Jacques de Bascher





“Xavier de Castella et Jacques de Bascher vous prient de leur faire la joie et le plaisir de bien vouloir participer toute la nuit du 24 au 25 octobre à une soirée Moratoire noire en l’honneur de Karl Lagerfeld (tenue tragique noire absolument obligatoire).” L’invitation date de 1977. Le carton est blanc comme neige. Il émane de la Main Bleue, un nouveau club planté dans un ancien cinéma de Montreuil entièrement redécoré par un jeune designer, Philippe Starck.
Jacques de Bascher et Xavier de Castella (architecte depuis peu amant de Kenzo) y reçoivent leurs invités en tenue d’escrimeur, seuls autorisés à porter du blanc ce soir-là. Leurs visages sont cachés sous l’habituel masque d’escrime mais recouverts d’une voilette de résille noire. A côté d’eux se tient en permanence un inquiétant inconnu entièrement vêtu de cuir noir, le visage tenu sous une cagoule cloutée. Plus tard dans la soirée, un fist-fucking sera infligé sur la scène du club, un numéro d’esclave sexuel semblable à celui que Bascher avait découvert quelques semaines plus tôt à l’Anvil, le bar pédé cuir de New York. Dans l’histoire de la nuit parisienne, ce fut la première fête sombre, la première fête dure. Dans Un jeune homme chic, Alain Pacadis rend compte ainsi de cette nuit “tragique” : “C’est une débauche de robes de deuil et de garçons en cuir noir. Le vin coule à flots, et sur scène des lutteurs sortis de Star Wars combattent avec des torches. Il y a des scènes de fistfucking et des travelos rétro. Il n’y a jamais eu à Paris autant de mecs en cuir noir rassemblés au même endroit. On se croirait à New York dans Christopher Street. C’est sans doute une des fêtes les plus réussies de l’année avec le mariage de Loulou de la Falaise. Au petit matin, les maquillages ont coulé, les vêtements sont chiffonnés comme des plumes de paons fripées, les Rolls attendent à la sortie du vieux night-club.” Des Rolls et du cuir, la noblesse et le caniveau : tous les paradoxes de Jacques de Bascher concentrés en une fête. La Moratoire noire reste la plus grande oeuvre de Bascher – la seule, peut-être. Son autoportrait. Sinon, peu de choses : des lettres, gardées secrètement par Karl Lagerfeld. Et un film de trente minutes, tourné à Rome en 1977 pour Fendi, avec Suzy Dyson pour effigie.
De Jacques de Bascher, on a souvent dit qu’il était un type douteux.Douteux parce que dangereux dans sa façon de rendre attirantes toutes sortes de choses noires – de la littérature fin de siècle jusqu’à son goût immodéré pour la poudre. Douteux parce que double, donc jamais résumable à sa belle allure, à la perfection de ses traits – donc capable de mettre en échec ou au défi tout ce sur quoi repose la mode, son milieu de prédilection. Douteux encore parce que si on cherche un peu parmi les tonnes d’archives des années Palace ressurgies ces quinze dernières années, il n’apparaît pas. Il n’est pas au premier rang des albums photo, n’est pas non plus dans les remerciements d’Un jeune homme chic (où il y a pourtant quasiment tout le monde). Il n’est nulle part, ce qui est troublant pour quelqu’un que l’on décrit comme un mondain professionnel. A-t-il seulement existé ? Et si oui, pour qui ?
Le prince viscontien
Ceux qui étaient trop jeunes pour croiser ce mince duc au Sept ou au Palace ont découvert son existence en lisant, en 2008, Beautiful People, le livre d’Alicia Drake (sorti en 2006 aux Etats-Unis). La journaliste y dessinait les vies parallèles de Lagerfeld et de Saint Laurent. Jacques de Bascher ayant été simultanément le grand amour de l’un et la grande passion de l’autre, il n’est pas qu’un personnage secondaire du livre. Il en est le coeur. “C’est un fait qu’en dehors du livre d’Alicia Drake, on ne trouve pas beaucoup de choses sur lui, nous confie Bertrand Bonello qui a confié à Louis Garrel le rôle de Bascher, pièce maîtresse de son Saint Laurent. Je le vois comme une comète. Pas vraiment de passé, no future. Du présent pur. Et en cela, ne laissant pas de traces. Il ne laisse rien, aucun héritage, aucune oeuvre, pas d’écrits, pas de dessins. Seuls des témoignages intimes, tous fascinés.”
