Black Medicine Book


  • Le dessinateur et plasticien suisse Helge Reumann édite chez Atrabile un ouvrage-monument. Entièrement muet mais incroyablement dense, dans un grand format pourtant oppressant, horriblement humain et imposant, on ne sait si son "Black Medicine Book" est une prophétie ou le testament de la civilisation. Une œuvre incontournable pour qui ne craint pas de voyager au-delà du bien et du mal... et de la bande dessinée.
Helge Reumann est discret, mais il n’a pas besoin d’envahir les écrans ou les réseaux sociaux pour que son œuvre vous imprègne à jamais. En quelques images, il parvient à faire ressentir la quintessence de notre époque, et peut-être de l’humanité toute entière. Des personnages muets, aux visages rarement identifiables. Des décors lugubres mêlant une atmosphère post-apocalyptique et des formes fantasmagoriques dans des paysages désolés. Et la violence, partout et toujours. Franche et directe ou sourde et lancinante, mais bien présente, dans les êtres, les gestes, les armes.
Helge Reumann est originaire de Suisse - il est ainsi passé par les Arts Décoratifs de Genève. Est-ce pour cela que les montagnes et les armes sont si présentes dans son dernier ouvrage, un énorme livre paru chez Atrabile ? La Suisse, en plus d’être une contrée montagneuse, possède une des plus importantes industries d’armement au monde. Ce qui n’est le moindre des paradoxes de ce pays, apôtre de la neutralité et siège de quelques institutions internationales censées prôner la paix à travers le monde. C’est peut-être vers ce côté "paradoxal" de la Suisse, qui a sans doute marqué le dessinateur, qu’il faut se tourner pour essayer de comprendre la genèse de Black Medicine Book.
Parmi les nombreuses pistes que nous pourrions en effet invoquer pour nous orienter dans ce livre digne d’un sombre dédale, celle de la contradiction intrinsèque à l’humanité - détruire pour survivre - transparaît tout au long de l’ouvrage. Les femmes et les hommes qui peuplent Black Medicine Books’évertuent à détruire leur environnement, leur habitat, leurs semblables. Leur hostilité à la fois furieuse et glaciale conduit systématiquement à la mort et à la destruction. Sont-ils en guerre ? S’agit-il d’une immense bataille pour la survie dans un monde succédant à une quelconque catastrophe ? Impossible de le savoir. Les raisons de toute façon importent ici bien moins que le but : annihiler.
"Black Medicine Book" : la boîte noire d'Helge Reumann ne nous sauvera pas
Black Medicine Book © Helge Reumann / Atrabile 2017
Black Medicine Book © Helge Reumann / Atrabile 2017
Black Medicine Book © Helge Reumann / Atrabile 2017
Black Medicine Book © Helge Reumann / Atrabile 2017
Helge Reumann a davantage créé que sa discrétion ne pourrait le laisser croire. Il a publié aussi bien en Europe, notamment chez Atrabile, L’Association, Le Dernier Cri ou United Dead Artists, qu’aux Etats-Unis. Lauréat de plusieurs prix dès la fin des années 1990, il a même reçu le prestigieux Prix Töpffer en 2002. Mais son nouvel ouvrage témoigne d’une volonté renouvelée de dépasser les codes narratifs comme graphiques.
Il n’y dans Black Medicine Book nulle trace de scénario, au sens classique du terme. Nous pouvons regarder quelques images prises au hasard, refermer le livre puis recommencer. Nous pouvons au contraire l’avaler d’une traite. Nous pouvons le prendre par sa fin, par son milieu ou son commencement. Nous pouvons nous y immerger pendant quelques heures ou l’ouvrir de temps à autres pendant des mois. L’effet sera toujours le même : une sorte de fascination, à la fois crainte et désirée.
Nous retrouvons dans Black Medicine Book bien des icônes de notre monde contemporain. Issues des guerres et des religions, de l’industrie et du capitalisme, ces images immédiatement reconnaissables pourtant non clairement identifiées nous conduisent à réaliser que ce qui nous est donné à voir ne nous est pas étranger. Au contraire, c’est cette familiarité qui rend la chose - comment la qualifier avec exactitude ? - si effrayante. Nous aimerions imaginer qu’il s’agit d’un monde extra-terrestre ou d’un avenir incertain et inatteignable. Mais ce serait se leurrer et ce serait bien trop facile.
Car malgré les formes fantastiques qui hantent l’ouvrage, qu’elles soient cosmiques ou telluriques, végétales ou minérales, humaines ou mécaniques, c’est bien une description de notre monde que nous avons sous les yeux quand nous ouvrons Black Medicine Book. Une description glaciale et clinique, qui ne donne aucun espoir de changement ni d’ailleurs la volonté que cela finisse. Plus qu’une métaphore de la violence guerrière, du fanatisme politique ou religieux ou des ravages de l’homme sur l’environnement, le livre d’Helge Reumman est un constat. Il nous le dit et nous le montre : voici ce que vous êtes - ce que nous sommes. Sans jugement, sans balance pour différencier le bien du mal : c’est ainsi.
Black Medicine Book © Helge Reumann / Atrabile 2017
Black Medicine Book © Helge Reumann / Atrabile 2017
Black Medicine Book © Helge Reumann / Atrabile 2017
Black Medicine Book © Helge Reumann / Atrabile 2017
Inutile d’insister sur la maîtrise technique d’Helge Reumann. Qu’il utilise le crayon ou l’encre sur papier ou l’acrylique sur bois, dans de petits ou de grands formats en noir et blanc ou en couleurs, ou même qu’il conçoive quelques œuvres en trois dimensions, sa virtuosité n’a rien d’ostentatoire. Elle s’efface toujours derrière l’impression, à la fois familière et envoûtante, laissée par son art.
L’Américain Charles Burns [1], en introduction, y voit "un monde froid et brutal". Christian Rosset, quant à lui, insiste dans sa préface notamment sur la "fureur contenue" et la "sensation de froid". Nous ajouterons cette proximité inhérente aux œuvres qui nous décrivent. Ainsi des armes imaginaires reproduites en résine et dont les photographies ponctuent l’ouvrage : étranges et pourtant évidentes, elles demeurent bien moins agressives - et létales - que celles que nous nous habituons à voir quotidiennement dans les rues de nos villes soumises à l’état d’urgence.
Black Medicine Book pourrait être une stèle funéraire, marquant nos regrets éternels envers tout espoir de progrès. Il évoque aussi le monolithe noir de 2001, L’Odyssée de l’espace : présent dès l’origine, il nous survivra et nous modèlera sans que nous sachions s’il faut s’en plaindre ou s’en réjouir. C’est quoi qu’il en soit une œuvre qui ne se soucie pas de frontières entre art contemporain et bande dessinée, et s’affranchit des limites entre le bon et le mauvais comme elle efface celles entre passé, présent et futur.
Black Medicine Book © Helge Reumann / Atrabile 2017
Black Medicine Book © Helge Reumann / Atrabile 2017
Black Medicine Book © Helge Reumann / Atrabile 2017
Black Medicine Book © Helge Reumann / Atrabile 2017

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