Le culte du cargo




« Les indigènes ne pouvaient pas imaginer le système économique qui se cachait derrière la routine bureaucratique et les étalages des magasins, rien ne laissait croire que les Blancs fabriquaient eux-mêmes leurs marchandises. On ne les voyait pas travailler le métal ni faire les vêtements et les indigènes ne pouvaient pas deviner les procédés industriels permettant de fabriquer ces produits. Tout ce qu’ils voyaient, c’était l’arrivée des navires et des avions. »
Peter Lawrence, Le Culte du cargo, Fayard, 1974, pp. 297-298

Ensemble de rites apparus à la toute fin du 19e siècle chez les tribus millénaires d’Océanie, le culte du cargo était pour elles un moyen de réagir face à la conquête coloniale européenne en Mélanésie qui induisait de profonds bouleversements économiques et culturels.

UN VÉRITABLE CHOC CULTUREL POUR LES MÉLANÉSIENS
Lorsque les Occidentaux commencent à s’installer massivement sur les îles d’Océanie à la toute fin du 19e siècle, le choc culturel est de taille pour les peuples locaux. Ces derniers ignorent tout des modalités de production de la technologie occidentale, et le nouveau style de vie importé par les colons bouleverse profondément leurs vies.
Ces nouvelles réalités imposées par les gouvernements coloniaux (économie de marché, privatisation des terres, etc.) vont à l’encontre des fondements du mode de vie mélanésien, basé sur les valeurs d’échange, de réciprocité et de redistribution.


    Quatre indigènes de l’île de Tanna découvrent avec étonnement la technologie française en 1905


Afin de faire face aux crises et aux ruptures sociales engendrées par le colonialisme, les autochtones vont d’abord reproduire les coutumes des occidentaux puis imiter les opérateurs radios japonais et américains chargés de commander le ravitaillement, majoritairement distribué par avion-cargo, en espérant obtenir un résultat similaire.

Les indigènes attribuent en fait la sophistication et l’abondance des biens livrés par cargo à une faveur divine, et cette croyance millénariste née sur l’île de Tanna va être adoptée simultanément par la quasi-totalité des peuples de Mélanésie, de la Papouasie Nouvelle Guinée aux îles Fidji au cours du 20e siècle.
LE CULTE DU CARGO EST ADOPTÉ PAR LA QUASI-TOTALITÉ DES PEUPLES MÉLANÉSIENS AU COURS DU 20e SIÈCLE

Les îles composant l’archipel du Vanuatu ont été successivement explorées par les Portugais, les Français et les Anglais à partir du 17e siècle. Ces trois pays administrent conjointement la région dès 1887 et leurs modes de vie et coutumes bouleversent profondément la vie des tribus locales. Il faudra attendre 1980 pour que ces territoires obtiennent officiellement leur indépendance.



Le culte du cargo est le fruit de la fusion des enseignements religieux prêchés par les missionnaires chrétiens au 19e siècle, des croyances mythologiques millénaires des autochtones et de la technologie occidentale permettant la livraison abondante de biens et d’équipement – par bateau puis par avion – qui poussent les peuplades locales à penser qu’il s’agit d’une volonté divine.
Il se traduit dès la fin du 19e par l’imitation des attitudes et coutumes occidentales. Pensant s’attirer les faveurs des divinités qui ravitaillaient richement les Européens, les autochtones se mettent par exemple à couper des fleurs pour les mettre dans des vases, persuadés que cela constitue une étape essentielle du « rituel » des colons.
Leurs prophètes les poussent parfois à s’exiler dans des lieux reculés ou à brûler leurs cultures, ce qui force les colons à les ravitailler afin d’éviter une famine : une habitude qui conforte les autochtones dans leur attitude et les persuade que la divinité a entendu leur demande et choisi de la satisfaire.



 Débarquement  de matériel et de provisions destinés à l’armée américaine sur l’île de Guadalcanal    en1942


CETTE CROYANCE CONNAÎT UN NET REGAIN D’INTÉRÊT PENDANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE
Pendant la Seconde Guerre mondiale, la forte présence des Américains et des Japonais sur les îles du Pacifique et l’imposante logistique qu’ils déploient offre un second souffle au culte du cargo, comme l’écrit l’historien Peter Lawrence en 1974 :
« Les indigènes ne pouvaient pas imaginer le système économique qui se cachait derrière la routine bureaucratique et les étalages des magasins, rien ne laissait croire que les Blancs fabriquaient eux-mêmes leurs marchandises. On ne les voyait pas travailler le métal ni faire les vêtements et les indigènes ne pouvaient pas deviner les procédés industriels permettant de fabriquer ces produits. Tout ce qu’ils voyaient, c’était l’arrivée des navires et des avions. »
Les indigènes remarquent que les radio-opérateurs japonais et américains semblent obtenir le parachutage de vivres et de médicaments en utilisant un poste radio-émetteur, ce qui va les pousser à construire de fausses cabines et de faux micros et à imiter les opérateurs pour tenter d’obtenir les mêmes faveurs.
Ces derniers vont même aller jusqu’à construire de fausses pistes d’atterrissage afin que d’hypothétiques avions envoyés suite à leurs demandes puissent venir les ravitailler.

 

Bien que le culte du cargo ait largement perdu de sa ferveur suite à la proclamation de l’indépendance des îles mélanésiennes en 1980, il reste encore aujourd’hui un moyen pour leurs habitants de dénoncer les inégalités engendrées par l’économie de marché et jouit toujours d’une certaine popularité chez certaines tribus océaniennes.

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