Mince d’allure jusqu’à paraître aiguisé, châtain brun à la peau pâle, portant une fine moustache et plus tard, dans les années 80, une barbe, les yeux vert-de-gris teintés de mélancolie, habillé comme un prince viscontien, Bascher avait hérité d’une beauté fascinante mais son magnétisme ne se résumait pas à sa seule élégance. Les survivants d’une époque décimée évoquent tous sa culture, son érudition malade, son goût du rare, une façon de parler par mots précieux qui dans Paris n’avait pas d’équivalent. On peut s’en faire une idée en lisant les deux lettres d’une correspondance avec le peintre David Hockney que Bascher avait fait paraître en 1980 dans L’Officiel, en marge de séries mode dont il avait réalisé le stylisme : “Mon cher David, l’esprit (de cette série) est un peu à la Leyendecker pour certaines images, un peu à la Seeberger pour d’autres. La tempête qui faisait rage m’a aussi fait penser à Fire Island de l’autre côté de l’Atlantique. Lee Brevard a dû te dire qu’en septembre j’y étais en même temps que toi, juste avant que l’ouragan David (quel joli prénom) vienne esquinter quelques villas de bois. J’étais bien triste de ne pas te voir dans l’île de feu mais j’ai comme excuse d’être tombé amoureux. Lee te dira de qui.”
La seconde lettre à Hockney est assortie d’un titre : A New Odessa Life“Que je te rassure tout de suite sur la signification du titre. Il ne s’agit ni d’une suite à la fameuse filière du trésor de guerre nazi, ni d’une apologie de cette affreuse ville industrielle des bords de la mer Noire, qui doit son seul intérêt historique à sa participation, comme décor, à la révolte des matelots du cuirassé Potemkine. Serge Eisenstein en a tiré le parti esthétique que l’on connaît… Je voulais recréer l’atmosphère de ces établissements un peu troubles où l’on ne savait s’il s’agissait d’un lupanar ou bien d’une maison de repos pour jeunes officiers de la garde impériale. Est-ce un hommage à Joseph Arthur, comte de Gobineau, dont les Nouvelles asiatiques sont revenues à la mode et surtout sa Danseuse de Shamakha dont l’ambiguïté fait souvent penser à l’Aziyadé de Pierre Loti très à la mode lui aussi, ou aux Voyages du chevalier Chardin en Perse ?… Introuvable.”
Il signe ce déluge de références aux belles lettres “Jacques Behind Bars”. Ceux qui s’offusquaient de ses partis pris politiques provocateurs – Bascher est royaliste par fascination pour le déchu, et loue en société l’élégance des officiers de la Wehrmacht – constateront que sa double allusion au nazisme et à Eisenstein le communiste désamorce totalement toute cohérence politique – ce n’est que provocation, que style. Pas de fond. Pas de pensée. Même si certains de ses proches trouvaient malsaine sa proximité, dès le milieu des années 70, avec Jean-Claude Poulet-Dachary, légionnaire, maurassien, travesti (dit Gloria), et futur adjoint à la mairie FN de Toulon, assassiné en 1995.


Lagerfeld fasciné, Saint Laurent passionnéA 22 ans, en 1973, Jacques de Bascher entre dans le cercle des amis/amours de Lagerfeld, où il fait vite le vide autour du styliste. Les fiévreux amis cubains venus de New York sont soudain remplacés par un climat précieux, froid, imprégné d’une élégante obsession pour le Huysmans d’A rebours – Jacques se rêve en des Esseintes. C’est Bascher qui, via Karl, a fait se retourner les milieux de la mode à Paris vers les décadents littéraires, vers ce goût des choses mortes. Les commentateurs qui s’intéressent à la relation de Lagerfeld avec Bascher se heurtent systématiquement à la question de savoir si elle fut physique ou purement idéalisée, cristalisée – Karl ayant été, dans les années 80, jusqu’à défendre dans une interview à Actuel l’idée que Jacques était juste son “assistant”, démontrant tout au plus combien, pour lui, l’amour est possiblement séparable d’un quelconque désir de possession physique.
La fascination amoureuse de Lagerfeld pour Bascher reposait sur une admiration de classe pour une culture française noble. Lagerfeld a eu pour Bascher une passion française. Le “gigolo”, comme le surnommaient ceux qui haïssaient Jacques le Cruel, possède aux yeux de Karl la noblesse d’un châtelain. La vérité est, comme toujours, un peu plus compliquée : Jacques de Bascher de Beaumarchais est une semiconstruction. Le titre de noblesse a été acquis tard, la famille est de “petite noblesse”, la particule de Beaumarchais leur a été refusée. Cela complexe Jacques qui se vit comme le dauphin absolu. Il ne voit que lui pour jouer ce rôle, que lui pour le mériter.
Peu importe si un descendant de la famille Beaumarchais le menace de procès, peu importe si les méchantes du Sept, l’ancêtre du Palace, le surnomment “Jacques de Pas Cher de Bon Marché”, peu importe si, en 1981, dans ses chroniques du Matin de Paris, Jean-Michel Gravier raille gentiment les fiançailles abracadabrantes et surcocaïnées de Jacques avec sa plus vieille amie, la princesse Diane de Beauvau-Craon : “… où que l’on sorte, le ‘distingay’ se pousse du coude”. Il s’en moque : depuis l’automne 1973, Paris a fait de lui sa coqueluche. Un dessin d’Hockney le représente même en 1975 les traits presque effacés, invisibles, résumés à un assemblage de vêtements, à une harmonie hypnotique de couleurs.
