La garçonne et l'assassin





Alors qu’ils faisaient des recherches pour un autre projet, les deux auteurs Danièle Voldman et Fabrice Virgili sont tombés sur des documents de police faisant référence à un meurtre de 1928, un meurtre ayant fait sensation à la hauteur de l’affaire Nozière. En passant au peigne fin les enquêtes et les rapports de police, ainsi que les témoignages d’audience et des coupures de presse, ils purent mettre bout à bout l’histoire tout à fait extraordinaire d’un couple parisien : Paul Grappe et Louise Landy. Leur romance commença de manière relativement innocente : ils se sont rencontrés à l’âge de dix-sept ans, sont tombés amoureux, puis se sont mariés en 1911. Peu après, cependant, suivirent les problèmes. Paul entra au service militaire mais y trouva la discipline détestable. Au même moment, il rendit sa femme folle de rage en cédant à une aventure extra-conjugale. Lorsque la guerre éclata, Paul se retrouva dans les tranchés du front occidental, mais pas pour longtemps. Il fut blessé à deux reprises : la première fois véritablement ; la deuxième fois indubitablement de sa propre main. Il échappa à une condamnation et pris six mois pour soigner à l’hôpital sa blessure… à l’index droit. Exaspéré, le capitaine de Paul lui ordonna de revenir sur le front en mai 1915, époque à laquelle notre héros disparut, en se réfugiant avec Louise et sa famille à Paris.
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Bien que Paul ait pu échapper à la forte mortalité des tranchées, sa situation sur le long terme était injustifiable. En 1915, tout homme jeune et valide dans la rue éveillait des soupçons. Pour résoudre ce problème, le couple transforma Paul en une femme du nom de Suzanne Landgard. « Rien dans sa vie antérieure ne laisse supposer que le travestissement eût pour lui quelque attrait, affirment Virgili et Voldman, il possédait même plutôt des attributs de caractère donnés habituellement au sexe masculin : volontaire, indocile, charmeur, galant et batailleur. La seule qualité virile qu’il refusait désormais était celle de guerrier » (p. 44). Néanmoins, les préférences sexuelles de Paul ne sont pas pertinentes ici puisqu’il devient une femme non dans le but de subvertir les rôles assignés mais pour sauver sa propre peau. Ce n’est que plus tard, lorsque Paul développe un goût pour « les aventures galantes et sexuelles » dans le bois de Boulogne, qu’il se rebelle contre les normes de son époque. Les auteurs élaborent adroitement cette transition de la situation de poilu à celle de garçonne à une époque plus générale de « troubles du genre » (p. 56). Avec ses cheveux courts et ses jupes raccourcies, Suzanne acquiert une réputation d’avide parachutiste, un loisir associé à l’époque au lesbianisme. À ce moment-là, il se livre à des aventures homosexuelles et il se pourrait qu’il soit tombé amoureux d’un homme noir. Ainsi, de toute part, son travesti finit par devenir « queer » (même s’il n’a pas commencé ainsi).
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Ironiquement, c’est la transition inverse de femme à homme qui semble le perturber davantage. Après avoir été amnistié en 1925, il est libre de redevenir lui-même. Bien qu’il se dépêche à mettre de nouveau un pantalon, sa reconversion est cependant précaire. Toute l’histoire est révélée à la presse et Paul acquiert une notoriété douteuse. Sous les feux de la rampe, il boit énormément et devient violent. « Ce retour à la masculinité, concluent les auteurs, ravivait les traumatismes de la guerre et de la clandestinité, comme les difficultés de son ambiguïté sexuelle » (p. 72). Un soir, dans un café, fâché par la remise en question de sa virilité, il se prête à l’exhibitionnisme. En proie à une certaine confusion sexuelle, seuls ses organes génitaux lui rappellent son sexe. Ses aventures nocturnes au bois de Boulogne se perpétuent alors que sa relation avec Louise se détériore. De plus en plus rapidement, le couple plonge dans la spirale de l’alcoolisme et de la violence jusqu’à ce qu’il touche, de manière tragique mais inévitable, le fond.

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Fabrice Virgili et Danièle Voldman nous livrent cette extraordinaire histoire avec brio et compassion. À partir des enquêtes policières et d’autres documents, ils ont trouvé une mine de détails. Les deux historiens ne se contentent pas de nous raconter l’histoire, ils s’attardent également sur la manière dont ils ont pu nous la raconter en discutant de leurs sources et de leurs méthodes. Rejetant tout cliché, ils refusent de concevoir Louise, battue et la mort dans l’âme, comme la simple victime de son ivrogne de mari. Au contraire, ils attirent l’attention sur le fait qu’elle est maîtresse de son propre destin en forçant son mari au mariage, en l’aidant à survivre lorsqu’il était déserteur et en décidant quand elle en eut assez. De même pour Paul, les auteurs font preuve de compassion : « on peut déduire une bisexualité révélée au fil des mois qui ne lui a pas été facile à vivre, une fluidité de la frontière du genre et d’amples troubles du comportement » (p. 115). L’analyse n’est jamais réductrice. Bien que les auteurs imputent les problèmes du couple à « un jeu ambivalent sur les rôles habituellement attribués aux hommes et aux femmes dans la France des années folles » (p. 119), ils n’omettent pas de souligner l’enfance traumatisante de Paul et ses tendances obsessionnelles. Ce qu’il en ressort est une narration historique du meilleur acabit. Les garçonnes sont peut-être perfides mais elles sont aussi irrésistibles.

 Fabrice Virgili, Danièle Voldman, La garçonne et l'assassin : Histoire de Louise et de Paul, déserteur travesti, dans le Paris des années folles, Paris, Payot, 

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