Textes et documents relatifs à l’affaire dite « de Tarnac »


Dans ce recueil qui se veut de référence, on trouve aussi bien les tribunes des inculpés parues dans la presse qu’une conférence de Giorgio Agamben sur Tiqqun, des lettres de défi aux juges autant que des articles d’Eric Hazan, Serge Quadruppani ou François Gèze, un criminologue entarté autant qu’un selfie devant la résidence du patron de la DGSI, un gros singe jaune comparaissant devant un juge antiterroriste autant que des appels à soutenir les révoltés de Villiers-le-Bel ou à bloquer un convoi de déchets nucléaires. Ce qui se lit au fil du recueil, c’est aussi bien la chronique d’une affaire judiciaire que de dix années de lutte en France – dix ans au cours desquels l’antiterrorisme est visiblement devenu ce qu’il est essentiellement : un mode de gouvernement. Voilà donc une lecture, et une affaire, qui éclairent le présent.


C’était un 11 novembre, en 2008, vers six heures du matin, des lampes torches et des portes défoncées à coups de béliers, des dizaines et des dizaines de policiers cagoulés, l’arme au poing. Paris, Rouen, Baccarat, Limoges, Tarnac. Les meutes de journalistes et les routes barrées, l’hélicoptère qui supervise les opérations de la Sous-direction antiterroriste et de la Direction centrale du renseignement intérieur. Nous n’avons pas oublié, non plus, les gardes à vue de 96 heures ni la prison. Nous nous souvenons de Michèle Alliot-Marie jubilant sur toutes les chaînes d’information et des premiers mots du procureur Marin : « Association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. » Impossible d’oublier, aussi, le déchaînement médiatique, la presse, les radios et les chaînes de télévision, leur morgue unanime, leurs Unes satisfaites, leur scrupuleux suivisme. Le coup de filet était un succès, les terroristes débusqués, la menace neutralisée. On pouvait tranquillement faire les préparatifs pour le bûcher. Tout allait rentrer dans l’ordre.

