même temps, le dessin fonctionnant comme une planche de BD, un système à plusieurs cadres. Soulignée par Art Spiegelman lors d’une conférence à la Philharmonie de Paris au printemps, l’influence de Idée et, plus tard, de la Ville (1925, une réédition est attendue pour mars 2019) sur George Grosz et Lynd Ward et plus tard sur Will Eisner et d’autres sera décisive.
Pot pourri des planches de «Idée».
La republication d’Idée est accompagnée d’une belle et volumineuse monographie consacrée à l’œuvre de Masereel. Le livre, lui, coûte moins d’une vingtaine d’euros : un prix qui reste abordable. Une question essentielle pour Masereel qui souhaitait que ses œuvres soient accessibles au plus grand nombre. C’est probablement cette question de la diffusion de ses œuvres qui l’a poussé à entrer en contact avec le cinéaste allemand Berthold Bartosch pour qu’il porte Idée en dessin animé. Un très bel objet également, sorti en 1932. Un temps où les idées étaient malmenées par les bonnes gens de la ville.
Marius Chapuis

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