Le travesti de 14-18


Paul Grappe.

Intrigues politico-financières, crimes de sang, outrages aux bonnes mœurs, les années 1920 et 1930, en France, furent marquées par les scandales, savamment mis en scène par la presse à sensation. Si certaines affaires – Marthe Hanau, Stavisky, Violette Nozière – ont durablement marqué la mémoire collective, d’autres, en revanche, sont tombées dans l’oubli.
2C’est l’un de ces faits divers, qui défraya un temps la chronique, que ressuscite pour nous La garçonne et l’assassin. Le récit suit les parcours, intimement mêlés, de Paul Grappe et Louise Landy, dans le Paris des années folles. Louise a 17 ans lorsqu’elle rencontre Paul et devient sa maîtresse. Issus tous les deux de familles ouvrières désunies, titulaires du certificat d’étude, ils travaillent, l’une comme couturière, l’autre comme opticien, mais le tempérament difficile de Paul le fait renvoyer de nombreuses places. Le mariage, célébré en 1911, est bientôt ébranlé par les infidélités de Paul, qui réagit aux plaintes de sa femme par la violence physique. La Première Guerre mondiale bouleverse la vie de ce couple somme toute assez banal. Paul, qui avait été promu caporal lors de son service militaire est mobilisé. Blessé une première fois en août 1914, il est renvoyé au front en octobre, mais blessé à nouveau en novembre à l’index droit, il est soupçonné de s’être automutilé. En mai 1915, alors qu’il doit reprendre du service, il est porté manquant et condamné par contumace pour désertion. C’était le début d’une longue suite d’actes transgressifs, qui allaient curieusement orienter son destin.

3Pour échapper aux recherches, Paul, qui s’est réfugié à Paris auprès de Louise, choisit une solution radicale : il se travestit en femme. L’ironie de la situation est évidente, quand on sait qu’à travers les siècles, se travestir en homme fut, pour de nombreuses femmes, le moyen d’intégrer les rangs de l’armée. Pendant dix ans, il vit, sous le nom de Suzanne Landgard, en compagnie de Louise. De telles cohabitations restaient rares dans les classes populaires et pouvaient faire planer le soupçon de lesbianisme ; le couple déménage souvent. Néanmoins, la supercherie semble avoir fonctionné au-delà de toute espérance : Suzanne trouve à s’employer à domicile ; surtout elle prend goût à son nouvel état. Elle fréquente le Bois de Boulogne, découvre sa force de séduction et multiplie bientôt les aventures tarifées, avec des hommes et des femmes. À partir de 1922, Paul achève sa transformation : il se débarrasse des poils récalcitrants grâce à l’épilation par électrolyse. Bien habillée, coiffée et maquillée, Suzanne devient l’incarnation de la garçonne élégante et sportive : elle s’initie au saut en parachute et attire l’attention des médias. Dans son journal, elle tient le compte de ses innombrables conquêtes et expérimentations sexuelles (homosexualité féminine et masculine, multi-partenariat sexuel…). À partir de 1924, elle convainc Louise de l’accompagner dans ses sorties nocturnes, l’initie à l’échangisme, lui impose des amants, puis la présence d’une maîtresse à demeure. Pourtant Paul vit mal ses années de dissimulation. Il boit, songe au suicide. En 1925, enfin, est promulguée la loi d’amnistie. Suzanne n’a plus de raison d’être.