Nous nous en doutions alors, mais la confirmation n’en vint que plus tard : tout cela ne sortait pas de nulle part. En amont, des années de surveillance, des mois et des mois d’écoutes téléphoniques réclamées de la main du Premier ministre, des filatures sans nombre, des rapports confidentiels dignes de la Série noire, des caméras dans les arbres et devant les maisons, un témoin anonyme de mèche, un espion britannique, les réunions hebdomadaires dans le cabinet de la ministre, les éléments de langage savamment distillés aux journalistes. Il s’agissait de produire la menace, de la profiler, policièrement, judiciairement, médiatiquement. Jusqu’au jour où il suffirait de venir détruire ceux que l’on avait pris soin d’ainsi construire.
Neuf ans plus tard, se replonger dans les archives de l’époque, c’est d’abord se souvenir de l’état de sidération, de stupeur et d’écrasement que produisit cette opération. Les premiers jours ou les premières semaines du moins.
Au lendemain des arrestations, un comité de soutien se réunit à Tarnac. Des jeunes, des vieux, des habitants historiques, des voyageurs de passage. Traînés au beau milieu du champ de bataille, ils ne s’en laissèrent pas conter et rejetèrent en bloc les accusations judiciaires et médiatiques de terrorisme. Très rapidement, des dizaines d’autres comités se constituèrent partout en France mais aussi à l’étranger. Agen, Alès, Amiens, Annecy, Arcizac, Ariège, Aveyron, Barcelone, Beauvais, Berlin, Blois, Bordeaux, Brest, Brive, Bruxelles, Cévennes, Chalon-sur-Saône, Clermont-Ferrand, Couvin-Chimay, Delémont, Dijon, Doubs, Forcalquier, Genève, Grenoble, Indre, Jura, La Roche-sur-Yon, Lausanne, Liège, Lille, Limoges, Lyon, Marseille, Méouge, Montpellier, Moscou, Nancy, Nantes, New York, Ouest-Cornouaille, Oulan-Bator, Paris, Pau, Périgueux, Perpignan, Poitiers, Portugal, Prague, Rennes, Rouen, Saint-étienne, Savoie, Sorbonne, Strasbourg, Suisse, Tarnac, Toulouse, Tours, Tulle, Vaucluse. Des dizaines de réunions publiques furent organisées mais aussi des concerts puis des manifestations. À Oulan-Bator, une banderole de soutien flottait devant l’Alliance Française. À Moscou, c’était l’ambassade de France qui était prise pour cible. À Athènes, huit rames de métro étaient incendiées et l’Institut français était attaqué au cocktail molotov après que toutes ses vitres ont été brisées. Un tag égayait le mur : « De Tarnac à Athènes, c’est l’insurrection qui vient. » C’est bien l’une des particularités de la défense des inculpés de Tarnac qu’elle ait vu s’agréger efficacement des députés écologistes et des incendies nocturnes, des organisations d’extrême gauche et des juristes ; et cela jusqu’à retourner la construction médiatique et policière en une remise en cause de la logique antiterroriste et de ses zélateurs.
C’est cette contre-offensive que racontent les documents compilés dans ce lundimatinpapier. Comment a été ridiculisée la figure monstrueuse des terroristes tapis dans l’ombre et prêts à passer à la lutte armée. Comment L’Insurrection qui vient est passé du statut de pièce à conviction à celui de best-seller. Comment un juge fanatique qui jurait qu’il aurait la peau des mis en examen a fini exilé à Papeete. Comment des contrôles judiciaires draconiens ont été publiquement enfreints. Comment les mis en examens et leurs amis sont parvenus à ne pas se laisser réduire, écraser et détruire au contact de forces qui s’annonçaient bien plus nombreuses, organisées et puissantes qu’eux.
Outre l’intérêt propre de ces archives pour tous ceux qui se sont intéressés à cette affaire et quelle que soit l’issue du procès, ces textes et documents, dont certains datent d’il y a dix ans, se révèlent d’une actualité à la fois saisissante et cruelle. Il est bon de se souvenir aujourd’hui qu’en 2009, intellectuels, figures associatives et politiques s’étaient réunis officiellement dans un comité dont le but premier était l’abrogation des lois antiterroristes ; de se rappeler que, des années durant, les services de l’antiterrorisme comme les lobbyistes du sécuritaire ont été tenus publiquement pour des guignols et des faussaires. Dès juin 2008, soit plusieurs mois avant les arrestations de Tarnac, Eric Hazan ne parlait-il pas déjà de l’antiterrorisme comme d’une « technique de gouvernement » ?
C’est bien là le paradoxe de ce recueil : si l’on se réjouit parfois des traits d’humour et de la relative audace des mis en examen face à leurs inquisiteurs, il nous permet aussi de prendre la mesure de tout ce que nous avons perdu depuis, face à l’antiterrorisme et l’hégémonie de la peur. Le scandale continué de l’affaire dite « de Tarnac » n’a pas empêché, pour finir, que l’état d’urgence devienne l’état de droit, ni que la « lutte contre le terrorisme » ne s’impose comme l’ultima ratio de tout gouvernement. Certes, après que le vent eut tourné, l’épouvantail absurde du militant « anarcho-autonome » ou d’« ultragauche » fut moqué jusque dans les rédactions mêmes qui, quelques mois plus tôt, avaient assuré sa promotion. Mais n’est-ce pas l’exacte même figure que l’on voit réapparaître depuis le mouvement contre la loi Travail ? N’est-ce pas la même cible que les éditorialistes convoquent lorsqu’ils se rengorgent à gloser sans fin sur l’expulsion imminente de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ?
Ne nous y trompons pas, ce qui se joue dans ces dix années d’épopée judiciaire, médiatique et politique ne tient pas au partage entre coupables et innocents, terroristes glacés ou sympathiques militants. Ce qui se joue là, c’est plutôt la confrontation brutale et logique entre un ordre en crise et la possibilité d’activement lui échapper. Michèle Alliot-Marie voyait juste lorsqu’elle pressentait, en 2007, que la faillite éclatante de la gauche ouvrait la voie au retour d’un certain sérieux politique. À cela près que ce n’est pas seulement la gauche qui ne cesse de sombrer, depuis lors, dans le néant mais la politique tout entière ; et qu’il était donc vain de s’acharner sur un supposé « groupe » d’hérétiques au moment où c’est le dogme lui-même qui s’évanouissait.
La figure du « terroriste » est ce que sécrète un pouvoir mondialisé qui repose sur la surveillance de masse, la gestion spectaculaire des affects, les réseaux technologiques planétaires, la traçabilité généralisée et la dépolitisation méthodique. Le « terroriste » est la virtualité qu’il faut construire et partout présupposer pour justifier l’extension sans fin d’un tel pouvoir. Du temps de l’État moderne, c’était l’ennemi qui constituait une menace ; maintenant, c’est la menace qui constitue l’ennemi. D’où l’irréalité du « terroriste » au regard du « Boche », du « Rouge » ou de tout autre ennemi du passé. D’où aussi tout ce que la lutte contre une menace si plastique autorise d’exorbitant, et que rien d’autre n’aurait pu justifier. De la lecture de vos emails au contrôle de vos paiements en liquide en passant par la fouille de votre sac et de discrètes « visites » domiciliaires.
Seule une civilisation en décomposition peut pousser si loin la crainte que tout lui échappe. Seul un monde qui ne croit plus en soi peut à ce point vouloir tout contrôler. Cela le rend d’autant plus venimeux. Ce que l’affaire dite « de Tarnac » nous apprend, c’est que déserter ce monde, c’est autant déserter le rôle de l’ennemi prescrit que l’injonction à rentrer dans le rang. Par ses archives, le passé ne nous donne pas de leçon, seulement des exemples. Il n’y a, dans la guerre de l’époque, pas d’autre voie que de sans cesse contourner la stratégie de l’ennemi, qui cherchera sans cesse à contourner la vôtre. Rien ne nous dit quel est le prochain mouvement à opérer. Mais tout nous certifie que l’immobilité signifie la mort. Se métamorphoser est la seule fidélité à soi praticable. Tant pis pour les doctrinaires...
lundimatin

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