Peu de gens à Paris à la même époque ont eu vent de la passion d’Yves Saint Laurent pour Bascher – les secrets les mieux gardés sont toujours les plus intenses. Une histoire commencée fin 1973, au Sept, rue Sainte-Anne, un minuscule club quasi exclusivement homosexuel où la drogue, les Mandrax surtout, circulait de main en main, augmentant le désir, l’appétit de rencontres. Rapidement, ce qui n’aurait dû être qu’une liaison s’est transformé en une attirance folle de Saint Laurent pour celui en qui il voyait l’incarnation même de ses démons, le miroir de son propre malaise. Ce n’est pas cette fois l’élégance française de Jacques qui attire Yves, il la domine assez lui-même, mais le sens de la fugue permanente d’un esthète pur qui ne veut rien entendre du monde commun, et qui défie le réel toutes les nuits en sortant dans les boîtes, en goûtant à l’héroïne, à la cocaïne ou à l’alcool, au sexe pour en saisir la saveur vénéneuse. Bertrand Bonello, encore : “En rencontrant ceux qui l’ont connu, femmes comme garçons, on s’est rendu compte combien tout le monde tombait amoureux de lui. C’était un félin. Il a laissé pas mal de dégâts derrière lui.”
Le photographe Philippe Heurtault, qui l’avait connu au service militaire, en 1970, et l’a côtoyé durant deux décennies, décrit l’inverse dans un hommage publié sur son site internet : “Nous voici en 2014 et en cette année deux biopics se voient être consacrés à Yves Saint Laurent. De nombreux médias s’emparent de l’occasion pour dépeindre Jacques de façon assez caricaturale. Pour résumer, selon ces médias, Jacques n’aurait été qu’un “dandy morbide”. J’ai travaillé longtemps avec Jacques. Je l’ai fréquenté quotidiennement à certaines époques. Contrairement à ce qui se dit ou s’écrit, il était possible de le voir fréquemment sans pour autant se suicider, devenir toxicomane ou alcoolique, sans passer ses nuits à partouzer dans des backrooms.”
Métamorphoses et paradis perdus
Les nombreuses photos qu’Heurtault a faites de Jacques témoignent effectivement d’autre chose : d’une insouciance, d’une énergie déployée à séduire, à charmer. Les photos du début 1973, à Neuilly, laissent voir un garçon narquois de 22 ans, vêtu d’un costume trois pièces et d’une canne, un enfant qui voudrait imiter les grands en se déguisant comme eux. Celles du Louvre, fin 1973, témoignent d’une métamorphose. Jacques porte une fine moustache, sa présence est différente, il pose parmi les statues grecques du Louvre. Beauté parmi les parangons de la perfection classique. Pas de dandysme sans paradis perdu. Jacques devient ce personnage proustien réactualisé au parfum dangereux des seventies. Son sourire triste mais aiguisé, la distance et l’indifférence lisibles dans son regard impressionnent. Il aurait été un modèle idéal pour illustrer un disque qui sort la même année : le Paris 1919 de John Cale. Sur les photos de la scène mondaine, aux côtés de Warhol ou d’Edmonde Charles-Roux, il fait bon élève, petit garçon tiré à quatre épingles.
Pierre Bergé, lui, décrit Yves Saint Laurent en proie à l’influence d’un démon autodestructeur. On devine qu’il ne parle que de ce faon aux yeux tristes, toxique et beau, jeune mais comme malade de l’âme, cet être qui ne faisait rien sauf infuser : “On dit que je ne fais rien, mais c’est faux : j’inspire Karl.” Lagerfeld saura pour Yves, et fermera les yeux. Bergé finira par comprendre que Jacques n’était pas pour Saint Laurent une simple amourette. Il rendra visite à Bascher le venimeux. Nul ne sait ce qu’ils se sont dit, mais Bascher se tiendra désormais à distance de Saint Laurent.
Reste, loin de cette blessure, les photos. Celles de la somptueuse fête vénitienne donnée au Palace, ou Bascher porte une coiffe en forme de pont du Rialto. Celles, joyeuses et travesties pour l’anniversaire de Kenzo au Palace en mars 1978. Celles du lancement du parfum KL femme, où il est resplendissant, dandy métallique arborant désormais une épaisse barbe que renforce sa chemise à col cassé. Ou celles d’une fête marine où, déguisé en mousse, il porte un index à son nez comme pour y cacher les doses de cocaïne que l’on devine pourtant dans ses yeux. Les années 80 vont faire perdurer cette vie de fêtes jusqu’à ce qu’elle devienne vide de sens, parodique. Atteint du sida depuis 1984, épuisé par dix ans d’excès, Jacques de Bascher se montre moins. Plus des Esseintes que jamais, il achève sa représentation en fantôme de lui-même. Il meurt le 3 septembre 1989. Il avait demandé à être incinéré avec Michka, son ours en peluche. Comme un Gilles de Rais moderne cachant en lui le Petit Prince.
Philippe Azoury

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