4En quelques jours, « Paul passait de la clandestinité à la notoriété ». La révélation de son étrange parcours fait les gros titres. Il est submergé de lettres, certaines émanant de travestis soucieux de parachever leur transformation, mais aussi de femmes désireuses de conseils de beauté. La célébrité ne va pas sans inconvénient : le couple est menacé d’expulsion. Paul lui-même semble avoir du mal à réintégrer son identité masculine : il boit de plus en plus, n’hésite pas à s’exhiber pour faire la preuve de sa virilité, transporte partout comme un trophée un album de photos de Suzanne, et, bientôt, recommence à se travestir. En décembre 1924, alors que Louise accouche d’un garçon, il est au chômage. Les relations au sein du couple, déjà tendues, ne cessent de se dégrader. Paul est de plus en plus violent. Le dernier épisode du drame se joue dans la nuit du 21 juillet 1928. Alors que leur fils est malade, Paul rentre une nouvelle fois ivre mort. Louise le tue de plusieurs coups de pistolet alors que, selon ses dires, il la menace, elle et l’enfant. Le procès, qui se tient en 1929, se conclut par l’acquittement de Louise. Le passé trouble de la victime, déserteur, travesti, mauvais chef de famille joua clairement en faveur de l’accusée, présentée comme une mère courage. Son enfant était mort peu après le meurtre. Louise, qui s’était remariée, mourut en 1981.

5Rendant hommage aux tenants de la micro-histoire, les auteurs ont cherché à « transformer un fait divers tragique en objet d’étude historique », prenant soin de nourrir un vaste corpus archivistique de nombreuses références bibliographiques. Le résultat est passionnant. L’histoire de Paul et de Louise offre un éclairage inattendu sur la société des années 1920 et 1930, appréhendée sous l’angle des études de genre, même si d’autres lectures, politique et socio-économique, seraient également possibles.
Suzanne6Du point de vue de l’histoire des masculinités, en particulier, le cas de Paul Grappe ouvre de nombreuses perspectives. Cet homme qui, jusqu’à sa désertion, se conformait, semble-t-il, aux normes viriles de son temps, choisit d’assumer, ponctuellement, une identité féminine. Paul, cependant, ne devient pas une femme, il n’est pas davantage un transsexuel. S’il incorpore certains signes du féminin dans sa présentation de lui-même, il n’en continue pas moins de se comporter conformément à son habitus viril : initiative en matière sexuelle, agressivité, domination de sa partenaire… S’il se plie aux impératifs de beauté et d’élégance, il n’a cure, en revanche, des consignes de pudeur et de modestie alors imposées aux femmes. De fait, c’est bien parce qu’elle s’affiche, à maints égards, en rupture avec les normes de la féminité que Suzanne est perçue par les observateurs extérieurs comme une « garçonne » ou une « lesbienne », cette dernière étant alors présumée définie par une forme de virilité psychique et/ou physique. Dans ce couple hors normes, c’est pourtant Louise qui travaille et rapporte l’argent du ménage. Elle est « l’homme de la maison ». L’inversion de genre est donc double.
7La transformation de Paul en Suzanne n’est pas sans conséquences. Ce travestissement opportuniste se révèle performatif, puisqu’il introduit pour Paul, et tous ceux qui l’approchent, le « trouble dans le genre ». L’identité hétérosexuelle présumée de Paul et de ses différents partenaires est alors remise en cause. Transgenre, Suzanne bouleverse l’ordre des corps, des sexes et des sexualités. C’est ici, sans doute, que les limites de l’ouvrage apparaissent. Les auteurs, en donnant la priorité au récit, par souci, légitime, de rendre le livre accessible à un public plus large, n’ont pas toujours poussé à son terme l’analyse. À cela s’ajoute l’absence, avant le chapitre 6, qui évoque les « archives d’une affaire », de références précises aux sources. Le plus gênant est le manque d’extraits du fameux journal de Paul/Suzanne, qui nous prive de la parole du principal protagoniste, seule à même de nous faire comprendre comment lui-même appréhendait son étonnante transformation.
8Le parcours de Paul Grappe et de Louise Landy, pour être exceptionnel, n’en révèle pas moins, au tournant des années 1920, un espace des possibles, une certaine fluidité du genre et des sexualités, qui trouva à s’exprimer dans une capitale déstabilisée par la guerre, marquée par les recompositions sociales et familiales, et où il était possible de préserver son anonymat. La garçonne et l’assassin se lit d’une traite, comme l’un de ses romans « modernes » dont les écrivains des années folles aimaient régaler leurs lecteurs. Le dénouement, du reste, est conforme aux lois du genre : la mort de la garçonne rétablit, en apparence et pour un temps, l’ordre social.

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